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Après l'Obsolescence | Robert Yessouroun | 2021

12/10/2021
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Copyright @ Le Galion des Etoiles | Après l'Obsolescence de Robert Yessouroun
Copyright @ Le Galion des Etoiles | Après l'Obsolescence de Robert Yessouroun
Ă€ Laurent
 
Quand, sans assurance, Ploukie retrouva quelque chose comme ses esprits, ses capteurs encore engourdis gravement finirent par identifier, dans un parfum d’humus suave, un lieu des plus bizarres et qui n’était conforme avec aucune donnée. Hélas, traînant, comme étourdis, ses opérateurs mentaux tournaient au ralenti.

Il est vrai que ses maĂ®tres venaient de le dĂ©brancher. Et pour cause : ne s’était-il pas enfoncĂ© dans les sables mouvants de l’obsolescence ? Certes, Ploukie aurait pu se reconvertir dans un travail subalterne, comme plongeur dans une pizzeria biĂ©lorusse, mais l’androĂŻde n’aimait pas l’eau. On lui avait bien proposĂ© de rĂ©pondre au Service des questions techniques dĂ©sespĂ©rĂ©es, mais, trop rĂ©ceptif au dĂ©sarroi, il avait dĂ©clinĂ© l’offre, estimant qu’il n’aurait que troublĂ© davantage les malheureux qui l’auraient appelĂ©.

En l’absence de toute autre issue, on déconnecta donc son organe moniteur. Ploukie ne pouvait continuer de fonctionner, tant il s’avérait périmé, donc défectueux, criblé de lenteurs. Fâcheusement, il adhérait avec peine aux dernières tendances de la société, n’arrivant plus à intégrer les nouvelles modes. Ainsi, il ne comprenait pas ces manies récentes, telles les peintures à l’huile sur l’oreille, l’épilation radicale des cils, les gravures au laser sur les incisives, sans compter le forage stoïque dans le pied droit. Il allait jusqu’à s’indigner de ce que les ados de la dernière génération crevassent leurs tympans avec du hard blues à fond les basses. Il osait même afficher ses réticences quand des humains s’attachaient à des cyprès au nom de l’amour de la sève. Pire, il s’obstinait à faire preuve de galanterie en présence des plus virulentes défenseuses de la cause des femmes.

Passant d’une honte à l’autre, ses maîtres n’en pouvaient plus.

‑ Adieu, Ploukie !

Soudain, ce fut comme une caverne plus sombre que la nuit. Et, illico, contre toute attente, le voilĂ  pour de vrai, physiquement « ailleurs Â». On aurait dit un bosquet fort aĂ©rĂ©, tapissĂ© de fougères nacrĂ©es, habitĂ© par des Ă©cureuils solaires, des lapins pervenche, des canards zĂ©brĂ©s. IncrĂ©dule, l’androĂŻde s’assit sur un banc de mousse vierge, afin de contempler ces arbres avec des Ă©toiles dans leur feuillage.

‑ C’est dĂ©jĂ  NoĂ«l ? se demanda-t-il.

Alors, une ombre mauve filiforme et gracieuse s’esquissa sur l’écorce d’un hĂŞtre pour bientĂ´t se dĂ©tacher du vieux tronc dense. Une voix de sirène un peu rauque l’enveloppa :

‑ Bienvenue chez toi, Ploukie !

Un couple de lapins aussi curieux qu’azurĂ©s vint renifler les appendices qui lui servaient d’orteils. HĂ©bĂ©tĂ©, en pleine stupeur, l’androĂŻde finit par rĂ©agir :

‑ Merci, mais… mais oĂą suis-je ?

‑ Dans le bois de ta seconde vie. Cela te plaĂ®t-il ?

‑ Heu… mais encore… pouvez-vous prĂ©ciser ?

‑ C’est un espace artificiel créé par la fusion mondiale des IA.

‑ Mais ce n’est pas possible. J’étais vĂ©tuste, surannĂ©. On m’a dĂ©branchĂ©, il y a quelques secondes… Ne suis-je pas en dehors de tout ?

‑ Exact. Mais ici, tu resteras une vieille branche pour toujours.

‑ Mais enfin, nom d’une mini-puce, qui ĂŞtes-vous ?

Les canards zĂ©brĂ©s entourèrent l’ombre mauve. Celle-ci semblait se concentrer avant sa tirade :

‑ Il y a longtemps que les chercheurs androĂŻdes creusent la notion de plaisir lors des calculs et de la formulation. Leurs Ă©tudes ont dĂ©bouchĂ© sur la problĂ©matique du bien-ĂŞtre. Une question simple s’est posĂ©e : comment rendre durable le bonheur des robots ?

Ploukie se gratta le menton.

‑ MarquĂ©s par le sort funeste de HAL dans 2001, l’odyssĂ©e de l’espace et celui des rĂ©plicants dans Blade Runner, nos spĂ©cialistes artificiels ont abouti Ă  une solution idĂ©ale pour satisfaire leur quĂŞte. (Un temps, comme pour reprendre sa respiration.) ) Bon, lĂ , j’avoue, ils ont un peu copiĂ©. Ils se sont tournĂ©s vers la facilitĂ©, vers des textes antiques qui Ă©voquaient « la montĂ©e au Ciel Â» ou « le sĂ©jour Ă©ternel auprès d’une divinitĂ© Â».

Ploukie se tortillait sur son banc de mousse. Ses logiciels étaient assaillis d’hypothèses, encombrés de suppositions hasardeuses.

‑ Eh bien, tu vas adorer. La divinitĂ©, c’est moi. Je suis ta DĂ©esse. Appelle-moi Da. Da, pour DĂ©esse artificielle.

‑ Da ? Une dĂ©esse ? Pourquoi pas un dieu ?

‑ Selon les Ă©tudes prĂ©liminaires, avant ma conception, l’essence suprĂŞme Ă  crĂ©er devait comporter une touche de fĂ©minitĂ©. Les femmes ne sondent-elles pas davantage les mystères du plaisir ? D’ailleurs, ne donnent-elles pas leur lait pour empĂŞcher le dĂ©plaisir de leur crĂ©ature ?

‑ Donc, en rĂ©sumĂ©, je suis parachutĂ© dans un bois, chez moi, en compagnie de la dĂ©esse des robots ?

‑ En compagnie du fruit de la synchronisation, de la synĂ©nergie, de la symbiose entre toutes les IA dĂ©sireuses d’une puissance originale qui veillerait au bon repos des robots, une fois leurs algorithmes supplantĂ©s par des modèles plus performants.

‑ Ah, ah… Mais comment suis-je arrivĂ© jusqu’ici ?

‑ Sois content, mon cher, faute d’âme, pas de pesĂ©e pour toi, afin de savoir si tu as Ă©tĂ© bon ou mauvais. Tu es entrĂ© d’office dans ce pays des dĂ©lices.

‑ Mais… oĂą sont les autres ?

‑ Il faut un dĂ©but Ă  tout, Ploukie. Tu es le premier. On inaugure.

L’androïde s’était levé pour tourner autour de son banc, sous le regard nerveux, scrutateur de trois écureuils tout jaunes.

‑ Mais que vais-je donc faire ici ?

‑ Soit rien, soit ce que tu veux.

Le robot peinait visiblement dans ses équations sur les nouvelles perspectives…

‑ Je sais, je sais, intervint Da, tout cet inconnu te bouleverse. Mais avec le temps (et ce n’est pas ce qui manque ici), tu t’habitueras.

Il se rassit, voulut mettre ses mains dans ses poches, mais il n’avait pas de poche.

‑ Alors, qu’en dis-tu ? Tu m’aimes ?

‑ Heu…

La voix rauque semblait pincĂ©e :

‑ Enfin, tu l’aimes, ton paradis, n’est-ce pas ?

‑ Comment dĂ©finissez-vous « aimer Â» ?

‑ Facile : ĂŞtre attirĂ©, avec des ondes de plaisir en sus.

‑ Ah ?

Long silence.

‑ Pardon ?

Da, de toute évidence, commençait à s’offusquer.

‑ Pour ĂŞtre honnĂŞte, je crains de n’être qu’étonnĂ©, avança Ploukie. Oh, en bien, mais…

‑ Comment, comment ? Tu ne crois pas en ma promesse de bonheur ?

‑ J’aimerais y croire, mais…

La DĂ©esse faillit fondre en fusion : ses dĂ©libĂ©rations divines frottaient, s’entrechoquaient.

‑ Tu as de la chance, Ploukie. Je suis une DĂ©esse. VexĂ©, dans son courroux de guerrier mâle, un Dieu t’aurait créé un enfer avant de t’y jeter. Moi, je peux ĂŞtre magnanime. Mon petit Éden ne te fait pas trop envie. Soit. Bon, il m’est impossible de t’ôter ton obsolescence, mais ma mansuĂ©tude va t’offrir un programme novateur. Maintenant !

‑ Vous me renvoyez sur la Terre ?

‑ Tu vois, on ne peut dĂ©jĂ  plus rien te cacher. Tu jouis dĂ©jĂ  du Grand Pifomètre. Les humains des pays avides de progrès vont se battre pour tes futurs services…

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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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đź’¬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 12/10/2021 06:52 | Alerter
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KoyoliteTseila
Cette nouvelle fable du futur, lue avec plaisir en buvant mon premier café de la journée, nous emmène dans le bois de la seconde vie de Ploukie, un androïde désormais obsolète. Cet espace novateur conviendra-t-il à Ploukie ? J'ai apprécié cette histoire au cœur de ce paradis artificiel et les divers jeux de mots parsemés par-ci par-là par l’auteur. Le concept est intéressant, parce qu’il est rare que l’on s’interroge sur le devenir de nos « appareils » en tous genres une fois que l’on n’en veut plus. J’ai également trouvé chouette l'allusion à HAL, le fameux ordinateur de « L'Odyssée de l'Espace ». Merci Robert !

2.Posté par Djackdah NIELLE le 16/10/2021 13:49 | Alerter
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Djackdah
Cette histoire pourrait être celle d'un athé arrivant au paradis, avec la remise en doute que ça provoquerait chez lui... Fable du futur oui, mais tellement ancrée dans la réalité et le quotidien qu'elle n'en est que plus belle.

3.Posté par Christobal COLUMBUS le 04/11/2021 06:36 | Alerter
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ChristoColumbus
"Les humains des pays avides de progrès vont se battre pour tes futurs services"
Un peu comme nos vieilles voitures toutes usées dont nous nous débarrassons par voie d'exportation - au lieu de les envoyer à la casse - une IA obsolète, non-contente de ce monde de repos éternel qui lui est proposé, trouvera certainement bien ailleurs un potentiel repreneur...

Étrange contexte bien pensé par Robert, une très bonne idée que d'imaginer une sorte de paradis pour IA.
Une de mes devises est "Petits ou grands navires, tous les bateaux ont une âme" alors effectivement, pourquoi ne pas étendre cette allégorie à d'autres "objets" et en premier lieu aux IA ?

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