
Photo @ Dadion Gomez, libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/enfant-blague-amis-enfants-3498473/ | Montage @ Le Galion des Etoiles
Aux farceurs belges
À l’avenue Legrand, près du bois de la Cambre, à Bruxelles, les Vandelach s’étaient réunis dans la salle de séjour, en vue de célébrer le vernissage du bon à tout faire. Fini, dorénavant, le temps gaspillé aux corvées domestiques !
Les livreurs repartis, l’androïde déjà devenu autonome activa son module d’interaction devant le père, la mère, Guillaume (dit Guigui), leur fils de 11 ans et Dominique (dite Dodo), leur fille ado.
‑ Mes respects à toute la famille. Mécanique multitâches, pour vous servir, je m’appelle Sf.
‑ Sf, S’en Fout ? glissa le cadet, narquois.
Les parents sourirent, surtout le père.
‑ Non, Sf sont les initiales de Step forward. J’incarne ce qu’on n’arrête pas : le progrès.
Madame donna ses premières instructions :
‑ Bonjour Sf. Bienvenue chez nous. Peux-tu ranger tout ce qui se trouve dans le lave-vaisselle ?
Espiègle, la jeune aînée s’avança vers lui pour le toucher du bout des doigts, le cadet, plus impulsif, doubla sa sœur pour pousser l’automate qui bascula. Le garçon pouffa de rire à la chute du robot. Celui-ci se releva, tandis que la grande sermonnait son petit frère. La mère approuva la minute de morale. Le père soupira (ce n’était qu’un robot, où était le mal ?).
*
Le lendemain, un mercredi, jour sans école, Sf s’occupa des enfants. Dodo refusa d’être accompagnée jusqu’à son cours de mandarin. L’androïde la laissa partir, présumant qu’elle devait avoir une idée derrière la tête, du genre sortie en ville avec des copines, après sa leçon de chinois. Guigui resterait donc seul à la maison, ce matin-là. L’androïde se présenta dans la chambre du préado. Et quelle chambre ! La négligence y laissait fleurir un certain chaos…
‑ Bonjour, mon garçon. Me permettez-vous de ranger ?
‑ Surtout pas.
Nouveaux calculs.
‑ Que puis-je faire d’autre pour votre plaisir ?
‑ Es-tu comique ?
‑ Comique ? (Il soupesa la question.) Je peux raconter des blagues, des histoires drôles et faire le pitre, car on n’arrête pas le progrès. (Il marche sur place en mode Charlot.)
‑ C’est tout ?
‑ Oui, mon garçon.
‑ Alors, mon pauvre robot, tu as besoin d’aide ! décréta Guigui, dont la malice illuminait les yeux. Va dans la chambre de ma frangine. Compte lentement jusqu’à 100. Puis, tu devras me trouver.
‑ Et ça va faire progresser mon côté comique ?
*
Après avoir fini de compter, Sf fouilla d’abord méticuleusement la chambre ou plutôt la pagaille de son petit maître, soulevant les cartons de jouets, les paquets de biscuits, les seaux de popcorns et les monceaux d’habits. Personne. Même pas l’ombre de l’enfant. Déterminé, il se rendit alors dans le corridor. À peine poussa-t-il la porte entrouverte des toilettes qu’il reçut sur la tête un seau d’huile de vidange.
Guigui éclata de rire, se tapant les cuisses.
N’était-ce pas un bon signe que de voir ce gamin si jovial ? présuma l’androïde.
‑ Suis-je à présent vraiment comique ? s’informa le robot dont la carapace en polycarbonate luisait d’une couche liquide onctueuse.
*
Un quart d’heure plus tard, Guigui annonça qu’il avait pris rendez-vous chez le coiffeur, rue du Lombard. Et comme, même avec son portable, il se barbait facilement pendant le trajet, il proposa au robot de lui tenir compagnie.
Non loin du salon de coiffure, Guigui s’arrêta net devant une vitrine bariolée, un peu à l’image de sa chambre. Sf étudia la devanture. C’était un magasin de farces et attrapes, le Palais des cotillons. Insatisfait par ces données lacunaires, Sf se tourna vers l’enfant :
‑ Serait-ce un magasin de jouets ? supposa-t-il.
‑ Oui, mais des jouets spéciaux. Celui qui joue avec eux est le seul à savoir que ce sont des jouets.
‑ Tout ce qu’on fait maintenant ! Décidément, on n’arrête pas le progrès.
*
Le garçon ressortit enthousiaste du Palais des cotillons avec un gros sac bourré d’articles.
‑ Ainsi, vous aimez les farces ?
Tout exalté, l’enfant acquiesça d’une vive tape dans le dos du robot.
‑ Alors, poursuivit Sf, vous êtes un farceur ?
De plus en plus exalté, le petit sautillait sur place.
‑ Mais comment êtes-vous devenu un farceur ? s’enquit l’androïde.
Le gamin s’immobilisa, fixant les prunelles bleues de l’automate.
‑ Selon mon psy, j’ai besoin de stimulant. Je m’ennuie, seul. Mes parents sont rarement dispos. Ma sœur aime pas jouer avec moi, car je refuse de lui obéir. J’ai pas de potes, j’aurais trop la honte à les amener chez moi, vu le luxe de notre appart. Que me reste-t-il, sinon la tête de mes victimes ?
‑ Au fond, si vous êtes si surexcité, c’est parce que vous imaginez à l’avance les proies de vos farces, conclut le robot.
‑ Allez, le premier qui arrive chez le coiffeur ! défia Guigui.
‑ Minute, papillon !
‑ Papillon, ha, ha ! Tu deviens tordant, Sf.
‑ Qu’avez-vous acheté ?
‑ Surprise !
Et sans plus attendre, il détala.
*
De retour à la maison, le gosse se livra d’autant plus à une activité frénétique que sa chère Dodo n’était pas encore rentrée. Comme d’habitude, pensait-il, elle devait traîner en ville avec des copines à faire semblant de remplir leur garde-robe.
Il inaugura son premier mauvais tour dans la chambre de sa chère aînée, où il fixa sur l’oreiller une tarentule. Ensuite, dans la même pièce, il appliqua l’autocollant « vitre cassée » sur la fenêtre. Aux toilettes, il posa sur l’évier un savon salissant. Dans la cuisine, il glissa deux cafards dans la boîte à biscuit, puis, au pied du frigo, il étala du vomi, avant de garnir un coquetier d’un œuf qui chantait « cuicui » dès qu’on le touchait. Durant ces joyeux préparatifs, il ne cessait de ricaner, de se réjouir, anticipant chaque fois la tronche qu’allait tirer sa tyrannique grande sœur.
Assistant de loin à ces facéties, Sf essayait de raisonner sur de tels agissements. Comment comprendre ce qui animait ce garçon dont il avait la charge ? Il se documenta sur le rire, le comique, l’humour, sur tout ce qui poussait le cadet à embêter son aînée. Pour le rire, il tomba sur l’ouvrage de Bergson, dans lequel deux passages retinrent son attention. Le premier, « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. » Le second, « Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin. »
Puis, deux citations l’intriguèrent : « Chaque rire fait progresser l’humanité. » selon Philippe Geluck et « Philosopher, c'est apprendre à rire. » d’après Yves Cusset.
Il ressortait de ce survol succinct que faire rire s’avérait précieux pour ses maîtres et même pour l’élite des penseurs. Bref, le rire devrait être l’acte suprême, robotique !
*
Au retour de Dodo, Sf remarqua que Guigui ne compatissait guère avec sa sœur en panique dès la découverte de l’araignée sur son lit. On aurait même dit que son gag lui interdisait toute empathie ! Si la farce causait du tourment à autrui, tout en inhibant la pitié de son auteur, un robot pouvait-il tolérer une telle pratique ? Alors il se souvint d’une autre citation de Bergson : « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».
Le phénomène se confirma : Guigui se contorsionnait à chaque nouvel effroi de son aînée. Aucun signe de compassion, d’attendrissement. Cependant, l’adolescente sur ses gardes, semblait bientôt feindre la surprise, comme pour se moquer de son frère, en son for intérieur. Au fond, à chaque nouvelle plaisanterie, la victime était de moins en moins affectée, tandis que le farceur se montrait de plus en plus hilare.
Ainsi, à la longue, au plus grand étonnement du robot, tourner en ridicule son prochain pourrait même éteindre chez ce dernier les émotions négatives !
*
Au bout du compte, les réactions des enfants décidèrent l’androïde. Plus aucun doute, il était urgent qu’il devînt « marrant » pour de bon, qu’il optimisât son sens de l’humour, afin d’essaimer les rires dans la vie courante. Puisque l’on n’arrêtait pas le progrès, il fallait qu’il s’ajoute un module spirituel, source de pensée amusante, détachée qui zoome sur les aspects drôles ou insolites de la réalité. Bref, Sf venait de se trouver une nouvelle raison d’exister au service des humains : il serait un farceur, un vrai, le farceur du futur. Après une heure d’upgrading dans ses cartes-mères, les signes binaires évoluèrent très vite. En avant, le progrès ! Il passa à l’action. La révolution commença en douceur. Il entra dans la chambre du petit, enjamba les cartons de jouets, les paquets de biscuits, les seaux de popcorns et les monceaux d’habits, puis, par prudence automatique (serait-il sur écoute ?), chuchota longuement à l’oreille du garçon, lequel se mit à tressaillir, les yeux de plus en plus écarquillés. Euphorique, Guigui topa sur la main artificielle. Tous deux réussirent même à rallier l’aînée (enfin à peu près). Plus il y aurait de rieurs, plus grand serait le succès de l’opération.
*
D’abord, des canulars se succédèrent sur les portables des parents, comme « Vous êtes convoqués d’urgence au commissariat pour témoigner. Votre directeur est suspecté d’escroquerie. » Peu après, Sf mit au point un dispositif ingénieux qui rouvrait la porte sitôt après sa fermeture. Grâce à un trucage robotique, des tiroirs tombèrent spontanément de leur armoire. Le plus irrésistible fut que toutes les chaînes de la télévision diffusaient désormais leurs programmes en hongrois.
‑ Ce n’est pas fun du tout ! protesta madame.
‑ Ton fils a réussi à améliorer son niveau de nuisance ! déplora monsieur, entre ses dents.
Dans la chambre du couple, sitôt qu’on touchait le couvre-lit, le détecteur de fumée amorçait l’arrosage de la pièce. À la cuisine, le four congela le poulet à rôtir. Non, c’en était trop ! Guigui ne pouvait être l’auteur de ces tracasseries si sophistiquées.
Par solidarité avec ses parents, Dodo révéla le pot aux roses à son père. Une intuition mit la puce à l’oreille de madame Vandelach : c’était leur robot le coupable ! Elle en fit part à son mari, ignorant qu’il était déjà au parfum des clowneries de leur bon à tout faire. Monsieur Vandelach appela le service après-vente de la fabrique des domestiques, pour réclamer contre cette dérive vers les bouffonneries. Hélas, dès la seconde sonnerie, son élan fut découragé par les étapes successives des numéros complémentaires à taper, puis, au bout : « Tous nos collaborateurs sont sollicités, réessayez plus tard ».
En attendant, rien ne s’arrangeait. Les lumières du salon rougirent, les pantoufles couinèrent, l’interphone répétait, entre deux rires : « Comment cela va-t-il finir ? »
Sf présagea que, lors des prochaines farces, les parents Vandelach allaient renoncer à la frayeur et la colère, puis même à leur simulation. L’humour finirait par débarrasser les humains de leurs réactions négatives, feintes ou réelles.
‑ Oui, un grand pas pour l’intelligence artificielle ! annonça déjà Sf, triomphal juste avant un long sifflet féminin. La mère ? Il se retourna pour vérifier l’origine du signal, lorsque, irrésistiblement, il perçut que le tapis se creusait sous son poids. Un trou caché ? Une trappe coulissante ouverte ? Toujours est-il qu’il s’enfonça jusqu’à une cave, se heurtant la tête à la tuyauterie d’une chaudière. Au choc, l’un de ses globes oculaires faillit sauter.
‑ Ah, sapristi, en fin de compte, le rire, ce n’est pas drôle ! s’indigna Sf.
À l’avenue Legrand, près du bois de la Cambre, à Bruxelles, les Vandelach s’étaient réunis dans la salle de séjour, en vue de célébrer le vernissage du bon à tout faire. Fini, dorénavant, le temps gaspillé aux corvées domestiques !
Les livreurs repartis, l’androïde déjà devenu autonome activa son module d’interaction devant le père, la mère, Guillaume (dit Guigui), leur fils de 11 ans et Dominique (dite Dodo), leur fille ado.
‑ Mes respects à toute la famille. Mécanique multitâches, pour vous servir, je m’appelle Sf.
‑ Sf, S’en Fout ? glissa le cadet, narquois.
Les parents sourirent, surtout le père.
‑ Non, Sf sont les initiales de Step forward. J’incarne ce qu’on n’arrête pas : le progrès.
Madame donna ses premières instructions :
‑ Bonjour Sf. Bienvenue chez nous. Peux-tu ranger tout ce qui se trouve dans le lave-vaisselle ?
Espiègle, la jeune aînée s’avança vers lui pour le toucher du bout des doigts, le cadet, plus impulsif, doubla sa sœur pour pousser l’automate qui bascula. Le garçon pouffa de rire à la chute du robot. Celui-ci se releva, tandis que la grande sermonnait son petit frère. La mère approuva la minute de morale. Le père soupira (ce n’était qu’un robot, où était le mal ?).
*
Le lendemain, un mercredi, jour sans école, Sf s’occupa des enfants. Dodo refusa d’être accompagnée jusqu’à son cours de mandarin. L’androïde la laissa partir, présumant qu’elle devait avoir une idée derrière la tête, du genre sortie en ville avec des copines, après sa leçon de chinois. Guigui resterait donc seul à la maison, ce matin-là. L’androïde se présenta dans la chambre du préado. Et quelle chambre ! La négligence y laissait fleurir un certain chaos…
‑ Bonjour, mon garçon. Me permettez-vous de ranger ?
‑ Surtout pas.
Nouveaux calculs.
‑ Que puis-je faire d’autre pour votre plaisir ?
‑ Es-tu comique ?
‑ Comique ? (Il soupesa la question.) Je peux raconter des blagues, des histoires drôles et faire le pitre, car on n’arrête pas le progrès. (Il marche sur place en mode Charlot.)
‑ C’est tout ?
‑ Oui, mon garçon.
‑ Alors, mon pauvre robot, tu as besoin d’aide ! décréta Guigui, dont la malice illuminait les yeux. Va dans la chambre de ma frangine. Compte lentement jusqu’à 100. Puis, tu devras me trouver.
‑ Et ça va faire progresser mon côté comique ?
*
Après avoir fini de compter, Sf fouilla d’abord méticuleusement la chambre ou plutôt la pagaille de son petit maître, soulevant les cartons de jouets, les paquets de biscuits, les seaux de popcorns et les monceaux d’habits. Personne. Même pas l’ombre de l’enfant. Déterminé, il se rendit alors dans le corridor. À peine poussa-t-il la porte entrouverte des toilettes qu’il reçut sur la tête un seau d’huile de vidange.
Guigui éclata de rire, se tapant les cuisses.
N’était-ce pas un bon signe que de voir ce gamin si jovial ? présuma l’androïde.
‑ Suis-je à présent vraiment comique ? s’informa le robot dont la carapace en polycarbonate luisait d’une couche liquide onctueuse.
*
Un quart d’heure plus tard, Guigui annonça qu’il avait pris rendez-vous chez le coiffeur, rue du Lombard. Et comme, même avec son portable, il se barbait facilement pendant le trajet, il proposa au robot de lui tenir compagnie.
Non loin du salon de coiffure, Guigui s’arrêta net devant une vitrine bariolée, un peu à l’image de sa chambre. Sf étudia la devanture. C’était un magasin de farces et attrapes, le Palais des cotillons. Insatisfait par ces données lacunaires, Sf se tourna vers l’enfant :
‑ Serait-ce un magasin de jouets ? supposa-t-il.
‑ Oui, mais des jouets spéciaux. Celui qui joue avec eux est le seul à savoir que ce sont des jouets.
‑ Tout ce qu’on fait maintenant ! Décidément, on n’arrête pas le progrès.
*
Le garçon ressortit enthousiaste du Palais des cotillons avec un gros sac bourré d’articles.
‑ Ainsi, vous aimez les farces ?
Tout exalté, l’enfant acquiesça d’une vive tape dans le dos du robot.
‑ Alors, poursuivit Sf, vous êtes un farceur ?
De plus en plus exalté, le petit sautillait sur place.
‑ Mais comment êtes-vous devenu un farceur ? s’enquit l’androïde.
Le gamin s’immobilisa, fixant les prunelles bleues de l’automate.
‑ Selon mon psy, j’ai besoin de stimulant. Je m’ennuie, seul. Mes parents sont rarement dispos. Ma sœur aime pas jouer avec moi, car je refuse de lui obéir. J’ai pas de potes, j’aurais trop la honte à les amener chez moi, vu le luxe de notre appart. Que me reste-t-il, sinon la tête de mes victimes ?
‑ Au fond, si vous êtes si surexcité, c’est parce que vous imaginez à l’avance les proies de vos farces, conclut le robot.
‑ Allez, le premier qui arrive chez le coiffeur ! défia Guigui.
‑ Minute, papillon !
‑ Papillon, ha, ha ! Tu deviens tordant, Sf.
‑ Qu’avez-vous acheté ?
‑ Surprise !
Et sans plus attendre, il détala.
*
De retour à la maison, le gosse se livra d’autant plus à une activité frénétique que sa chère Dodo n’était pas encore rentrée. Comme d’habitude, pensait-il, elle devait traîner en ville avec des copines à faire semblant de remplir leur garde-robe.
Il inaugura son premier mauvais tour dans la chambre de sa chère aînée, où il fixa sur l’oreiller une tarentule. Ensuite, dans la même pièce, il appliqua l’autocollant « vitre cassée » sur la fenêtre. Aux toilettes, il posa sur l’évier un savon salissant. Dans la cuisine, il glissa deux cafards dans la boîte à biscuit, puis, au pied du frigo, il étala du vomi, avant de garnir un coquetier d’un œuf qui chantait « cuicui » dès qu’on le touchait. Durant ces joyeux préparatifs, il ne cessait de ricaner, de se réjouir, anticipant chaque fois la tronche qu’allait tirer sa tyrannique grande sœur.
Assistant de loin à ces facéties, Sf essayait de raisonner sur de tels agissements. Comment comprendre ce qui animait ce garçon dont il avait la charge ? Il se documenta sur le rire, le comique, l’humour, sur tout ce qui poussait le cadet à embêter son aînée. Pour le rire, il tomba sur l’ouvrage de Bergson, dans lequel deux passages retinrent son attention. Le premier, « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. » Le second, « Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin. »
Puis, deux citations l’intriguèrent : « Chaque rire fait progresser l’humanité. » selon Philippe Geluck et « Philosopher, c'est apprendre à rire. » d’après Yves Cusset.
Il ressortait de ce survol succinct que faire rire s’avérait précieux pour ses maîtres et même pour l’élite des penseurs. Bref, le rire devrait être l’acte suprême, robotique !
*
Au retour de Dodo, Sf remarqua que Guigui ne compatissait guère avec sa sœur en panique dès la découverte de l’araignée sur son lit. On aurait même dit que son gag lui interdisait toute empathie ! Si la farce causait du tourment à autrui, tout en inhibant la pitié de son auteur, un robot pouvait-il tolérer une telle pratique ? Alors il se souvint d’une autre citation de Bergson : « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».
Le phénomène se confirma : Guigui se contorsionnait à chaque nouvel effroi de son aînée. Aucun signe de compassion, d’attendrissement. Cependant, l’adolescente sur ses gardes, semblait bientôt feindre la surprise, comme pour se moquer de son frère, en son for intérieur. Au fond, à chaque nouvelle plaisanterie, la victime était de moins en moins affectée, tandis que le farceur se montrait de plus en plus hilare.
Ainsi, à la longue, au plus grand étonnement du robot, tourner en ridicule son prochain pourrait même éteindre chez ce dernier les émotions négatives !
*
Au bout du compte, les réactions des enfants décidèrent l’androïde. Plus aucun doute, il était urgent qu’il devînt « marrant » pour de bon, qu’il optimisât son sens de l’humour, afin d’essaimer les rires dans la vie courante. Puisque l’on n’arrêtait pas le progrès, il fallait qu’il s’ajoute un module spirituel, source de pensée amusante, détachée qui zoome sur les aspects drôles ou insolites de la réalité. Bref, Sf venait de se trouver une nouvelle raison d’exister au service des humains : il serait un farceur, un vrai, le farceur du futur. Après une heure d’upgrading dans ses cartes-mères, les signes binaires évoluèrent très vite. En avant, le progrès ! Il passa à l’action. La révolution commença en douceur. Il entra dans la chambre du petit, enjamba les cartons de jouets, les paquets de biscuits, les seaux de popcorns et les monceaux d’habits, puis, par prudence automatique (serait-il sur écoute ?), chuchota longuement à l’oreille du garçon, lequel se mit à tressaillir, les yeux de plus en plus écarquillés. Euphorique, Guigui topa sur la main artificielle. Tous deux réussirent même à rallier l’aînée (enfin à peu près). Plus il y aurait de rieurs, plus grand serait le succès de l’opération.
*
D’abord, des canulars se succédèrent sur les portables des parents, comme « Vous êtes convoqués d’urgence au commissariat pour témoigner. Votre directeur est suspecté d’escroquerie. » Peu après, Sf mit au point un dispositif ingénieux qui rouvrait la porte sitôt après sa fermeture. Grâce à un trucage robotique, des tiroirs tombèrent spontanément de leur armoire. Le plus irrésistible fut que toutes les chaînes de la télévision diffusaient désormais leurs programmes en hongrois.
‑ Ce n’est pas fun du tout ! protesta madame.
‑ Ton fils a réussi à améliorer son niveau de nuisance ! déplora monsieur, entre ses dents.
Dans la chambre du couple, sitôt qu’on touchait le couvre-lit, le détecteur de fumée amorçait l’arrosage de la pièce. À la cuisine, le four congela le poulet à rôtir. Non, c’en était trop ! Guigui ne pouvait être l’auteur de ces tracasseries si sophistiquées.
Par solidarité avec ses parents, Dodo révéla le pot aux roses à son père. Une intuition mit la puce à l’oreille de madame Vandelach : c’était leur robot le coupable ! Elle en fit part à son mari, ignorant qu’il était déjà au parfum des clowneries de leur bon à tout faire. Monsieur Vandelach appela le service après-vente de la fabrique des domestiques, pour réclamer contre cette dérive vers les bouffonneries. Hélas, dès la seconde sonnerie, son élan fut découragé par les étapes successives des numéros complémentaires à taper, puis, au bout : « Tous nos collaborateurs sont sollicités, réessayez plus tard ».
En attendant, rien ne s’arrangeait. Les lumières du salon rougirent, les pantoufles couinèrent, l’interphone répétait, entre deux rires : « Comment cela va-t-il finir ? »
Sf présagea que, lors des prochaines farces, les parents Vandelach allaient renoncer à la frayeur et la colère, puis même à leur simulation. L’humour finirait par débarrasser les humains de leurs réactions négatives, feintes ou réelles.
‑ Oui, un grand pas pour l’intelligence artificielle ! annonça déjà Sf, triomphal juste avant un long sifflet féminin. La mère ? Il se retourna pour vérifier l’origine du signal, lorsque, irrésistiblement, il perçut que le tapis se creusait sous son poids. Un trou caché ? Une trappe coulissante ouverte ? Toujours est-il qu’il s’enfonça jusqu’à une cave, se heurtant la tête à la tuyauterie d’une chaudière. Au choc, l’un de ses globes oculaires faillit sauter.
‑ Ah, sapristi, en fin de compte, le rire, ce n’est pas drôle ! s’indigna Sf.