Introduction
À l’origine de tout, une nouvelle de Clifford D. Simak parue, pour sa première version française, dans Fiction 221 en mai 1972.
Presque quarante ans plus tard naît sous ma plume, d’une inspiration étrange, le début d’un texte sur le thème de la fuite. De multiples facettes totalement imprévues vont ensuite s’y ajouter d’elles-mêmes pour faire naître un écheveau dont la trame d’ensemble reste encore indiscernable à ce jour. Le projet ne demande qu'à avancer, il atteindra une vingtaine de feuillets en quelques années puis s’arrêtera sous la pression de circonstances, d'événements, de préoccupations et d’urgences vraiment indésirables.
En cinquante-trois ans après la première lecture du « Pays de l’automne », d’autres détails issus d’autres romans de Simak sont (re)venus s’ajouter au germe initial. Car « Dans le torrent des siècles », « Chaîne autour du soleil », « À chacun ses dieux », « Demain les chiens » possèdent tous des pages inattendues qui évoquent la nécessité vitale, un jour ou l'autre, du retour à une terre de repos, dont le chemin se cache au cœur de notre être le plus profond.
Et parfois, en écho aux écrits, des poèmes devenus chansons remontent eux aussi à la surface des souvenirs…
Presque quarante ans plus tard naît sous ma plume, d’une inspiration étrange, le début d’un texte sur le thème de la fuite. De multiples facettes totalement imprévues vont ensuite s’y ajouter d’elles-mêmes pour faire naître un écheveau dont la trame d’ensemble reste encore indiscernable à ce jour. Le projet ne demande qu'à avancer, il atteindra une vingtaine de feuillets en quelques années puis s’arrêtera sous la pression de circonstances, d'événements, de préoccupations et d’urgences vraiment indésirables.
En cinquante-trois ans après la première lecture du « Pays de l’automne », d’autres détails issus d’autres romans de Simak sont (re)venus s’ajouter au germe initial. Car « Dans le torrent des siècles », « Chaîne autour du soleil », « À chacun ses dieux », « Demain les chiens » possèdent tous des pages inattendues qui évoquent la nécessité vitale, un jour ou l'autre, du retour à une terre de repos, dont le chemin se cache au cœur de notre être le plus profond.
Et parfois, en écho aux écrits, des poèmes devenus chansons remontent eux aussi à la surface des souvenirs…
Ma terre d'automne
« Voilà
Que la terre en vain se baisse
Pour ramasser toute chose
Que le temps toujours dispose
Pour l’oubli et l’au-delà…
Le vent, sans amertume
Ronge les vieilles dunes
Des plages grises de brumes
Des corbeaux, des rapaces
Qui ont conquis l’espace
Là-bas où s’évanouissent
Tous nos étés…
Là-bas
Ou la dernière graine
Sera sans fruit, sans germe
La terre sans joie, sans peine
La terre oublie déjà
Qu’ici dans un autre âge
Des hérons en voyage
Volaient là par centaines
Là où les corbeaux viennent
Envahir tout l’espace
Là-bas où s’évanouissent
Tous nos étés… »
Après des semaines de stagnation, comme envasé sur un bras d'eau morte du fleuve de la vie, m'est venue l'idée que le monde alentour s'était peu à peu fait trop vaste, trop foisonnant, trop rapide, trop exigeant, trop effrayant pour moi. De plus en plus distant, étranger, hors de portée, inintéressant, malgré les intrusions perpétuelles et harcelantes de ses bruits et de ses images dans la bulle de mes pensées. Prompt à prendre et avide de recevoir, moins enclin à des retours spontanés qui réchaufferaient le cœur. Méchant, adverse, aussi, telles de collantes sargasses qui engluent et immobilisent pour empêcher toute progression, toute avancée, et étouffer toute créativité.
Peut-être mon esprit a-t-il atteint le bout de ses limites, n'est-il plus capable ni motivé pour mener à leur terme les choses qui sont en cours, a fortiori pour en entreprendre de nouvelles.
Je ressens chaque jour davantage le besoin de trouver et de rejoindre, au moins pour un certain temps, un lieu où rien ne se passerait jamais, où la lune serait toujours pleine et où l’année resterait figée à l’automne. C'est la saison la plus douce et la plus aimée, celle des ultimes symphonies de couleurs, des crépuscules dorés et des matins adoucis par la brume, de la lente mise en sommeil calme dont on n'aura peut-être plus envie de se réveiller.
La première étape, évidemment, est de partir.
À supposer que l'on puisse marcher assez longtemps, il doit être possible d'aller assez loin pour tout laisser derrière soi. Plus loin je pourrai aller, plus loin je serai de toutes choses.
Mais quitter le monde pour le pays de l'éternel automne requiert de trouver un point de départ en accord parfait avec la destination choisie. L'on ne peut s’enfuir, tout laisser derrière soi en partant de n’importe où, quand on espère réussir à gagner la contrée de l'immuable paix.
« Pour toi la nuit tombe
Compagnon c’est fatal
Tu n’auras pas de mercenaire
Tu verras la fouine, la peur, la vermine
Te dire ta mort et tes blessures
Et dans ton refuge
Elle seule te servira
A voir et à bien reconnaître
Les eaux secrètes des sources qui glissent
Nageur tout nouveau des eaux pures…
Pour toi la nuit tombe
Compagnon c’est fatal
Tu n’auras pas de mercenaire
Tu verras la fouine, la peur et la louve
Te dire ta mort et tes blessures
Et dans ton refuge
Elle seule te servira
A voir et à bien reconnaître
Les routes secrètes, les signes de piste
Qui mènent au repos des armures…
En suivant les vignes
Tu vas vers les flots
Du lac des semailles futures
Tu trouveras les collines de l’oubli
C’est là que ton cœur se pose. »
À une heure vide et silencieuse du jour ou de la nuit, peu importe, j'ai soudain compris, sans le frisson d'un doute, que je connaissais l’endroit d’où il me sera possible de prendre mon départ.
Je n’étais encore qu’un enfant de neuf ou dix ans quand j'avais découvert ce recoin de vallon si émouvant, en contrebas de la ferme où je venais souvent passer de bien trop brèves vacances. Impossible de me rappeler quelles circonstances m'avaient conduit en ce lieu précis, au bord de la rivière. Je n'ai conservé en mémoire que ce seul moment magique, comme si j'avais regardé et enregistré l’unique image d’un film. Et pour quelle raison cette unique image s’est-elle gravée au plus profond de mon être ? À cause de l’angle particulier sous lequel la lumière frappait le paysage ? Ou parce que j'avais vu, pendant un instant, les choses avec des yeux différents ? Ou bien encore parce que j'avais perçu, durant une simple fraction de seconde, la simple et idéale vérité derrière la façade du monde ordinaire ? Peu importait : en cet instant, j'avais connu un enchantement, et une sorte de rendez-vous m'avait été donné.
Oui, l’endroit me sera facile à trouver… Je ne m’engagerai pas sur de mauvaises voies, n’aurai pas à m’arrêter pour chercher mon chemin. J'irai tout droit là-bas, comme si je savais depuis toujours que j'y retournerais et avais gravé dans mon esprit le souvenir de la route à suivre.
« Loin de la frontière
L’hiver pressé s’en va
Chante tourterelle
Toi qui ne chantais pas
J’ai choisi la fuite
Et je sais déjà
Quelle feuille d’or me cachera
L’été viendra faire
Pommes, pêches ou noix
Des fruits blancs ou rouges
Je n’en prendrai pas
Loin de la frontière
Je m’en vais déjà
Là, l’automne me retrouvera… »
Et c'est bien ainsi que s'est passé le départ. Quelques jours m'ont suffi pour rejoindre la ferme d'autrefois, abandonnée depuis des lustres, figée à jamais dans la chaleur de l'été commençant. Puis, à pied, je suis descendu jusqu'à la rivière et, d'instinct, ai tourné mes pas vers l'aval du petit cours d'eau. Même si la nature avait changé au long de tant d'années, une sensation de familiarité m'a vite fait comprendre que j'avais atteint mon but. Le lieu magique était toujours là.
Je me suis arrêté et l'ai longuement examiné. De nouveau, je n'ai plus eu que neuf ou dix ans, et tout était bien comme je l'avais rêvé. Plus fort aujourd'hui qu'autrefois, l'enchantement m'avait attendu.
Puis l'étrange impression d'être guidé, accompagné, a grandi en moi et m'a mené jusqu'à un sentier à peine tracé que je n’avais jamais remarqué. Je l'ai suivi, remontant lentement la pente du vallon.
Peu à peu, j'ai perçu la métamorphose espérée de ce qui m'entourait. Le décor environnant devenait autre, tel l'au-delà d'un miroir immatériel, un monde d'illusion soudain rendu réel par le lever d'un impalpable voile.
Au terme de cette tranquille ascension, je me suis retourné l'espace d'un instant. L'ombre a envahi le vallon, la nuit efface une à une les lumières et les ultimes images de mon passé récent.
J'ai tout quitté, tout laissé derrière moi. Sans remords ni regrets, au nom de la survie de l'esprit, de l'intégrité de l'être.
Droit devant moi, la lune, toute ronde parmi les étoiles naissantes, se lève au-dessus d'arbres qui ont déjà perdu la plupart de leurs feuilles. L'automne est là, figé dans l'absence de toute durée.
Plus loin, après les collines de l'oubli, il y aura un hameau ignoré de toutes les cartes.
Bientôt, j'arriverai au lieu de mon repos.
Que la terre en vain se baisse
Pour ramasser toute chose
Que le temps toujours dispose
Pour l’oubli et l’au-delà…
Le vent, sans amertume
Ronge les vieilles dunes
Des plages grises de brumes
Des corbeaux, des rapaces
Qui ont conquis l’espace
Là-bas où s’évanouissent
Tous nos étés…
Là-bas
Ou la dernière graine
Sera sans fruit, sans germe
La terre sans joie, sans peine
La terre oublie déjà
Qu’ici dans un autre âge
Des hérons en voyage
Volaient là par centaines
Là où les corbeaux viennent
Envahir tout l’espace
Là-bas où s’évanouissent
Tous nos étés… »
Après des semaines de stagnation, comme envasé sur un bras d'eau morte du fleuve de la vie, m'est venue l'idée que le monde alentour s'était peu à peu fait trop vaste, trop foisonnant, trop rapide, trop exigeant, trop effrayant pour moi. De plus en plus distant, étranger, hors de portée, inintéressant, malgré les intrusions perpétuelles et harcelantes de ses bruits et de ses images dans la bulle de mes pensées. Prompt à prendre et avide de recevoir, moins enclin à des retours spontanés qui réchaufferaient le cœur. Méchant, adverse, aussi, telles de collantes sargasses qui engluent et immobilisent pour empêcher toute progression, toute avancée, et étouffer toute créativité.
Peut-être mon esprit a-t-il atteint le bout de ses limites, n'est-il plus capable ni motivé pour mener à leur terme les choses qui sont en cours, a fortiori pour en entreprendre de nouvelles.
Je ressens chaque jour davantage le besoin de trouver et de rejoindre, au moins pour un certain temps, un lieu où rien ne se passerait jamais, où la lune serait toujours pleine et où l’année resterait figée à l’automne. C'est la saison la plus douce et la plus aimée, celle des ultimes symphonies de couleurs, des crépuscules dorés et des matins adoucis par la brume, de la lente mise en sommeil calme dont on n'aura peut-être plus envie de se réveiller.
La première étape, évidemment, est de partir.
À supposer que l'on puisse marcher assez longtemps, il doit être possible d'aller assez loin pour tout laisser derrière soi. Plus loin je pourrai aller, plus loin je serai de toutes choses.
Mais quitter le monde pour le pays de l'éternel automne requiert de trouver un point de départ en accord parfait avec la destination choisie. L'on ne peut s’enfuir, tout laisser derrière soi en partant de n’importe où, quand on espère réussir à gagner la contrée de l'immuable paix.
« Pour toi la nuit tombe
Compagnon c’est fatal
Tu n’auras pas de mercenaire
Tu verras la fouine, la peur, la vermine
Te dire ta mort et tes blessures
Et dans ton refuge
Elle seule te servira
A voir et à bien reconnaître
Les eaux secrètes des sources qui glissent
Nageur tout nouveau des eaux pures…
Pour toi la nuit tombe
Compagnon c’est fatal
Tu n’auras pas de mercenaire
Tu verras la fouine, la peur et la louve
Te dire ta mort et tes blessures
Et dans ton refuge
Elle seule te servira
A voir et à bien reconnaître
Les routes secrètes, les signes de piste
Qui mènent au repos des armures…
En suivant les vignes
Tu vas vers les flots
Du lac des semailles futures
Tu trouveras les collines de l’oubli
C’est là que ton cœur se pose. »
À une heure vide et silencieuse du jour ou de la nuit, peu importe, j'ai soudain compris, sans le frisson d'un doute, que je connaissais l’endroit d’où il me sera possible de prendre mon départ.
Je n’étais encore qu’un enfant de neuf ou dix ans quand j'avais découvert ce recoin de vallon si émouvant, en contrebas de la ferme où je venais souvent passer de bien trop brèves vacances. Impossible de me rappeler quelles circonstances m'avaient conduit en ce lieu précis, au bord de la rivière. Je n'ai conservé en mémoire que ce seul moment magique, comme si j'avais regardé et enregistré l’unique image d’un film. Et pour quelle raison cette unique image s’est-elle gravée au plus profond de mon être ? À cause de l’angle particulier sous lequel la lumière frappait le paysage ? Ou parce que j'avais vu, pendant un instant, les choses avec des yeux différents ? Ou bien encore parce que j'avais perçu, durant une simple fraction de seconde, la simple et idéale vérité derrière la façade du monde ordinaire ? Peu importait : en cet instant, j'avais connu un enchantement, et une sorte de rendez-vous m'avait été donné.
Oui, l’endroit me sera facile à trouver… Je ne m’engagerai pas sur de mauvaises voies, n’aurai pas à m’arrêter pour chercher mon chemin. J'irai tout droit là-bas, comme si je savais depuis toujours que j'y retournerais et avais gravé dans mon esprit le souvenir de la route à suivre.
« Loin de la frontière
L’hiver pressé s’en va
Chante tourterelle
Toi qui ne chantais pas
J’ai choisi la fuite
Et je sais déjà
Quelle feuille d’or me cachera
L’été viendra faire
Pommes, pêches ou noix
Des fruits blancs ou rouges
Je n’en prendrai pas
Loin de la frontière
Je m’en vais déjà
Là, l’automne me retrouvera… »
Et c'est bien ainsi que s'est passé le départ. Quelques jours m'ont suffi pour rejoindre la ferme d'autrefois, abandonnée depuis des lustres, figée à jamais dans la chaleur de l'été commençant. Puis, à pied, je suis descendu jusqu'à la rivière et, d'instinct, ai tourné mes pas vers l'aval du petit cours d'eau. Même si la nature avait changé au long de tant d'années, une sensation de familiarité m'a vite fait comprendre que j'avais atteint mon but. Le lieu magique était toujours là.
Je me suis arrêté et l'ai longuement examiné. De nouveau, je n'ai plus eu que neuf ou dix ans, et tout était bien comme je l'avais rêvé. Plus fort aujourd'hui qu'autrefois, l'enchantement m'avait attendu.
Puis l'étrange impression d'être guidé, accompagné, a grandi en moi et m'a mené jusqu'à un sentier à peine tracé que je n’avais jamais remarqué. Je l'ai suivi, remontant lentement la pente du vallon.
Peu à peu, j'ai perçu la métamorphose espérée de ce qui m'entourait. Le décor environnant devenait autre, tel l'au-delà d'un miroir immatériel, un monde d'illusion soudain rendu réel par le lever d'un impalpable voile.
Au terme de cette tranquille ascension, je me suis retourné l'espace d'un instant. L'ombre a envahi le vallon, la nuit efface une à une les lumières et les ultimes images de mon passé récent.
J'ai tout quitté, tout laissé derrière moi. Sans remords ni regrets, au nom de la survie de l'esprit, de l'intégrité de l'être.
Droit devant moi, la lune, toute ronde parmi les étoiles naissantes, se lève au-dessus d'arbres qui ont déjà perdu la plupart de leurs feuilles. L'automne est là, figé dans l'absence de toute durée.
Plus loin, après les collines de l'oubli, il y aura un hameau ignoré de toutes les cartes.
Bientôt, j'arriverai au lieu de mon repos.
Sources
[29/07/2024 puis 02/08/2025, poèmes d’Étienne Roda-Gil (« Les hérons », « Funérailles » et « Loin de la frontière », album d’Angelo Branduardi « À la foire de l’Est », 1978, avec une pensée spéciale pour Mathilde Contreras), peinture de Jane Madgwick, « Chalk Lane, Moonlight » (2016).]