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Fables du Futur

        




Écrire... | Robert Yessouroun | 2023

Par | 10/12/2023 | Lu 1147 fois




Bonjour les Galionautes,

L'idée pour l'écriture de cette fable du futur m'est venue au salon d'Alterfiction, au château d'Yverdon. Partout, des gens qui écrivaient, parmi cette foule, quelques rares lecteurs, plutôt des lectrices plus attirées par les thrillers et les romances que par la SF. Je me suis dit que la création contemporaine fabriquait un désert et l'IA de type ChatGPT n'arrangerait pas les choses...

Bonne lecture !
Illustration @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit
Illustration @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit

Écrire...

À Christophe Künzi et à Tu Wüst
 
 
La nuit de décembre enveloppait les rues basses. Sur le chemin du retour à la maison, j’avais le sentiment d’être suivie. Pourtant, j’avais beau me retourner, derrière moi, seuls de banals passants marchaient paisiblement.

À ma sortie de l’école de décoration, j’avais été interpellée par un androïde municipal. Il m’avait tendu une pétition. « Pour interdire en ville la prolifération des stands d’écrivains ». Je l’avais envoyé paître. Depuis, à distance vu sa lenteur, il ne me quittait plus de ses capteurs.

Mais voilà que les vitrines d’un marchand d’art brillaient sous ses décorations de Noël. Je reconnus la célèbre galerie genevoise « La main de demain », au cœur de la vieille-ville. Un coup d’œil sur mes arrières. Le maudit robot pétitionnaire approchait. Je m’engouffrai à l’intérieur du magasin. Du beau monde se pressait vers le comptoir des petits fours et des flûtes de champagne. Bien que mon sac à dos sollicitât quelques regards sourcilleux, l’ambiance festive me soulagea. Si le vernissage inaugurant l’exposition remportait un succès patent, à mes yeux, il se révélait étrange à plusieurs titres. Combien de conviés dictaient leurs commentaires, tandis que d’autres pianotaient sur le clavier de leur tablette ! Par ailleurs, j’appris par un encadré mural que l’artiste à l’honneur ce soir-là ne pouvait être rencontré, puisque, physiquement, son œil, son pinceau se réduisaient à un bot de GPTvision.

J’étais entrée un peu précipitamment, sans carton d’invitation. La galerie était sur ma route, alors que je rentrais de mon cours sur l’histoire des meubles, fuyant un gêneur artificiel. À l’intérieur, les peintures en acrylique n’ont pas tardé à me frapper par leur imposant gigantisme. Difficile de placer de tels tableaux dans un appartement contemporain. Toutefois, j’avoue avoir été impressionnée. Dans des teintes pastel, subtiles, ces œuvres figuratives offraient toutes la même représentation : de profil, une superbe jeune fille couverte d’un léger peignoir, dans une brume délicate, au bord de l’eau, en contemplation de la mer. Avait-elle 20 ans ? Sur la plage, derrière elle, un double landau dernier cri (ce genre d’engin suit la mère automatiquement) accueillait des jumeaux potelés en pleine sieste.

Personnellement, je sentais que le peintre - enfin le bot bourré d’algorithmes – suggérait à l’observateur une féminité nouvelle, à peine éveillée, pourtant ayant déjà été gagnée par la maternité. Cette composition me rappelait, dans mes cours d’histoire de l’art, les photos de David Hamilton, le siècle dernier. Son regard privilégiait les adolescentes juste vêtues ou presque dénudées, dans une ambiance à la fois floue et lumineuse. Oui, tant poétique que chargées de symboles, les créations de ce vernissage me subjuguaient mais m’interrogeaient : était-ce là de l’art, de l’art humain, cette illustration mise en scène par une vision digitale gavée de data ?

Soudain, je sursautai.

‑ Alors, ma beauté, on médite ?

J’avais bien envie de réagir en mettant le paquet, mais, par prudence, je me retins de brusquer ce quadra bohème aux cheveux en bataille. Je me contentai d’énoncer une critique de l’œuvre exposée :

‑ Je trouve ces tableaux magnifiques. Dommage que leur auteur soit dépourvu d’âme.

Il vida son verre en me narguant :

‑ Et alors ? Vous croyez encore aux âmes, ma belle ?

Il posa la main sur mon bras. Je reculai, mais il poursuivit :

‑ Regardez-moi. J’écris mes romans avec ChatGPT. Impossible de me passer de cette collaboration. Ça booste mon imagination et ça corrige mes faiblesses. Mon dernier roman n’a jamais été aussi bien vendu ! 31 exemplaires en deux ans, malgré la raréfaction des lecteurs ! Diriez-vous que mes ouvrages sont le fruit d’une moitié d’âme ?

À travers la vitre qui donnait sur la rue, je vis passer l’androïde avec sa pétition. Pire, il entra. Bientôt dans la mire du patron de la galerie, il fut refoulé des lieux par deux gardes aussi baroques que baraqués. Dehors, le robot se mit à faire les cent pas sur le trottoir, comme s’il guettait ma sortie.

Je prétextais chercher les toilettes. Tandis que je me faufilais avec ferveur parmi la foule, une femme élégante me toisa :

‑ Quelle jeune énergie ! Ce sont vos propres livres dans votre sac à dos ? Quel genre de texte publiez-vous, mademoiselle ?

Je lui souris, embarrassée.

‑ Je n’écris pas. Suis encore étudiante.

‑ Vous savez, vous devez être ici la seule créature qui ne crée pas.

Après un bref salut, je m’enfonçai plus avant dans la multitude. J’avais à présent, pour de vrai, un besoin urgent.

Un amateur d’art pictural un peu pédant s’exclama, admiratif devant l’un des tableaux :

‑ C’est vraiment la condition humaine. Derrière cette jeune Vénus, la réalité de sa descendance ; devant elle, la splendeur des éléments, une invitation au rêve. Oui, l’artiste veut nous dire que, dans la vie, le concret ne suffit pas à l’esprit. Il faut du songe, de la poésie !

Un voisin éclata de rire :

‑ L’artiste ne veut rien dire du tout. Et ce n’est pas un artiste. C’est juste une calculatrice qui pond des peintures à la chaîne.

Je progressais vers le couloir menant aux toilettes. Je fus bloquée par deux messieurs qui devisaient sur leur existence.

‑ Grâce à mon robot domestique, j’ai tout mon temps. Je ne touche plus terre. Ça grouille dans ma tête.

‑ Tiens ! Moi, c’est pareil ! Je plane, j’écris en planant.

Une longue queue patientait devant la porte des WC. Certains y rédigeaient, d’autres parlaient tout seuls. J’étais donc arrivée au bout d’une file au verbe facile. Devant moi, l’unique personne silencieuse, les mains dans les poches, se retourna pour me lancer un clin d’œil, puis :

‑ Vous co-rédigez, vous aussi ?

‑ Pardon ?

‑ Vous rédigez comme les autres vos romans avec une assistance artificielle ?

‑ Oh, que non ! m’exclamai-je. Pourquoi cette question ?

‑ Comme vous le savez, le monde a bien changé. Peu lisent, beaucoup écrivent. Les artistes co-rédigent tous ici, pour être à la hauteur. Aussi, toutes les activités culturelles sont saturées de romanciers, de poètes, de nouvellistes, de dramaturges. Les auteurs envahissent le monde. Leur robot domestique leur préserve tant de temps libre ! Leurs logiciels d’écriture leur permettent d’être plus inspirés que jamais ! Les écrivains contribuent à ce grand bruit verbal qui, depuis peu, tourne autour de la Terre comme un anneau.

Mince ! Un peu plus ivre que tout à l’heure, le quadra bohème tout ébouriffé venait de me repérer à nouveau.

Je déguerpis sans réfléchir.

L’androïde municipal m’accosta sur le trottoir.

‑ Vous avez été malpolie avec moi. Je représente l’autorité. Vous êtes amendable.

‑ Suis désolée, dis-je en soupirant.

‑ Excellent. Ça va pour cette fois. Vous signez la pétition ?

Je signai, puis une fois à la maison, après m’être soulagée, je dus me rendre à l’évidence. La galerie avait déteint sur moi.

J’étais devenue l’une de ces personnes qui écrivait, puisque dans ma chambre je rédige la présente histoire.

Merci de me lire, ô rarissime lecteur ou lectrice…

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Robert Yessouroun
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 10/12/2023 08:30 | Alerter
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KoyoliteTseila
LA grande question d'actualité : les tableaux et livres générés par l'intelligence artificielle gavée de données sont-ils de l'art ? Pour certain(e)s, le résultat est dépourvu d'âme. Pour d'autres, l'IA est un précieux outil leur permettant de corriger leurs erreurs (pourtant si humaines et qui confèrent du charme à l'ensemble) et qui amplifie leur créativité (et surtout, leurs chiffres de ventes). Un texte qui met en relief le malaise présent lié à cette technologie - quasi parfaite - et qui soulève de nombreuses questions et réflexions quant à notre avenir culturel, quant à nos choix.

2.Posté par Jean-Marc DE VOS le 10/12/2023 10:22 | Alerter
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JMDV
Encore un bien beau texte de Robert, ma foi, qui résume à lui tout seul les désillusions et les inquiétudes des artistes créatifs.

3.Posté par Jean Christophe GAPDY le 10/12/2023 10:25 | Alerter
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JCGapdy
Plus que l'IA et des bots qui sont au centre de cette histoire, je note un point qui a déjà fait l'objet de grands débats et d'articles : la sur-représentation artistique, entre autres, celle littéraire. Un article sur ActuLitté avait déjà titré en 2018 « Surproduction littéraire : mais que font les éditeurs ? Toujours plus de livres et toujours moins de bons livres… ».
Une fable d'actualité et de réflexion qui brosse une réalité à laquelle nous ne pouvons qu'être sensibles, mais une fable d'où, effectivement, aucune morale ne peut ressortir tant nous sommes sur le fil du rasoir entre notre créativité et certaines régurgitations « iaesques »...
Un texte excellent comme d'habitude et qui confirme si besoin était que Robert Yessouroun n'a pas été retenu sans raison par la revue « Lampadaire » avec sa nouvelle « Le robot et la philo ».

4.Posté par Christophe KÜNZI le 11/12/2023 09:13 | Alerter
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kuenzic
C'est intéressant de voir cette industrie du livre en déliquescence. Autour de moi, j'entends souvent : "je ne lis pas", ou au mieux : "je ne lis pas de science-fiction". Quand je vais en librairie, je vois des nouveautés, mais quasiment pas de science-fiction locale, bien qu'elle soit de qualité. Si je vois le livre d'un collègue, contemporain, il tient un mois sur une gondole puis disparaît. Je vois toujours, les grands classiques, les mêmes, que je ne vais pas racheter.

Aujourd'hui, plus que jamais, tout le monde peut écrire un livre, l'imprimer et le vendre. Dans un monde où chacun veut exister au travers du regard de l'autre, que reste-t-il de celui qui aime simplement raconter des histoires ? C'est parfois déprimant. Et je me dis, surtout récemment, je devrais peut-être me retirer, je n'ai pas les dents si longues. Pourquoi vouloir partager. Pourquoi ne pas créer pour soi-même. En plus, on a des IA qui génèrent du contenu. Des écrivains qui vont l'utiliser et industrialiser leur production.

Il faut dire que c'est dur de trouver un éditeur qui nous fasse confiance en tant qu'auteur et même quand on a écrit, publié et gagné des prix. Alterfictions n'est pas forcément le bon exemple de la surproduction littéraire. C'est l'exemple d'une production invisible qui n'a pas vraiment trouvé sa place dans l'industrie du livre. Il s'agit d'un artisanat. Cet artisanat doit-il se battre pour exister, si le commerce n'en veut pas ? Je dirais que oui, quand même.

Mais l'écriture, c'est une communication avec autrui. En science-fiction, c'est des questions sur nous, notre présent, notre futur, qui sont comme des bouteilles à la mer. Alors tant qu'on a un message à transmettre, il faut le faire.

5.Posté par Siebella CHTH le 12/12/2023 16:43 | Alerter
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Sieb
Un -très bon- texte, révélateur de l'avenir redoutable qui se présente face à chaque artiste (humain).

Cette phrase choc résume parfaitement, et à elle seule, toute l'ambiguïté et la gravité du problème :

"‑ Je trouve ces tableaux magnifiques. Dommage que leur auteur soit dépourvu d’âme."

Que devenons-nous donc, que ce soit en tant que lecteurs, écrivains, poètes, paroliers, etc..? Si une Intelligence Artificielle parvient à faire aussi bien, voire mieux que nous.. si nous ne sommes plus capables de percevoir la différence entre créations humaines ou artificielles.. L'avenir qui se dégage me paraît à moi aussi assez inquiétant.

Mais, qu'y pouvons-nous ? Les nouvelles générations vont se jeter dessus, car pour elles, c'est une évolution contre laquelle il ne faudra pas lutter, mais qu'il faudra utiliser comme une assistance. Elles se croiront encore maîtresses du jeu, mais jusqu'à quand ?

Ce qu'elles oublient, c'est qu'un jour peut-être, leur "assistant" inversera les rôles..

Merci à l'auteur pour ce texte, que j'ai beaucoup apprécié.

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