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Soleil vert | Soylent green | 1973


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 06/05/2022 | Lu 1997 fois




Soleil vert | Soylent green | 1973

Affiche et synopsis

Soleil vert se déroule en l'an 2022. Le monde baigne alors dans une étrange lumière jaune, qui a détruit la faune et la flore. Très peu de terres sont encore cultivables et les habitants qui n'ont pas les moyens d'acheter des aliments naturels mangent un aliment de synthèse, le « Soleil vert », produit par la multinationale Soylent. Les émeutes sont fréquentes et sévèrement réprimées. Après le meurtre d'un des dirigeants de la société Soylent, qui produit le Soleil vert, un policier en charge de l'affaire va découvrir que ce dernier n'est, contrairement à la publicité de la Soylent Company, pas ce qu'il prétend être...

Présentation

Soleil vert est un film américain de Richard Fleischer, sorti en 1973, avec dans les rôles principaux Charlton Heston, Edward G. Robinson, Leigh Taylor-Young, Joseph Cotten, Chuck Connors, Lincoln Kilpatrick, Whit Bissell, Paula Kelly, Stephen Young, Mike Henry, Roy Jenson, Dick van Patten.
 
C'est l'adaptation du roman de Harry Harrison "Make room ! Make room !" (1966). Ce qui signifie "faites de la place". Et effectivement, c'est un roman qui parle d'entassement humain, de promiscuité. Entre autres.
 
New York, en 2022. A l'échelle mondiale, surpopulation, pollution et dégradation de l'environnement sont devenus des problèmes majeurs, auquel personne ne trouve plus de solution. Les aliments, tels que nous les connaissons, sont rares et chers. Pour pallier cette situation, on a été amené à utiliser le plancton, en quantités massives. On le transforme en plaquettes carrées, que les gens avalent comme ça, un peu à la façon de compléments alimentaires, sans guère de saveur. Et même cette nourriture est chère, soumise à des fluctuations, ce qui entraîne parfois des soulèvements populaires. La cité est sale, envahie de mendiants, toute une plèbe clochardisée, précaire, qui s'entasse partout où elle le peut, dormant à même le sol. Misère, mais aussi violence, criminalité. Nous sommes en présence d'un monde agonisant, dont les structures sociales sont largement défaillantes.
 
L'action se centre sur deux personnages, qui vivent ensemble dans une espèce de gourbi encombré, insalubre, bas de plafond, obscur et plutôt pagaille : le détective Franck Thorn (Charlton Heston), la quarantaine ; et un auxiliaire documentaliste assez âgé, Solomon "Sol" Roth (Edward G. Robinson). Thorn se rend sur le terrain, procède aux enquêtes, prend les risques. Sol, lui, fouille les dossiers et fait le travail de fond, d'investigation dans les archives. Et, apparemment, s'occupe aussi des tâches domestiques. On les voit évoluer dans cet appartement. A l'ouverture du film, après le générique, ils discutent. Il y a entre eux une certaine affection. Toutefois, ils sont sous pression : quand Thorn demande où en sont les recherches, et que Sol lui avoue qu'il n'a guère avancé, le détective déclare : "Tu sais qu'il y a vingt millions de gars au chômage, rien qu'à Manhattan, qui ne demandent qu'à prendre ma place, et la tienne également".
 
Compétition sociale, sélection féroce, pénurie. Ce thème de l'insuffisance de nourriture, hygiène, sécurité, apparaît très vite : les deux hommes sont à table. Ils ont devant eux des biscottes sur lesquelles ils ont étalé de la margarine rance. Sol s'abstient d'y toucher. Il dit qu'il n'a "pas encore assez faim" : il se rationne. Et quand Thorn lui dit que "ça se laisse manger", Sol affiche clairement son dédain : "Cette cochonnerie sans odeur et sans goût ! T'as rien connu d'autre, bien sûr… Quand j'étais gosse, la nourriture, c'était de la bouffe. Là-dessus, nos magiciens de la science ont empoisonné l'eau, pollué le sol, détruit les plantes et la vie animale. Enfin, de mon temps, on trouvait de la viande n'importe où, on achetait des œufs, du vrai beurre ! On trouvait de la laitue fraîche à gogo"… Ce procédé qui consiste à faire décrire la situation par un des personnages est certes un peu artificiel. Mais ainsi, le décor est planté. Aucun doute, ça va mal. Un moment après, Sol pédale sur un vélo d'appartement, modifié pour produire de l'électricité, ceci après qu'on ait vu l'éclairage fluctuer, à deux reprises.
 
Lorsque Thorn sort de l'appartement, il doit se livrer à des acrobaties pour descendre l'escalier, recouvert de malheureux qui y dorment, entassés. L'ambiance est celle, aucun doute, d'un système social en train de s'effondrer. Misère, crasse, surpopulation, famine, insécurité : nous sommes, clairement, dans un cadre dystopique. On y reviendra.
 
La suite du film montre l'assassinat d'un certain sénateur Simonson (Joseph Cotten). Elle met en scène les investigations de Thorn, qui est censé retrouver qui a commis ce crime.
 
Une enquête qui va le mener bien plus loin qu'il ne l'imaginait…


Très clairement, ce film met tous les doigts qu'il peut là où ça fait le plus mal possible. Ce n'est certes pas un film distrayant, même s'il y a un récit, des personnages, du suspense, de l'action, etc. Il me semble que, de toute évidence, c'est un film qui fait réfléchir, et qui nous frappe comme un coup de poing - enfin, ce sont, du moins, ses intentions. On va voir qu'il y parvient plus ou moins, avec des scènes assez inégales. Mais, sans ambiguïté, il est là pour provoquer le malaise.
 
Il s'inscrit dans un mouvement des années 70, où Hollywood nous montre le monde d'après, quand le cadre rassurant que nous connaissons aura disparu, laissant place au chaos. Une vague de films inquiets, paranoïaques, catastrophistes. Hollywood finance et organise des films qui, paradoxalement, décrivent l'après Hollywood, le moment où cinéma, distractions, n'existeront plus. Où il ne sera question que de survivre. Une tendance pessimiste qui suit de près le naufrage patent de la guerre au Vietnam, alors que la contestation est grande et qu'une prise de conscience s'amorce, concernant la place de l'homme dans son environnement. De nombreux mouvements militent pour une préservation de la nature et un autre rapport au monde, tourné vers la vie et non pas la destruction.
 
Dans ce contexte assez inquiet, Hollywood, pour un temps, sort du cadre habituel, de sa mission essentielle, qui est de distraire, faire oublier les soucis du quotidien, les questions sans réponses posées par l'absurdité de la vie à cette époque, notamment dans les mégapoles. Lucidité, donc. Ce cinéma nous décrit un monde d'après ; un monde où, finalement, les valeurs d'Hollywood n'auraient plus cours.
 
Cependant, suivant les productions, en général il y a toujours plus ou moins des éléments dans le scénario où Hollywood déploie ses charmes et qui contribuent à séduire. Dans "Soylent green", rares sont ces aspects attractifs, même s'il y a de l'action, des personnages intéressants, un récit qui progresse. Ici, on est dans le grincement, la dissonance. Et le personnage de Thorn, à plus d'un titre, se démarque considérablement du héros, au sens classique du terme. C'est un film surprenant, car on pourrait l'interpréter comme étant assez marqué à gauche, vu la critique sociale et la déliquescence du pouvoir qu'il montre. Quand on sait à quel point les USA sont conservateurs…
 
Il y a certes des films se situant dans des mondes délabrés où on se demande ce qui va se passer, et où l'action est centrée sur un personnage plus ou moins charismatique. Et où la narration est là pour nous emporter, nous fasciner. Mais dans "Soylent green", c'est clairement sous un mode déprimant et anxiogène qu'on s'adresse au public. C'est de malaise dont il est question. Action, suspense, enquête, personnages, tout ça n'est là que pour nous faire réfléchir et provoquer en nous une inquiétude, la peur que ce monde finisse par advenir. On est dans un cadre de politique-fiction, et là, le mot "Dystopie" s'impose. C'est en ces termes qu'on parle de ce genre de films.
 
DYSTOPIE : c'est ainsi qu'on décrit un univers qui a mal tourné. Le contraire d'UTOPIE. Utopie qui, au départ, étymologiquement, veut dire "action qui se déroule dans un lieu qui n'existe pas". Souvent une fable sociale, assez optimiste, qui propose un autre mode de vie, une autre vision politique, une organisation sociale différente. Par extension, ce terme d'utopie se retrouve employé pour décrire des situations, des futurs qui n'existent pas, et là, on devrait dire "Uchronie". Mais bon, on a gardé "Utopie" dans le langage courant. Et donc, "Dystopie" signifie "Utopie qui ne fonctionne pas". En réalité, pour des films comme celui-ci, on aurait pu dire "Dyschronie", ça correspond bien mieux ; mais je suppose que ça aurait sonné bizarre.
 
Enfin, passons. Pour résumer, on va dire, simplement : ça va mal ! On aurait pu aussi parler de cauchemar d'anticipation, de politique-fiction pré-apocalyptique, c'est-à-dire ce moment où le système va très mal, mais ne s'est pas encore totalement effondré. Par exemple, le premier Mad Max est pré-apocalyptique, alors que le second est post-apocalyptique. Autant le premier examine comment la société agonise et il est intéressant. Autant le second montre la survie quand il n'y a plus de cadre, plus de règles, et on passe là quasiment à un pur film d'action, ce qui, personnellement, me motive nettement moins. J'aime analyser la façon dont les règles et les lois conditionnent les comportements. Sans contraintes, tout et son contraire peut se passer, l'intrigue se centre alors sur des éléments plus spectaculaires. Les contraintes sont souvent fertiles, elles obligent les scénaristes à se surpasser.
 
Le New York décrit dans "Soleil vert" n'a pas basculé dans le chaos le plus total, il y a encore un système social, même déficient. Aussi, intéressons-nous aux procédés qu'emploie Richard Fleischer pour nous montrer les défaillances et l'agonie de ce monde :
 
Tout d'abord, avant même d'être en contact avec Sol et Thorn, le réalisateur nous donne à comprendre que ce cadre global est malade. Il nous montre comment cet univers a tourné au cauchemar. Cela commence par la séquence d'introduction : Richard Fleischer procède à un état des lieux avec une belle économie de moyens. Point n'est besoin de discours explicatifs. Nous avons un diaporama, qui part des premières photographies, couleur sépia. Nostalgie des débuts de l'ère industrielle. Puis, l'explosion technologique et démographique, au départ montrée comme "progrès". Usines, voitures alignées sur des parkings, multiplication à l'infini des objets, taylorisation, production de masse… Et ça enchaîne sur des images plus pessimistes, conséquences directes des précédentes : pollution, personnes portant des masques, carcasses de véhicules, tas de déchets, etc.


Même la musique contribue à cette progression : une espèce de rythm'n'blues, au début calme, puis dédoublé quand on entre dans l'ère moderne, pour signifier l'accélération du progrès. Puis, de nouveau un rythme lent quand on entre dans la dystopie, la crise, la récession, le chaos, et les harmonies prennent une tonalité triste, mélancolique.
 
Le rythme des images suit les mêmes modalités, il s'accélère et ralentit lui aussi.
 
L'écran se fractionne, le montage est rapide, puis plus mesuré.
 
La qualité des images change également : sépia, puis noir et blanc, puis couleur.
 
Voici donc l'évolution du monde ramenée en quelques instants, sans un mot. L'éloquence élégante de l'œil caméra, qui voit tout et montre les choses dans leur percutante simplicité, sans fard, telles quelles.
 
C'est un monde déréglé, malsain. Les gens du peuple sont misérables, ils ont faim, se rationnent, mangent de la nourriture en plaquettes. Dorment par terre, dans les escaliers. On a vu aussi comment le logement de Thorn et Sol est crasseux, exigu, étouffant. Comment l'électricité y défaille, par moments. Poussons un peu plus loin, sur l'analyse sociale :
 
Ce qui frappe au passage, entre autres, c'est le sort des femmes. Dans ce monde, il n'est guère enviable : elles sont considérées… comme des meubles ! Des sortes de poupées sexuelles vivantes, si on veut. Pas mieux que des animaux apprivoisés, en quelque sorte. Décoratives, plaisantes, jolies, mais voilà, pas plus. Et passablement écervelées, ou du moins, contraintes de singer l'idiotie, une idiotie volontaire et résignée, fataliste, teintée d'amnésie : on a du mal à se souvenir du monde d'avant.

J'ignore si ça figurait tel quel dans le roman, que je n'ai plus lu depuis longtemps. Mais, quoi qu'il en soit, leur statut n'est guère reluisant. Soit elles traînent dans les rues, leurs bébés aux bras, affamées. On les voit aussi dans les émeutes pour la nourriture - mais je vais y revenir. Et les privilégiées, celles qui sont possédées par des gens aisés ? Eh bien, elles sont… des meubles ! Rien de plus !
 
La femme est, ici, vue lucidement : dans les années 70, beaucoup d'entre elles étaient des épouses au foyer, dévolues au sexe - et ce qui en résulte : les enfants, et leur éducation. Et aussi, les tâches ménagères. Maintenant, ça a commencé à évoluer, mais à cette époque, jusqu'au moment de contestation à la fin des années 60, c'était ça. Fleischer reprend ce principe typiquement machiste, mais le montre dans un système devenu CYNIQUE. C'est ce terme qui s'impose à moi, pour décrire ce monde et la façon dont on gère les humains, quasiment comme du bétail. Un parfait cynisme. Et, dans cette optique, la femme a été ravalée au rang de "mobilier", elle fait partie des meubles, pour les mâles aisés et puissants. Le terme est volontairement choquant, il est là pour nous interpeller, nous montrer à quel point ça va mal. Et les autres femmes ? Elles sont dans la rue, en train de mendier, de crever, de dormir par terre. Il y a donc un clivage social massif.
 
En quelque sorte, celui qui se paie un appartement achète en même temps la femme, comme il prendrait possession de la climatisation ou de la baignoire. Il y a du reste une scène intéressante, quand Simonson rentre chez lui et retrouve Shirl (Leigh Taylor-Young), sa… femme ? Son mobilier ? Enfin, celle qui partage sa vie, avec laquelle il a eu, un temps, des relations intimes (on apprendra plus loin que ça a cessé depuis des mois, car Simonson est en dépression, il pleure souvent). Shirl, donc, avec qui il baise mais qu'il traite comme une gamine (et il est vrai qu'elle doit avoir à peine la moitié de son âge). On la voit, dans cette scène, toute réjouie, infantile, en train de jouer à un jeu vidéo ; aliénée mais inconsciente de l'être, comme une pauvre créature vouée juste à la détente, qu'on autorise à se distraire un peu, à son tour. Qu'on traite gentiment, car Simonson est gentil, et il a de l'argent. Mais quelle vision de la femme, quelle vision du monde ! "J'ai détruit cinq maisons avec une seule fusée", dit-elle, ingénument. Et elle lui sourit, et il l'embrasse… On dirait père et fille, mais nous savons bien que telle n'est pas la nature de leurs relations. Il peut, bon prince, la traiter gentiment : elle lui appartient. N'importe comment, sa gentillesse, son humanité, il va payer tout ça de sa vie, dans un moment. Plus tard, après la mort du sénateur, Thorn examine Shirl, et il cherche des traces de coups : "Il ne vous frappait pas ? Vous avez de la chance". Cette phrase montre bien le statut précaire et l'exploitation dont les femmes sont victimes, dans ce monde là.
 
Un autre passage montre la fragilité sociale, la vulnérabilité des femmes dans cet univers, leur statut de quasi objets. Thorn débarque chez Shirl, qui reçoit des amies. Il veut, dit-il, lui poser des questions. En réalité, il lui ordonne de coucher avec lui, et elle obtempère, blasée. Mais, voilà que débarque Charles, une sorte de concierge (Leonard Stone), que Thorn a déjà interrogé. L'homme est furieux de cette réunion, il craint que ça lui cause des ennuis. Il est certes contrarié, mais sa réaction est nettement excessive : il crie, il frappe les femmes, se défoule sur elles à coups de poings. Thorn intervient, et là Charles change de ton, redevient obséquieux. Mais la petite fête est gâchée, les femmes pleurent, on voit qu'elles ne sont, dans tout ça, que des victimes potentielles. Et Shirl est là pour relativiser : "Au fond, il y a des gens pires que Charles"… Quand Thorn va pour partir, elle lui propose de rester : elle a peur quand elle est seule. Et là, l'inspecteur lui répond, après quand même se l'être tapée : "Je ne peux rien pour toi, Mobilier" ! Effarant, non ?
 
De même, quand elle lui dit que Simonson pleurait souvent. Nous, on comprend qu'il portait un lourd secret. Mais Thorn se contente de répondre, là encore avec détachement et cynisme : "ça arrive souvent aux gens quand ils vieillissent''.
 
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les relations humaines, dans cet environnement, sont fortement dégradées. Il n'y a qu'avec Sol que Thorn se montre compréhensif et chaleureux. Tous les autres l'indiffèrent, ou ne sont que des moyens pour parvenir à ses fins. On reviendra sur ce point.
 
Sur les femmes-meubles, je conclus : à la fin du film, Thorn appelle Shirl au téléphone. Elle lui dit que le nouveau locataire veut la garder : elle fait l'affaire, toujours ce cynisme. Mais elle lui dit qu'elle voudrait partir avec lui. Et là, Thorn, ayant compris les ressorts de ce système, lui jette : "contente-toi de survivre" !
 
Mais je reviens sur cette scène où elle cherche à le tenter, pour qu'il ne parte pas : remarquons toutefois qu'au bout du compte elle le fait craquer quand elle lui propose de prendre une douche. De l'eau chaude ? Cela fait si longtemps qu'il n'a plus eu ce plaisir… Tous les moyens sont bons à Fleischer pour insister sur ça, sur les difficultés innombrables pour survivre, et tout ce que ça implique, dans les moindres détails, au quotidien. Manger autre chose que des plaquettes. Se laver. Avoir de l'eau chaude. Des livres, des crayons, du savon... Et ainsi de suite. Tout ce qui, dans un pays riche, relève de l'ordre de l'évident, du quotidien, du banal.

A présent, centrons-nous à présent sur la mort de Simonson, puisque c'est elle qui motive l'enquête :
 
Curieuse scène, du reste : là, le film pêche au niveau de son scénario, c'est tout à fait bizarre et guère convaincant. C'est dommage, car le film est réussi par bien des aspects ; mais par moments, c'est très inégal. Jugez plutôt :
 
Déjà, au départ, quand Donovan, un haut responsable (Roy Jenson) donne à Gilbert, le tueur (Stephen Young) une sorte de pied de biche pour aller tuer Simonson (on dira plus loin que c'est un crochet de boucher ; admettons, peu importe).
 
Rien que là, je tique. D'abord, Gilbert vit dans une voiture, au milieu d'un cimetière de véhicules, un dépotoir, avec toute une faune de gens misérables comme lui. A-t-il vraiment besoin que Donovan lui apporte un outil comme ça, crochet de boucher ou pied de biche, alors que crics, démonte-pneus, clés à molettes et ferrailles en tous genres doivent foisonner dans tout le fourbi qui l'entoure ? Ensuite, que fait Donovan dans un tel lieu, lui un homme riche et important, au milieu de ces miséreux, alors que des témoins pourraient attester l'avoir vu ? Qu'on pourrait l'attaquer, puisqu’il s'y rend seul ? Alors qu'il aurait pu, soit convoquer Gilbert ailleurs, soit envoyer un homme de main ? Il est là, il débarque, propre, frais et dispo, au milieu de toute cette misère, ce qui est sans doute relativement risqué… Avec son attaché case à la main, il fait vraiment pièce rapportée, ça n'est guère sérieux - quelle curieuse idée de montrer les choses ainsi. La suspension d'incrédulité en prend un sacré coup.
 
En plus, Gilbert a l'air d'accueillir cet outil comme un véritable trésor, un cadeau, il est là qui sourit, tout content… Qui plus est, ça se passe donc dans la voiture, mais une femme est témoin de la scène, à l'arrière, avec un bébé dans les bras. On ne la fait pas descendre, on lui laisse écouter cette conversation ?
 
Et ça continue, sur un registre calamiteux : une fois qu'on lui a confié la mission de tuer Simonson, Gilbert arrive en pleine nuit dans le no man's land qui sépare les quartiers, une sorte de canal dans la ville, à sec. Là, il se sert de cet outil pour se creuser une marche dans le mur, pour l'escalader. Mais il fait un boucan de tous les diables ! Il y a pourtant des caméras, des alarmes, des vigiles, dans ce secteur de la ville. C'est tout à fait absurde et improbable.
 
Et ensuite, on atteint les sommets, lorsque Gilbert arrive chez Simonson. Logiquement, il devrait le prendre par surprise, le tuer et s'en aller, sans un mot, en traînant le moins possible. Eh bien voilà qu'il hésite, qu'il discute. Et là, l'attitude des deux hommes est pour le moins surprenante. Gilbert semble désolé de ce qu'il fait, et pose des questions que ne poserait pas un tueur, on va le voir dans le dialogue. Il semble guetter l'approbation de sa victime. En fait, à plusieurs de ses réactions, Gilbert est montré comme un simple d'esprit. Sa façon de se réjouir quand on lui donne l'outil, le fait qu'il l'utilise en faisant du boucan en pleine nuit, mais surtout ce dialogue calamiteux avec Simonson. Quand au sénateur, il ne cherche pas le moins du monde à se défendre ou sauver sa peau. Il discute, lui aussi, et considère que c'est normal, souhaitable. Enfin, les voilà presque qui philosophent, en un échange surréaliste, totalement décroché du réel ou d'un semblant de psychologie basique. Ou alors, vraiment ce monde a bouleversé tous les critères, toutes les règles. Jugez plutôt :
 
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Votre vie, Monsieur Simonson.
- J'en étais sûr…
- Ils m'ont dit de vous dire qu'ils étaient vraiment désolés, mais qu'ils ne pouvaient plus se fier à vous désormais.
- C'est juste.
- …. Qu'ils ne peuvent risquer une catastrophe, ils ont dit.
- C'est vrai.
Et le type s'avance, montre son pied de biche :
- Alors… ça, c'est bien ?
- Non, ce n'est pas bien. C'est nécessaire.
- Aux yeux de qui ?
- Aux yeux… de Dieu.
 
Enfin, vous imaginez le tueur en train d'expliquer à sa victime pourquoi il la tue ? Et puis, vous imaginez les dirigeants l'avoir expliqué à Gilbert, avant ? Lui dire qu'ils sont "désolés" ? Et quand il lui demande si le pied de biche, c'est bien ? Enfin, c'est tout à fait loufoque, non ? Il a vraiment besoin de son approbation ? Et l'autre qui répond que c'est "nécessaire" !
 
J'avoue que cette scène, là, nuit fortement au côté convaincant du film qui, jusque là, s'en tirait honorablement. Cette scène, ces dialogues, sont d'une incroyable naïveté, d'une maladresse… Je n'en reviens pas. Je veux bien croire qu'il faille mâcher le travail au public, mais là, Fleischer nous prend pour des crétins !
 
Pire encore : le sénateur se retrouve donc au sol. Mais quand Thorn arrive et qu'il voit la dépouille, pas une goutte de sang, pas la moindre trace. Alors qu'on l'a tué à coups de pied de biche ! C'est tout à fait surprenant. Et illogique.
 
La scène où Thorn découvre le cadavre est toutefois différente, bien plus habile, de la part de Fleischer : le policier en profite pour s'octroyer un verre d'alcool, grignoter de la nourriture à droite à gauche… Il se sert sans hésiter du lavabo et de l'eau courante pour s'asperger le visage, utiliser du vrai savon… Se balade avec une serviette éponge passée autour du cou, quasiment comme s'il était chez lui ! Mieux que chez lui, même. Quand il interroge Shirl, il le fait en se vautrant dans le canapé. On voit bien que le système est en déliquescence, que l'ordre établi commence à se relâcher. Mais c'est aussi une façon pour Fleischer de toujours insister sur cet aspect misérable de son anti-héros. Car Thorn est quand même un curieux policier :
 
En effet, Fleischer ne présente pas son personnage principal comme un redresseur de torts. Certes, il agit pour faire respecter la loi. Mais surtout, pour ne pas perdre son job. Et on voit à plusieurs reprises qu'il abuse de son statut privilégié. Il se sert, il vole, il impose à Shirl une relation intime, il se conduit avec désinvolture, avidité, mais pas que. Egalement, avec cynisme. Il use de son autorité pour menacer Charles, et le fait avec une grande ironie. Il semble atrophié de l'empathie. Le seul moment où il est touché, c'est lors du décès de Sol. On va y revenir, car il me semble que le fonctionnement émotionnel entre les deux personnages est central dans la construction de Fleischer.
 
Au cours de la scène chez Simonson, Thorn comprend que le garde du corps, Tab Fielding (Chuck Connors) est probablement complice, et qu'il a laissé faire, au lieu de protéger son patron. Thorn le dira plus loin à son supérieur, le lieutenant Hatcher (Brock Peters).

Il y a, tout le long de ce film, des rapports de dominance, un poids écrasant de la hiérarchie sociale, des jeux de pouvoir. Comme je l'ai dit, pour l'immense majorité, c'est la misère, la pénurie, le rationnement. On manque de tout, on se jette sur les quelques ressources possibles. Et Thorn est à peine mieux loti que les gens qui dorment dans son escalier. C'est pourquoi, lorsqu’il repart de chez Simonson, on constate qu'il a volé des objets, qu'il a cachés dans une taie d'oreiller - en soie, tant qu'à faire.
 
Thorn se sert, donc. Sans se gêner le moins du monde. Et, une fois rentré chez lui, il montre à Sol ses "prises de guerre". Du savon, du papier neuf, un gros livre, des crayons, mais, pire que tout : de la nourriture ! Sol est ravi quand son ami lui montre la bouteille d'alcool. Il en boit avec délices. Mais ensuite, quand Thorn exhibe une vraie tomate, de la viande de bœuf, alors Sol s'effondre, en larmes, douloureusement conscient de tout ce qu'il a perdu ; effondré de constater qu'il n'en avait plus qu'un souvenir vague, dénué de tout caractère concret. Il pleure, bouleversé et bouleversant. Robinson est magnifique, dans cette scène très puissante : "Comment en sommes-nous arrivés là" ?
 
Fleischer, après nous avoir abondamment montré un monde délabré et inhospitalier, réussit à nous émouvoir avec un morceau de viande - mais je devrais dire : un morceau de bravoure ! C'est très habile, bien vu, finement calculé. Un peu plus loin, lorsque Sol décide d'en finir et se rend au centre d'euthanasie, idem : on lui projette, pour ses derniers instants, des vues de la nature, dans toute sa splendeur paisible. Et là encore, Fleischer nous touche au plus profond, avec ces images simples mais qui contrastent tellement, tellement, avec tout ce qui a précédé dans le film… Je reviendrai sur cette scène, hautement significative et profondément touchante.
 
Désarroi, avidité, absence de scrupules, désagrégation sociale, nous sont encore montrés dans un autre passage, lorsque Thorn se rend chez Fielding, Il est accueilli par Martha Philipsson (Paula Kelly), son "mobilier". Tout se passe normalement, mais elle était en train de manger de la confiture, denrée devenue très rare. Quand il est arrivé, elle a vite caché le pot, mais elle a oublié la cuillère. Thorn la trouve, et là, il s'en empare. Martha ne s'en rend compte qu'une fois qu'il est parti. Il en est là. Et tout au long de sa visite, il n'a cessé de commenter : c'est beau, c'est grand, c'est propre. Pas comme chez lui. Le plus fort, c'est qu'il a mis cette cuillère directement dans la poche de sa chemise, et qu'ensuite il la propose à Sol.
 
Il y a aussi une scène de repas plantureux, quand Thorn et Sol partagent ce qu'il a volé chez Simonson. C'est, si je me souviens bien, la seule où on les voit rire, sourire, être heureux. Sol déclare qu'il n'avait pas mangé comme ça depuis longtemps. Thorn avoue qu'il n'a jamais connu ça avant. Il est né plus tard, quand les conditions s'étaient considérablement dégradées. Mais Sol conclut, lucide, se référant au passé : "Les hommes ont toujours été moches. Mais le monde, lui, était beau".
 
En fait, s'il y a des erreurs ou des maladresses par moments, on trouve aussi un niveau d'élaboration assez subtil, suivant les passages, et je trouve que les rapports entre Thorn et Sol ont été très finement calculés :
 
En effet, Thorn se montre certes assez insensible et cynique, brutal, abusant de son autorité et volant de la nourriture. Il est adapté à ce monde qui l'entoure, dur, cruel. Mais on constate qu'envers Sol, il se montre d'une grande gentillesse. A un moment, Hatcher, son chef, suggère de remplacer Sol, qui est trop vieux. Thorn refuse. Et quand il ramène des objets précieux, de la nourriture, c'est pour les offrir à son copain, son vieil ami. Et il est intéressant de constater que la seule scène où il rit, c'est en compagnie de Sol. Quand il garde la cuillère dans sa poche, c'est pour la lui offrir. Il aime son ami. Et il pleurera à chaudes larmes quand Sol mourra.
 
Quant à Sol lui-même, c'est sans doute le personnage le plus humain, émouvant, dans ce film. Shirl est touchante, par sa fragilité, mais elle n'a pas le recul. Sol, lui, est lucide et il exprime, en pleurant devant un morceau de viande, tout le désarroi, la solitude ontologique de l'humain. Une autre forme de fragilité, plus lucide, plus amère aussi, car il est âgé, il sait que la fin est proche pour lui. Et du coup, il est en mesure d'évoquer le monde d'avant, ce qui lui donne plus de poids, dans son désespoir. Et c'est grâce à lui qu'on se rend ensuite dans le fameux "foyer"...
 
Charlton Heston et Edward G. Robinson livrent là une remarquable performance, ils sont éblouissants dans ces rôles. J'en dirai encore un mot plus loin.
 
Venons-en au motif central du film, ce qu'on pourrait nommer le pot aux roses, la clé de l'histoire, ce qui explique tout ce que le récit a raconté jusqu'alors.
 
On voit, on comprend, au cours du récit, que ceux qui veulent renoncer à la vie peuvent se rendre à des centres de mise à mort. C'est un système qui a largement adopté le principe d'euthanasie. Toutefois, il ne s'agit pas que de cela. Vers la fin du film, dans un pessimisme radical, Thorn apprend que le fameux "soleil vert" est fabriqué à partir des cadavres, qu'on recycle. En d'autres termes, pour survivre, l'humanité en est réduite au cannibalisme !
 
Donc, comme je le disais, on nous décrit un monde à l'agonie, certes. Mais aussi, parfaitement CYNIQUE.
 
Entre nous : "Soleil" ne veut rien dire, dans l'histoire. Car le mot de départ, "Soylent", veut dire "Soja", puisqu’en théorie, les plaquettes étaient à la base fabriquées à partir de soja, puis de plancton. Pour la traduction française, on a donc opté pour le mot "Soleil", en mode mieux que rien ; ça n'a aucun sens, en réalité.

Mais revenons sur cette terrible idée du cannibalisme, centrale : des indices ont été semés par Fleischer, auparavant. Ainsi, par exemple, lorsque le corps de Simonson est enlevé. Shirl pose des questions à Fielding, qui élude. Mais ceci nous met tout de même sur la voie :
 
- Où est-ce qu'ils l'emmènent ?
- Qu'est-ce que ça peut te faire ?
- Dis-le moi, je t'en prie.
- On l'emmène hors de la ville, dans une usine, le Disposoir Central.
 
Ce fameux "Disposoir", Thorn finira par s'y rendre clandestinement, et sera témoin de la transformation, du traitement des corps, en différentes étapes. 
 
Mais avant, le cynisme, la cruauté de ce monde nous sont montrés par un autre aspect, tout aussi choquant : lors des émeutes pour la nourriture, des engins spécialement construits sont envoyés. Nommés "les dégageuses", ce sont des camions munis d’une pelle à l'avant, qui ramasse les manifestants et les jette dans la benne, à l'arrière. Et lors d'une scène d'apocalypse, Thorn, qu'on a affecté au service d'ordre, est témoin du massacre. Un plan nous montre entre autres un malheureux écrabouillé sous une de ces pelles. Il se trouve qu'il était payé pour tenter de tuer Thorn, avec une arme munie d'un silencieux. Cette mort a une double fonction : à la fois, montrer que Thorn est réellement menacé, et trouver un artifice scénaristique pour qu'il s'en sorte. Et puis, bien sûr, nous mettre sous les yeux l'atrocité de ce système et des procédés qu'il emploie. Par ailleurs, alors qu'il est théoriquement mandaté par ce système pour élucider un meurtre, dans la pratique, la vie de Thorn est menacée, ses supérieurs l'envoient dans des missions de maintien de l'ordre difficiles et dans le même temps, lâchent des tueurs à ses trousses. Comme je le disais, on est très loin d'un Hollywood charmeur et dispensateur d'aventures exaltantes, de distraction facile.
 
Venons-en à la scène où Sol, découragé, usé, dégoûté de ce monde, décide de se rendre au "foyer". Observons que ce terme est, là, employé à double sens : le foyer, le lieu dans lequel on se retrouve, tire son origine du fait que dans les chaumières, autrefois, la cheminée était l'élément central autour duquel la famille se réunissait. Mais dans le cas présent, c'est réellement pour être brûlé qu'on se rend au foyer. Le terme donc "foyer" est, là encore, employé sciemment, avec un parfait cynisme. C'est bien un monde sardonique, pragmatique, froid et efficace que Fleischer nous montre. Enfin, on a l'impression que Sol va être brûlé, incinéré. La suite nous montrera que non : juste recyclé.
 
Sol a fini par comprendre de quoi sont faites les fameuses plaquettes, après avoir rendu visite à un petit groupe des derniers intellectuels et documentalistes. Il leur a apporté le gros livre que Thorn a volé chez Simonson. Ils l'ont étudié, et ont fini par établir le lien entre la raréfaction du plancton, élément de base de fabrication des plaquettes, et son remplacement par les cadavres humains. On comprend rétrospectivement que Simonson, ayant appris la terrible vérité, a craqué. La compagnie a donc décidé de l'éliminer, redoutant qu'il parle. Ce qui est frappant dans cette scène, c'est que ces derniers intellectuels sont tous des personnes âgées, passablement résignées, fatalistes. Elles chargent Sol de "dénoncer". Mais il réagit tout autrement :
 
Ecœuré par ce qu'il a appris, convaincu qu'il a fait son temps, Sol décide d'en finir. Il se rend au fameux "foyer". Tout en sachant pertinemment, donc, qu'on va lui aussi, le recycler, il faut bien avoir conscience de cet aspect des choses, terrifiant, désabusé.

On l'accueille gentiment, on l'installe confortablement et il bénéficie, pour quelques instants, d'un spectacle grandiose : sur un écran géant sont diffusées des images de la nature perdue, de paysages qu'on ne voit plus depuis longtemps : rivières, montagnes, chevaux en liberté… Le tout sur fond de la Sixième symphonie de Beethoven, "Pastorale" qui, moi, me tape sur les nerfs : beaucoup trop bucolique, limite nunuche. Précieuse, ampoulée. Tout ce que je déteste ! Mais qui convient parfaitement aux images de ce passage, qui fait ton sur ton.
 
Et là encore, le choc est grand entre les images qui ont défilé jusque là, et tout à coup, ce retour de la nature, de choses harmonieuses. Enfin, pour quelques instants, on s'évade de ces rues recouvertes d'ordures, encombrées d'épaves humaines, de gens dormant dans des escaliers, ou massacrés par les dégageuses lors d'émeutes sanglantes. Fleischer s'est débrouillé pour nous immerger dans ces décors dystopiques de façon si étouffante que finalement, le spectacle nostalgique d'un peu de nature nous bouleverse. C'est un peu comme pour la scène où Sol pleure devant un morceau de viande. Nous ressentons alors la même émotion que lui, nous nous sommes en totale résonance empathique avec ses propres souffrances. Voilà qui est habile. Même le décor y contribue : le contraste est puissant entre l'espace désert où marche Sol pour rejoindre ce foyer, qui est plongé dans l'obscurité, jonché de détritus, et l'intérieur, lumineux, propre, immaculé, empli de musique, et dans lequel Sol est accueilli par des gens habillés en blanc, présentés presque comme des anges.
 
Thorn se précipite, il veut empêcher la mort de son ami, mais se retrouve à être témoin juste des derniers instants. Il assiste à la projection des images de la nature, il se sent impuissant, il pleure et cette scène est d'autant plus touchante qu'à cette époque, Heston était au courant, il savait que Robinson était atteint par le cancer et n'en avait plus pour longtemps. Cela donne à cette scène un caractère poignant, car ce fut le dernier film que tourna l'acteur.
 
Fleischer, qui ne nous épargne rien, nous inflige un puissant contraste entre cette scène emplie de nostalgie bucolique, et celle qui suit. Car Sol parle à Thorn, l'enjoint à trouver des preuves. Alors, Heston se rend dans les coulisses du foyer. Et là, il voit comment les corps sont chargés dans des camions qui, en tous points, ressemblent à… des bennes à ordures ! Là encore, un choix délibéré du réalisateur, pour nous montrer à quel point cette société est devenu froide, insensible, cynique.
 
Thorn parvient à monter clandestinement sur le toit d'une de ces bennes à ordures et ainsi se rend au fameux "Disposoir", là où les corps sont recyclés. Il visite l'usine et là, sans un mot d'explication, rien que par la force des images et du montage, Fleischer reconstitue la chronologie entre l'arrivé des corps, leur transformation, jusqu'aux tapis roulants transportant les plaquettes de Soylent green. Ainsi, la révélation finale nous est assenée dans un silence qui n'est ponctué que par le bruit des machines, des automatismes.

C'est un film puissant, ambitieux, dérangeant… mais assez inégal. Tout d'abord, il est très marqué années 70, esthétiquement. Je trouve qu'il a vieilli, on va dire. Et même jusque dans l'image, par endroits, enfin, c'est mon impression. Par exemple, les scènes d'extérieur et notamment pendant les émeutes, sont nimbées d'un voile verdâtre ; ça me rappelle une boulangerie, quand j'étais gamin : dans la vitrine, il y avait un paquet de biscottes qui avait tellement pris le soleil que les couleurs avaient viré, tous les tons chauds avaient disparu, le paquet était devenu bizarre, comme moisi, couleur olive. Enfin, j'ignore si c'est voulu, mais les scènes en extérieur sont comme ça, décolorées, on les dirait usées par les ultraviolets.
 
Il y a une certaine naïveté dans les scènes dont j'ai parlé, notamment la mort de Simonson. Et d'autres qui sont traitées avec beaucoup plus de finesse. La mort, le sang, sont montrés, certes. Mais ce sang est couleur vermillon, il n'est pas du tout ni naturel ni crédible. Pas mal de films de cette époque sont ainsi, je pense à "La planète des singes", "Rolleball", ou "New York ne répond plus" : on montre le sang, mais il est d'une couleur improbable. Les choses ont changé : maintenant, le sang fait vrai, mais il nous saute à la figure, les tripes avec, et tout est montré de façon tellement explicite qu'on n'est pas loin du gore : d'un excès dans l'autre, quoi.
 
Beaucoup d'éléments qui ne sont pas à la hauteur, donc, et c'est dommage, car cette histoire avait un fort potentiel et Richard Fleischer est un bon réalisateur. On le voit dans la scène où Thorn rencontre Hatcher (Brock Peters) : Heston est filmé en contre-plongée, les bras croisés. Il vient d'entrer dans le bureau de son chef, sans frapper, et il le toise, arrogant. On est en contre plongée, Hatcher est assis, presque écrasé.

Mais le dialogue et la suite montrent comment il semble reprendre l'avantage est c'est au tour de Heston d'être assis, dominé. Il est là, comme un grouillot, à essayer de bidouiller la montre de Hatcher, qui s'est arrêtée.
 
Mais quand la scène se termine, Heston se relève, jette sa montre à Hatcher, sans le moindre ménagement ni respect, en déclarant qu'elle est foutue. Et Hatcher en reste sans voix. Bref, en quelques instants, montage, langage non-verbal et cadrage ont montré la lutte, les rapports de force, leurs fluctuations en temps réel et ça, Fleischer le fait avec intelligence et finesse.
 
Les acteurs sont excellents. Ce qui me touche beaucoup, évidemment, c'est la prestation d'Edward G. Robinson, un acteur que j'adore et dont je reparlerai certainement. Un grand d'Hollywood, qui a excellé dans les Films Noirs de l'âge d'or, "Scarlet street", "Woman in the window", "Double indemnity" (que j'ai analysé ici), "Key largo", etc. C'est son dernier rôle : la maladie l'emportera peu de temps après.
 
Je ne garde pas de souvenir précis de la musique dans ce film. Je suis juste resté avec cette saleté de symphonie pastorale, qui représente à peu près tout ce que je déteste dans une certaine musique classique - alors que par ailleurs, j'adore Debussy, Ravel, Stravinsky, Mahler et autres.
 
L'image de Richard H Kline, comme je disais, est elle aussi inégale. Les décors intérieurs font très années 70, et on retrouve l'esthétique d'un "modernisme" d'alors, la façon dont dans ces années on imaginait le futur. Pour moi, de ce point de vue, la direction artistique de Edward C. Carfagno laisse à désirer. A l'intérieur, les couleurs sont un peu criardes et les décors sont très kitsch, je trouve. Et dehors, tout est voilé en mode verdâtre, comme je le disais.
 
En définitive, c'est un bon film, puissant, mais inégal. Certains artifices de scénario et de dialogues ternissent l'ensemble, qui aurait été, sinon, autrement plus percutant.

Bien sûr, on pourrait maintenant faire mieux techniquement, aucun doute. Mais avec quel état d'esprit ? Immanquablement, on en rajouterait dans le cynisme, mais aussi dans une certaine vulgarité. Et on déverserait des flots d'organes et d'hémoglobine. Comme beaucoup de films réalisés dans ces années-là, il y aurait matière à créer quelque chose d'esthétiquement bien plus abouti. Mais je ne suis pas sûr qu'au niveau scénario, état d'esprit, ce serait aussi bien.
 
Un film inégal mais passionnant, qui pose des problèmes de fond, montre un futur où l'humanité est dans l'impasse. Et qui le fait sur un mode inquiet, qui pousse à réfléchir, qui n'est pas dans une démarche de séduction. Ce n'est pas le film d'action pour se changer les idées, et qu'on regarde en grignotant des chips. Il vise un certain public.
 
J'ai du respect pour ce film, très ambitieux, et qui fait partie de mes fondamentaux, même si je lui trouve des défauts.

**********
Qu'il me soit permis à présent d'ouvrir une parenthèse et de sortir de la stricte chronique cinéma. J'élargis le cadre et je me livre à une réflexion d'une toute autre nature :
 
Pour moi, "Soylent green" est un film totalement à part des autres. Indépendamment de ses qualités et défauts, en tant qu'objet cinématographique, ce film a pour moi un statut particulier, avec le "Mad Max" d'Arthur Miller.
 
En effet, je suis profondément persuadé du fait que ces deux films ne sont pas que des réalisations passionnantes, des œuvres filmiques, des objets culturels. Ce sont aussi des prophéties. Je pense qu'à terme, tout notre système va s'effondrer, ce n'est qu'une question de temps. Je n'entre pas dans le détail mais voilà, beaucoup d'éléments m'amènent à penser que l'ensemble de cette civilisation va s'effondrer, disparaître. Et pour moi, "Mad Max" et "Soleil vert" sont deux films à part, car ils sont des témoins, des sortes de signaux d'alarme, des visions d'un futur qui nous pend au nez. Je pense que notre avenir, dans les derniers temps, lors de l'agonie du système, aura de très fortes chances de ressembler à quelque chose de cet ordre, un mélange entre ces deux visions.
 
"Mad Max" et "Soleil vert" sont donc pour moi des films MAJEURS, très importants, fondamentaux, centraux, dans mon univers personnel. Par-delà leurs qualités et défauts, ils ont un statut particulier, ils sont comme deux fenêtres ouvertes sur un futur qui risque fort de se réaliser. Ils ont quelque chose de prophétique. Notre monde me semble bien parti à aller dans cette direction…

On en parle ailleurs


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💬Commentaires

1.Posté par Mello VON MOBIUS le 25/04/2021 01:20 | Alerter
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Mello
Ce film est un véritable chef d’œuvre ! Terriblement visionnaire, il offre un monde ravagé où le moindre détail vient trahir la fin du monde toute proche et produire le malaise (notamment cette scène où les gens dorment entassés jusque dans les cages d'escaliers). Les personnages sont intéressants, les acteurs sont parfaits. Ce film est d'une violence inouïe dans ses concepts, il dénonce un avenir pire que tout, et certaines scènes sont extrêmement fortes.
SPOILER
L'acteur qui joue Sol était gravement malade durant le tournage du film, et la scène de son euthanasie volontaire n'en est que plus horrible à voir puisqu'il est décédé quelques semaines plus tard à peine.
La fin est grandiose, elle ose aborder un tabou ultime mais sans faire dans le gore.
Je crois que c'est la seule adaptation que j'ai préféré au bouquin, que j'ai trouvé beaucoup trop lent et étouffant.

2.Posté par Erwelyn CULTURE MARTIENNE le 25/04/2021 09:22 | Alerter
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erwelyn
Nous avions donné ce nom à notre librairie SF/Polar. Film marquant, vu très jeune, revu et revu. Mais ce n'est que plus récemment (au moment de la cop21 en 2015) que j'ai découvert le roman de Harrison. Ce n'est pas un chef d’œuvre littéraire mais certains passages font froid dans le dos côté réflexion environnemental. Par contre le film reste un incontournable.

3.Posté par Georges BORMAND le 25/04/2021 10:58 | Alerter
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GeorgesB
Il faut rappeler que l'idée clé du film est tout simplement impossible (la quantité de morts nécessaire pour la nourriture de la population entraînerait sa disparition rapide) et Harrison avait contesté ce rajout à son roman, comme il nous l'a rappelé à son passage à Epinal...

4.Posté par Koyolite TSEILA le 06/05/2022 09:42 | Alerter
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KoyoliteTseila
New York, en 2022. A l'échelle mondiale, surpopulation, pollution et dégradation de l'environnement sont devenus des problèmes majeurs, auquel personne ne trouve plus de solution.

Il y a cinquante ans, ceci était le début d'un synopsis de film de science-fiction adapté du roman de Harry Harrison (Make room ! Make room !, paru en 1966). Nous sommes en 2022 et l'on dirait bien que la science-fiction a rejoint la réalité...

Un film de SF et d'anticipation, remarquable. En tout cas, il donne matière à réflexions, une réflexion de plus en plus actuelle, surtout quand on sait à quel point l'humanité puise et épuise les ressources naturelles de son berceau qu'est la Terre.

Comme le film est très pessimiste et assez - comment dire ? - peu ragoûtant par moments, je vous déconseille de le regarder avant d'aller vous coucher, sinon vous allez cogiter toute la nuit.

Cette présentation du film - avec ses qualités, mais aussi ses défauts - de Richard Fleischer par Labyrinth Man, m'a donné envie de le visionner à nouveau. Une analyse intéressante et pertinente, suivie en aparté d'une réflexion personnelle à laquelle j'adhère.

Un p'tit biscuit 🍪 ?

5.Posté par Le Galion DES ETOILES le 09/05/2022 08:21 | Alerter
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LeGalion
Information :
Il y a ici des commentaires antérieurs à la publication de la chronique de Labyrinth Man. Ce n'est pas - pour une fois - un caprice de ma DeLorean ou une farce du Galion. Ceci s'explique par le fait que pendant longtemps, nous avions cette fiche (sans chronique) dans nos cales jusqu'à ce que Labyrinth Man nous propose son texte.

Votre capitaine

6.Posté par Véronique TARDY le 10/06/2023 12:37 | Alerter
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vlana
J'adore ce film. Un très grand classique. Je l'ai revu plusieurs fois, et à chaque fois, j'ai le même sentiment de malaise. Il faut juste espérer que notre espèce n'en arrive pas à ces extrémités.. et pourtant, on est bien parti pour !

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