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Sultana : une catastrophe maritime oubliée

Par | 12/01/2025 | Lu 449 fois


Une balafre que je garderai toujours, étouffée par d'autres événements...



Le SS Sultana en avril 1865 juste avant son explosion | Photo d'auteur inconnu, disponible sur la Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis sous le numéro d’identification cph.3a48909, domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4922812
Le SS Sultana en avril 1865 juste avant son explosion | Photo d'auteur inconnu, disponible sur la Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis sous le numéro d’identification cph.3a48909, domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4922812

Si je suis légèrement plus petit que le Nil ou l'Amazone, je n'ai rien à leur envier, je sais être très redoutable aussi.

Vous l'aurez compris, je suis un immense fleuve dont le débit varie fortement, allant de 8000 m3/s à 50'000 m3/s lorsque je suis calme, et pouvant atteindre jusqu'à 300'000 m3/s lors de mes sauts d'humeur.

Pour vous donner un indice de quel fleuve je suis, fermez les yeux, imaginez-vous dans une contrée de l'Amérique profonde au son d'un bon blues, parfois languissant, parfois rythmé mais toujours envoûtant, entraînant, cette musique prisée des Afro-américains... Pensez à Tom Sawyer et Huckleberry Finn, ces célèbres personnages de fiction créés par Mark Twain...

Oui c'est moi, le Mississippi !

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Avec mes 3780 km, je suis le deuxième plus long fleuve d'Amérique du Nord. On m'associe souvent avec mon affluent encore plus grand, le Missouri et avec mes 17 km de largeur par endroits, on me nomme le "Nil d'Amérique". Ma profondeur varie de 1 m à mes débuts et va jusque 60 m. C'est vous dire qu'il n'est parfois pas plus rassurant de naviguer sur un fleuve qu'en pleine mer...

Je participe bien évidemment - et depuis la nuit des temps - à la survie d'innombrables espèces animales ainsi qu'à cette multitude de successions de peuplades humaines, cette espèce qui passe son temps à conquérir, envahir des territoires ne lui appartenant pas, n'hésitant pas à en chasser les pauvres autochtones présents pourtant depuis des siècles. Ces différents peuples m'ont d'ailleurs changé de nom plusieurs fois au fil de leurs passages. Je suis bien nostalgique de ce temps où, depuis des centaines d'années, nous vivions en harmonie les Sioux, la nature et moi. Ils m'appelaient "Ne Tongo" qui veut dire "La grande rivière".

La situation a commencé à tourner au vinaigre avec l'arrivée des occidentaux européens, notamment avec ce Christophe Colomb en 1492 qui a ouvert la voie aux conquistadors espagnols par le sud de mon continent et, quarante ans plus tard, avec le Français Jacques Cartier qui, lui, s'est occupé de la partie du nord. On peut dire que mon encerclement a commencé au tout début du 16ème siècle.

Je ne vais pas vous raconter toute l'histoire de mon pays, je vais en venir à l'essentiel mais il fallait que je vous plante le décor.

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Au fil des siècles, j'ai malgré moi participé grandement à l'avènement et l'épanouissement de ces envahisseurs qui sont toujours là aujourd'hui. Je dirais plutôt qu'ils ont profité de moi pour étendre leur suprématie. Profité comment ? Comme ces braves Sioux le faisaient déjà, mais bien plus respectueusement : en m'utilisant, en naviguant et transportant tout le nécessaire à leur survie mais ici dans un dessein bien plus convoiteur. Pour arriver à leurs fins, les embarcations inventées par ces belligérants occidentaux étaient bien plus imposantes que les petits canoës de mes vaillantes et regrettées tribus indiennes.

Pour ce faire, ils sont parvenus à construire de curieux navires bien différents des traditionnels croiseurs en mer. En effet, il est bien difficile de se déplacer à la voile sur un fleuve tel que moi. Ils ont donc inventé des bateaux à roues appelées "roues à aubes". Certains en étaient équipés de part et d'autre de leur coque, d'autres étaient munis d'une roue unique et plus large placée à l'arrière, suspendue à la poupe.

Ce concept de propulsion n'est pas récent. Il paraît que l'on a retrouvé des traces de ce genre de navire datant du Bas-Empire romain au 4ème siècle, ainsi qu'en Chine au 5ème siècle. Ils étaient de propulsion animale (des boeufs en général) et humaine. C'est un Français, Denis Papin, qui a eu l'idée un jour de 1690, de remplacer cette propulsion par un système à vapeur alimenté au charbon ou au bois comme les locomotives. Il aura fallu attendre tout de même quarante ans pour voir les premiers pionniers de ce système de navigation maritime.

Durant cette époque justement concernée par mon récit - la seconde moitié du 19ème siècle - le plus grand navire du monde était le paquebot transatlantique SS Great Eastern qui était aussi équipé d'immenses roues à aubes. Ce vaisseau a même servi de navire câblier grâce à ses roues transformées en dérouleurs de câble télégraphique. Ce navire était tellement gigantesque qu'il avait été baptisé la ville flottante  par un certain Jules Verne. Mais je n'ai pas pris la parole pour vous raconter l'histoire des bateaux de ces maudits Britanniques, que diable !

Si le puissant fleuve Saint-Laurent au Canada a connu son moment catastrophique avec le navire Empress of Ireland, je pense avoir la maudite et désastreuse Palme d'or, puisque la catastrophe que j'ai connu a fait probablement plus de victimes que celle du grand Titanic  lui-même... Oui, probablement et vous allez voir pourquoi.

Cette tragédie, cette balafre que je garderai toujours, a cependant été étouffée par un autre évènement et fut donc très vite oubliée. Je vais vous en expliquer la raison...

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À l'époque, mon pays était en pleine guerre de Sécession. Elle a eu lieu de 1861 à 1865 au terme duquel les États du Sud ont perdu le conflit, ce qui mit fin également à l'esclavagisme. Mais l'unification des USA tels qu'on les connaît aujourd'hui ne s'est pas faite dans la sérénité en mangeant des petits gâteaux devant une tasse de thé.

Durant cette période de conflits, et comme ils l'ont toujours été dans chaque guerre qu'a connu notre monde, les bateaux - servant principalement aux échanges commerciaux et au transit des expatriés à la recherche du rêve américain - ont été réquisitionnés pour le transport des troupes.

Malheureux sujet de mon histoire, le SS Sultana a été l'un de ces navires.

Ce bateau à vapeur a été construit en 1863 à Cincinnati. Il mesurait 80 m de longueur pour 21 m de large et accueillait dans son ventre quatre chaudières permettant d'entraîner ses deux énormes roues à aubes. Sa capacité était de 380 personnes et 80 à 85 membres d'équipage. C'est bien cette dernière caractéristique qui fut à la source du problème.

En effet, dès la fin de la guerre de Sécession le 9 avril 1865, il y eu un important mouvement non plus de troupes mais de prisonniers relâchés dans les deux parties adverses dont cinq mille soldats de l'Union détenus par les Confédérés. Les bateaux à vapeur étaient réquisitionnés pour rapatrier chez eux tous ces anciens prisonniers. Le gouvernement de l'Union payait les embarquements aux capitaines de ces navires fluviaux 5 dollars par soldat et 10 dollars par officier, bien que certaines sources parlent de 2500 dollars pour mille hommes (ce qui équivaut à plus de 40'000 dollars aujourd'hui).

C'est là qu'est entré en jeu un certain colonel nommé Hatch, chargé de l'organisation de ces rapatriements. Bien conscient que James Mason - le capitaine du SS Sultana - connaissait des problèmes d'argent, celui-ci proposa de lui fournir mille hommes pour son navire contre un partage financier frauduleux. Mason accepta le pot de vin.

Quelques jours plus tard, le 23 avril 1865, suite à un problème de chaudière, le SS Sultana accosta péniblement à Vicksburg, le lieu de rendez-vous pour les fameux embarquements. Les travaux de réparation étaient en cours lorsque ce ne fut pas mille hommes que le navire vit arriver mais le double ! Chacun s'entassant dans les moindres recoins, au total 2137 personnes (anciens prisonniers, membres d'équipage, passagers payants) prirent place à bord du pauvre bateau qui repartit dès le lendemain.

Dans l'euphorie du retour, les ex-prisonniers trop heureux de retrouver leurs contrées se mirent à se déplacer sur le pont afin de saluer les habitants curieux de voir une telle charge sur un bateau à aubes. Ce dernier se mit plusieurs fois à tanguer, déstabilisant ainsi le réservoir à compartiments d'eau commun aux quatre chaudières qui connaissaient déjà des problèmes.

Soudain, le déséquilibre de l'eau, et donc de la vapeur, provoqua l'éclatement de trois d'entre elles et l'effondrement des cheminées.

Touché en son coeur, la coque du SS Sultana prit feu à proximité de la proue. Les flammes poussées par le vent se dirigèrent vers l'arrière du navire. L'une des roues à aubes se détacha. Toute la structure pivota, faisant un demi-tour complet. Le vent aidant donc les flammes en sens inverse, les passagers restés au bout de la proue, pensant être épargnés, furent envahis par l'incendie qui s'était alors globalisé sur tout l'ensemble des restes du bateau.

Si des centaines de rescapés purent regagner mes berges, le nombre de victimes semble rester encore assez flou aujourd'hui. Les premiers chiffres officiels parlaient de 1169 morts mais ceux-ci ont été revus à plusieurs reprises pour arriver à un chiffre entre 1600 et 1700 pertes humaines. Ce transit fluvial ayant été organisé dans des magouilles financières, on ne connaîtra certainement jamais ni le nombre exact de passagers, ni l'effroyable résultat de cette tragédie. Les sources d'informations et les versions de cette catastrophe diffèrent depuis cette époque.

Si le capitaine James Mason a péri ce jour-là, Hatch - resté à terre - serait apparemment passé entre les mailles du filet du gouvernement et aurait continué à baigner dans d'autres escroqueries financières...

La tragédie du SS Sultana est quelque peu passée inaperçue à l'époque car l'attention de la population était portée sur la fin de la guerre de Sécession quelques semaines plus tôt et sur l'assassinat du président de l'Union Abraham Lincoln le 14 avril 1865...

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Moi le Mississippi, j'espère que lorsque vous me verrez, à l'occasion d'un voyage, d'un film ou d'une simple photo, vous vous souviendrez - ne fusse que pour quelques instants - de ce navire et des innombrables victimes qu'il a emporté avec lui, tout cela, une fois de plus, à cause de la folie humaine...

Sources et liens utiles


Christobal Columbus
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 12/01/2025 08:22 | Alerter
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KoyoliteTseila
Je ne connaissais pas du tout cette tragique histoire survenue sur le Mississippi, merci de nous en avoir parlé !

2.Posté par Christobal COLUMBUS le 12/01/2025 08:58 | Alerter
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ChristoColumbus
Merci à toi pour cette parution Kap'Tain Koyolite !
Comme je dis depuis toujours " Petits voiliers ou grands navires, tous les bateaux ont une certaine âme " et chacun d'entre eux à droit à sa part de souvenirs, ne fusse que pour quelques instants de lecture. Malheureusement - et comme je le disais aussi dans Navire de légende - ils deviennent surtout tristement célèbres lorsqu'ils sont sujets de catastrophes.
Nos galionautes et autres visiteurs passagers constateront que j'ai à coeur de mettre en lumière autant des bateaux héroïques que certains plus malheureux. Bonne visite à tous à bord du Galion des Etoiles ! 🙂

3.Posté par Éric MARIE le 12/01/2025 11:14 | Alerter
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ATRAVERSLESPACE
Triste mésaventure que celle qui est évoquée ici par Christobal Columbus. L'histoire d'un fleuve, d'un bateau et de la cupidité de certains hommes. Capacité 380 places et plus de deux mille personnes embarquées. Que rajouter de plus. La photo est saisissante. Merci pour le partage.

4.Posté par Jean Christophe GAPDY le 13/01/2025 08:00 | Alerter
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JCGapdy
Voilà une tragédie dont j’avais très vaguement entendu parler, sans connaître le nom du navire concerné ; l’un des bateaux où officiait mon père en tant que chef mécanicien ayant servi de convoyeur de soldats pour l’Indochine et ayant été arraisonné par les Viêt Minh, j’ai connu quelques récits de navires civils utilisés pendant ou après les diverses guerres qui ont dévasté le monde. Je découvre donc celui-ci et cette version de l’histoire du Sultana. En faisant quelques recherches un peu poussées sur les sites US, il apparaît qu’elle a pris quelque « ampleur » de ci de là, avec des versions effectivement très diverses (j’ai lu des nombres de victimes dont des noyés très élevés). Elle a donné lieu ces dernières années à quelques publications américaines (livres) et historynet lui avait consacré 2 publications (2006 et 2019). Un très grand merci pour ce coup de projecteur et ces détails qui m'ont ouvert l'envie d'en savoir. Chouette présentation.

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