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Dans le ventre de la bête | Marguerite Roussarie | 2023


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 15/02/2023 | Lu 295 fois






Nébuleuse de la Tête de Cheval | Par Ken Crawford, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=31584618
Nébuleuse de la Tête de Cheval | Par Ken Crawford, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=31584618
« Heyy hooo ! » chanta un homme avant d’éclater d’un rire dément.

Sa voix résonna dans la salle des machines et se répercuta sur les murs de titane du vaisseau en de multiples échos. Ses compagnons de galère, la tronche noire de régolithe, soupirèrent en chœur. Ils étaient couverts de poussières jusqu’aux poils les plus intimes. Seuls la couleur de leurs yeux et le macaron terni d’identification sur leur veste les différenciaient.

« Tu ne vas pas remettre ça, grogna l’un. T’es encore cramé, ma parole !

- Bah laisse-le, tu sais bien que c’est comme ça qu’il tient.

- Je m’en fous, il me gave. Le boulot est dur pour tout le monde.

- Enfin presque. »

Les techniciens se détournèrent vers l’un des leurs. Il avait tout juste vingt ans, et les éclairs rouges de ses cheveux parvenaient à percer le noir de la poussière d’astéroïde. Au milieu des mécanos, à forte carrure ou à minima bien bâtis, il faisait tache. Il était si filiforme que des paris courraient sur sa capacité à se glisser entre deux tuyaux de la soute du vaisseau. Surtout, il souriait. Il manœuvrait les commandes instinctivement et se fichait bien de se prendre des fumées dans la gueule. Il souriait. Tout le temps. Avec sincérité.

Zek aimait son travail, et sa gaieté fit évanouir les tensions. C’était primordial ici, alors qu’ils étaient entassés dans un espace de vie réduit, protégés des dangers de l’espace par une coque métallique plus fine qu’un doigt. Depuis plusieurs mois déjà, leur vaisseau-cargo bourlinguait dans la nébuleuse de la Tête de Cheval afin de récolter de quoi faire tourner les moteurs de vaisseaux spatiaux. Il ne fallait surtout pas penser à la fragilité de leur navire face à l’immensité autour d’eux, sous peine de se sentir microscopique au point de disparaître. Leur minuscule bateau voguait au milieu d’un espace interstellaire si vaste que tous les océans d’une planète représentaient moins qu’une molécule H2O face à lui. Et ce n’était rien face à l’étendue inimaginable du vide spatial, de l’Espace avec un grand E, de l’univers tout entier. Être ici, relevait à la fois du miracle, de l’audace, et de la pure folie. C’était contraire à l’instinct de survie le plus élémentaire. S’en rendre compte pouvait pousser le meilleur des techniciens à la démence.

Zek s’en fichait. Seul l’espace-temps présent l’importait. Il se sentait bien plus à l’aise ici que sur l’horizon plat de sa planète natale. Son seul souhait était de vivre là, au milieu des cliquetis et chuintements des machines. Cela l’apaisait. Pour lui, le vaisseau était vivant. Il parlait à travers ses grincements. Il avait ses humeurs, ce qu’il supportait et ne supportait pas. Les claquements réguliers des mécanismes à soupapes étaient comme un battement de cœur. Ses vibrations étaient comme le ronronnement d’un animal.

Zek se demandait parfois si on ne lui avait pas menti sur le lieu de sa naissance. Ici, dans la salle des machines qui contrôlait le vaisseau, il avait le sentiment d’être dans un ventre maternel, chaud et réconfortant.

***
 
Le vaisseau se cabra et frémit, tirant Zek de ses pensées. Un chargement de minerais entrait en soutes. Le navire avait ses cales si pleines que les murs se tordaient sous la pression interne. Zek fronça les sourcils, mal à l’aise.

Il nous protège de la mort, en échange de quoi nous devons le chérir. Nous devons l’écouter.

Cette relation symbiotique était mise à l’épreuve par leur mission. Leur périple dans la nébuleuse touchait à sa fin : le vaisseau-cargo devait avaler une ultime bouchée de minerai avant qu’il ne puisse entamer le chemin du retour.

« Avant-dernier chargement les gars ! » déclara le quartier-maître.

Tout en surveillant de près les machines qui soufflaient sous l’effort, Zek se mit à parler à voix basse au vaisseau. Il se sentait malheureux pour lui, il avait mal pour lui. Qui aimerait avoir ses entrailles prêtes à rompre ? L’ultime livraison fit émettre au navire des protestations vives avec des grincements inquiétants. Le vaisseau clamait sa souffrance, mais les jauges étaient à peine dans l’orange.

« C’est bon, on passe au dernier ! »

Non, ce n’est pas bon, pensa Zek.

Il poussa le bouton de la communication avant même de s’en rendre compte.

« Capitaine, on doit s’arrêter là. Le vaisseau ne peut pas en manger plus.

- Qui parle ? s’écria l’officier de passerelle chargé de la communication.

- Ici Zek de la machinerie.

- Seul le quartier-maître est autorisé à utiliser cette ligne.

- J’insiste, appuya Zek, la voix posée. Le vaisseau n’en supportera pas plus. »

Il y eut un mouvement d’humeur dans la salle des machines.

Le quartier-maître, la cinquantaine bien tassée, rejoignit Zek. Il avait vite cerné le gamin. Il posa une main sur son épaule et lui dit :

« Bon, qu’est-ce que tu nous fais là ? La jauge n’est pas dans le rouge. On est chargé à bloc, mais ça va tenir. Pas de quoi faire paniquer la patronne. »

Zek l’observa. Il n’aimait pas vraiment les humains, il préférait les machines. Mais le quartier-maître, c’était différent. Il savait que c’était un homme qui respectait le vaisseau. Il pouvait comprendre, lui.

« Les voyants ne disent rien, admit Zek, mais je le sens. Vous l’entendez, non ? Si on demande au vaisseau d’ingérer une charge de plus… il va nous claquer entre les doigts. »

Le quartier-maître resta silencieux un moment. Il n’était pas assez idiot pour sous-estimer l’intuition du jeune homme. Zek abattait un travail formidable. Il s’était souvent montré plus efficace que d’autres matelots plus expérimentés. S’il avait raison, si le vaisseau se déchirait, il y avait un risque qu’ils meurent tous. Mais les enjeux étaient très importants et cela serait difficile à expliquer à sa hiérarchie. S’il avait tort et qu’il leur manque du minerai, ils seraient tous virés et certainement poursuivis en justice pour ne pas s’être acquittés de leurs obligations.

« Dernier chargement en cours de livraison. On pose le colis. Trente secondes » annonça impitoyablement le technicien s’occupant de la communication.

Les derniers minerais commençaient leurs transferts de poids à l’intérieur. La structure du vaisseau vibra dans un râle poignant. Les voyants de l’ingénierie refusaient désespérément de sonner l’alarme. La poitrine de Zek se serra. Il étouffait.

« Quinze secondes. »

Le quartier-maître ne lâcha pas le jeune homme du regard, et lança par l’intercom :

« Capitaine, refusez le dernier chargement.

- Les machines sont dans le rouge ? questionna une voix autoritaire et féminine.

- Non.

- Pardon ?

- On peut faire confiance à l’instinct de mon homme.

- Six secondes avant transfert final. »

Plus personne à l’ingénierie n’osait respirer. Le décompte fatidique s’égrenait.

« Deux secondes.

- Contre-ordre ! ordonna subitement la capitaine. Abandonnez la livraison. Zek c’est ça ?

- Oui, Monsieur.

- Je fais confiance à mon équipage, et à mon navire. (Elle marqua une pause). Moi aussi, je l’entends hurler. »

Une heure plus tard, ils découvrirent une défaillance qui n’aurait pas été décelée à temps par les machines. La dernière livraison aurait causé une rupture critique de la coque et la destruction du vaisseau.

L’instinct de l’humain, à l’écoute de son environnement, restait le meilleur système de survie, même dans l’espace.

Source

Texte @ Marguerite Roussarie, tous droits réservés.

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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 15/02/2023 08:59 | Alerter
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KoyoliteTseila
Merci beaucoup pour ce texte ! C'est un exercice difficile que d'arriver à raconter une histoire en si peu de lignes, à transmettre une ambiance (ici celle régnant dans la salle des machines) et à rendre un personnage sympathique (Zek), tout en baignant le lecteur/la lectrice dans un contexte (ici l'immensité de l'espace). C'est réussi, bravo ! Et j'ai particulièrement bien apprécié la moralité de cette histoire.

2.Posté par Southeast JONES le 17/02/2023 20:12 | Alerter
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southeast
Sympathique, n'eut été l'environnement mécanique, ç'aurait pu être une fable écologique. Être à l'écoute de ce qui nous entoure, la nature, les gens, notre Terre, ou ici un vaisseau spatial, peut-être est-ce la seule façon de survivre, prenons l'exemple des animaux qui font confiance à leur instinct. Je crois que c'est un peu la morale de cette historiette : notre première impression est souvent la bonne.

3.Posté par Jean Christophe GAPDY le 18/02/2023 06:33 | Alerter
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JCGapdy
Une fable qui me parle de par le fait que mon père fut officier mécanicien sur des navires de la Marchande. Or, lui aussi, disait qu’on pouvait entendre, non le bâtiment, mais les moteurs parler, qu’il suffisait d’écouter pour savoir ce qui allait ou, au contraire, n’allait pas. L’espace n’est donc ici qu’un simple cadre et tout aurait pu aussi bien se passer sur mer, ce qui est le propre et l’avantage des fables intemporelles comme celle-ci, bravo. Avec cela, une note particulière sur la « différence » avec Zek, sur celui qui ne ressemble ni de forme ni de caractère à tous ceux au milieu desquels il est « noyé ».

4.Posté par JEAN-MICHEL ARCHAIMBAULT le 18/02/2023 08:14 | Alerter
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JMARCHAIMBAULT
C'est en apparence simple, rapide et efficace, mais les arrière-plans et les non dits sont présents et laissent au lecteur la liberté d'imaginer. Le décor, le contexte, les personnages, chacun les voit selon son propre cinéma intérieur.
Point très fort, la différence. Physique d'une part, mentale et (para)psychique d'autre part avec l'aptitude de Zek de sentir, de ressentir à travers des indicateurs que ses équipiers ne perçoivent pas.
J'ai noté un détail très particulier qui étoffe encore l'altérité de Zek : le fait qu'à part lui, seule LA capitaine "entend" elle aussi son navire. Dès que l'on remarque cela, le héros prend une dimension supplémentaire - la sensibilité féminine, pour résumer.
Ce texte court est donc, à mon avis, le signe d'un grand talent qui DOIT être encouragé.
"Go on, Marguerite !"
Et merci ! 🙏

5.Posté par Véronique GUIGNÉ le 18/02/2023 19:01 | Alerter
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Orev
j'ai bcp aimé le voyage dans lequel tu m'as envoyé. J'ai ressenti, la peur que tout s'arrête en un claquement de doigts, la crasse dans les porres de ma peau, le bruit, la noirceur, la fatigue, l'espace infini, ce sentiment de n'être qu'une infime poussière dans cet océan de planètes, et de vide...et puis ce personnage de Zek qui nous transporte dans son univers à lui, qui nous apaise, nous redonne confiance et plaisir à être à l'écoute de nos sens, comme à l'écoute de la vie, partout, même dans le métal du vaisseau comme on le fait avec d'autres humains, ...
Merci Marguerite continue à nous faire voyager dans tes univers, emmene nous dans d'autres voyages ✍️👍😍

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