Menu

Notez

  

📚 Le Voyageur imprudent | RenĂ© Barjavel | 1944

03/05/2022
Lu 1101 fois





Le voyageur imprudent, réédition © Gallimard Folio | Illustration de couverture © François Constantin
Le voyageur imprudent, réédition © Gallimard Folio | Illustration de couverture © François Constantin

QuatriĂšme de couverture

Mon premier voyage aprĂšs l'accident me ramena au lieu mĂȘme oĂč il s'Ă©tait produit. Sous la coupole, dans la lumiĂšre des champignons, les dĂ©bris de mon maĂźtre mettaient leurs taches sombres sur l'or roux de la chevelure de la tĂȘte coupĂ©e. L'expression de celle-ci n'avait pas changĂ©. Les yeux clos, les lĂšvres enfin calmĂ©es esquissaient un sourire de paix totale...

Fiche de lecture

« Il faisait un froid de guerre Â».

C’est par ces mots que s’ouvre Le voyageur imprudent, paru un an aprĂšs Ravage, en 1944. C’est le deuxiĂšme des « romans extraordinaires Â» (le terme de science-fiction est Ă  l’époque exclusivement rĂ©servĂ© Ă  une obscure fantaisie Ă©ditoriale amĂ©ricaine) de RenĂ© Barjavel et il ambitionne de renouveler le thĂšme du voyage temporel.

L’histoire dĂ©bute avec les difficultĂ©s du caporal d’échelon Pierre Saint-Menoux Ă  faire avancer « la roulante Â», antique cuirassĂ© prĂ©posĂ© au ravitaillement des troupes, en plein mouvement militaire français de la Seconde Guerre Mondiale. À l’étape suivante, il rencontre fortuitement son idole. Car dans le civil, Saint-Menoux est prof de maths, admirateur de NoĂ«l Essaillon, cĂ©lĂšbre physicien-chimiste et crĂ©ateur de la noĂ«lite. Cette substance, version française de la cavorite de Wells, permet de voyager dans le temps. Le professeur Essaillon en dĂ©veloppe trois versions, permettant de voyager dans son existence, de se transporter dans l’avenir, et d’éterniser le prĂ©sent.

TrĂšs vite, Saint-Menoux accepte de devenir l’assistant d’Essaillon, et bĂ©nĂ©ficie de la noĂ«lite pour passer les annĂ©es de guerre en un clin d’Ɠil. Il garde le souvenir des mois et des annĂ©es passĂ©es, mais sans en avoir subi le laborieux enchaĂźnement.

Le voilĂ  donc Ă  Paris, faisant le trajet quotidien de sa chambre de bonne Ă  l’appartement d’Essaillon et de sa fille Annette. Cette derniĂšre s’occupe de son pĂšre impotent et le seconde dans tous ses travaux. En deux ans, le professeur a perfectionnĂ© sa noĂ«lite et a conçu un scaphandre temporel, enduit de peinture Ă  base de noĂ«lite 3.

Les premiers essais de Saint-Menoux le confrontent Ă  son moi de futur proche, puis Ă  un monde plus vieux d’un millĂ©naire, sur une Terre ravagĂ©e. L’adjectif est de circonstance, puisque Saint-Menoux se retrouve en 2052, alors que l’électricitĂ© a disparu, c’est-Ă -dire en plein dans le rĂ©cit de Ravage. VoilĂ  dĂ©jĂ  un premier exploit de notre personnage qui voyage dans le futur de sa narration et dans le passĂ© de son narrateur.

Enhardis, Saint-Menoux et Essaillon appuient sur le champignon et se propulsent en l’an 100 000, sur une Terre oĂč les hommes sont hyper spĂ©cialisĂ©s : hommes-ventres, hommes-nez, hommes-pelles, et des cerveaux en culture, le « bren-treust Â».

L’imprudence Ă©voquĂ©e dans le titre ne tarde pas Ă  se manifester, aux dĂ©pens d’Essaillon d’abord, qu’on retrouve pareil Ă  un zombi, puis pour Saint-Menoux, qui inaugure le paradoxe du grand-pĂšre en littĂ©rature.

***

Je n’ai pas lu Ravage, c’est donc mon premier contact avec Barjavel. DĂšs le livre refermĂ©, j’ai eu trĂšs vite envie de dire que c’est une histoire d’amour, ce que mon rĂ©sumĂ© ne dit pas. J’y retrouve des souvenirs de La lumiĂšre qui s’éteint, de Kipling, qui se dĂ©roule aussi dans un contexte de guerre  (une autre). Sans rien connaĂźtre de lui, je trouve au premier abord que cette guerre lui fait horreur, et je dĂ©couvre que le rĂ©cit date de 1944, et que quatre ans auparavant, le jeune RenĂ© s’est retrouvĂ© caporal-chef en charge du ravitaillement. L’auteur voyage donc ainsi dans son passĂ© proche.

J’apprends aussi que Barjavel dut faire face aprĂšs guerre au ComitĂ© National des Écrivains (dont faisait partie mon auguste aĂŻeul, Jean Blanzat) et qu’il fut accusĂ© de collaborationnisme. AĂŻe. Le livre est dĂ©diĂ© Ă  Robert DenoĂ«l, collabo notoire. AĂŻe. Barjavel est finalement blanchi, ouf.

J’ai Ă©tĂ© trĂšs surpris par les descriptions du Me siĂšcle. Ce sont des visions Ă  la Bosch dessinĂ©es par Tison et Taylor : Barjavel Ă©tire l’idĂ©e de division du travail, d’abord social puis technique Ă  un extrĂȘme que serait une division organique des fonctions vitales. Les hommes ouvriers qui terrassent les souterrains dantesques de cette Terre future, avec leurs mains comme des pelles, dans un monde trop lisse, je n’ai pas pu faire autrement que penser aux Barbapapas


Quant au bren-treust, j’y vois une thĂ©orie GaĂŻa avant la lettre, avec une charge acide de l’auteur : « l’évolution qui a transformĂ© l’humanitĂ© au cours de ces cent mille annĂ©es a pratiquement commencĂ© en 1940. Elle s’est poursuivie, inĂ©luctable, Ă  travers toutes les catastrophes. Le bren-treust a continuĂ© l’Ɠuvre des ComitĂ©s d’organisation Â».

On a beaucoup comparĂ© Ravage et Le voyageur imprudent aux Ɠuvres de Wells, mais Barjavel s’est vite affranchi du modĂšle pour explorer Ă  fond le thĂšme du voyage temporel, par l’application mĂ©thodique du what if jusque dans les tĂąches mĂ©nagĂšres (Essaillon va rĂ©cupĂ©rer sa vieille gouvernante dĂ©cĂ©dĂ©e pour continuer de bosser dans son prĂ©sent, il applique de la noĂ«lite 3 pour figer les aliments et les conserver plus longtemps
). Il n’oublie pas l’humour avec l’emballement du Diable Vert, et j’étais heureux de siffler avec lui L’abricot de la cantiniĂšre. Saint-Menoux ferait Ă©galement un bon hĂ©ros de comics, avec son scaphandre qui ressemble pas mal Ă  un costume de super-hĂ©ros, les fameuses pĂ©ripĂ©ties du Diable Vert reprises dans les ouvrages populaires, et le cĂŽtĂ© cartoon de l’an 100 000.

Avant le post-scriptum qui explicite le paradoxe du grand-pĂšre, Barjavel nous livre Ă  travers Saint-Menoux une rĂ©flexion moderne mais hĂ©sitante. Il aurait pu vouloir tuer Hitler, mais il remonte Ă  l’époque de Wells et s’en prend au petit Corse : Â« Si, Bonaparte tuĂ©, un autre empereur des Français surgit de l’armĂ©e ou du peuple et livre les mĂȘmes guerres, ce sera la preuve que les hommes ne sont point libres, mais qu’une fatalitĂ© effrayante les conduit sur une route de sang tracĂ©e de toute Ă©ternitĂ©, et qu’il est vain de tenter de les en dĂ©tourner. Le sage, alors, s’écartera de la vie active, laissera les ignorants s’agiter, savourera dans un lieu Ă©cartĂ© les petites joies quotidiennes. Â»

L’histoire ne rĂ©pond pas Ă  la question mais en pose une autre, vertigineuse, quand Saint-Menoux tue son ancĂȘtre. Comment peut-il le tuer et exister ? Exister et le tuer ? S’il existe, il ne peut pas le tuer, s’il le tue, il ne peut pas exister. Soit il est, soit il n’est pas. Kierkegaard aurait posĂ© les choses ainsi. Eh bien non, nous dit Barjavel : to be and not to be, comme disent les Danois. Nous aboutissons Ă  un vertige existentiel, tel Hamlet dialoguant avec le fantĂŽme de son pĂšre, Saint-Menoux vaguant avec celui d’Essaillon, une situation hors du temps, celle du voyageur imprudent, en Ă©quilibre entre l’ĂȘtre et le non-ĂȘtre, une ligne de crĂȘte propre Ă  cette Ă©poque, philosophiquement empreinte d’existentialisme, et scientifiquement dĂ©couvrant la physique de l’atome : « ces particules improbables tournant autour du nĂ©ant qui constituent le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre Ɠil qui le regarde et votre cerveau qui s’inquiĂšte
 Â»

Angoisse d’un temps pas si lointain.

***

En prĂ©parant cet article, j’ai dĂ©couvert une adaptation de Pierre Tchernia pour la tĂ©lĂ©vision, en 1982. Il avait adaptĂ© auparavant le Passe-muraille de Marcel AymĂ©, un hĂ©ros qu’on pourrait imaginer en team-up avec le Diable Vert. 

En complĂ©ment de cet article, voici ma prĂ©sentation de ce tĂ©lĂ©film : Le Voyageur imprudent ou L'Habit vert (1982).

***

On en parle ailleurs
👉 RENÉ BARJAVEL - LE VOYAGEUR IMPRUDENT (1943) - Chroniques Terriennes - Le blog qui a soif de curiositĂ©

Bruno Blanzat
Copyright @ Bruno Blanzat pour Le Galion des Etoiles. Tous droits réservés. En savoir plus sur cet auteur


💬Commentaires

1.Posté par Erwelyn CULTURE MARTIENNE le 07/05/2022 09:19 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler

erwelyn
Bonjour Bruno, merci pour ton retour sur cet excellent bouquin. C'est bien d'avoir élargi la chronique à la vie de Barjavel dans le contexte de ce roman. Je t'invite à suivre le lien que KOyolite a mis vers mon propre article. J'y parle aussi du téléfilm (je vais lire ton retour sur celui-ci.)

2.Posté par Didier REBOUSSIN le 12/05/2022 17:40 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler

alvin
"Le voyageur imprudent" introduit la notion de paradoxe temporel dans la SF, ce qui n'est pas rien. Ceci dit Barjavel a ses admirateurs et ses dĂ©tracteurs. Tu as raison de rappeler son attitude Ă©quivoque durant la guerre. Certes, on ne peut pas le taxer de collaboration, mais il a largement - via Ravage en particulier - vĂ©hiculĂ© les thĂšmes pĂ©tainistes du patriarcat, du retour Ă  la terre (non par prĂ©occupation Ă©cologique, mais pour faire de la France un territoire purement agricole destinĂ© Ă  nourrir une Allemagne industrialisĂ©e) du culte des ancĂȘtres et du rĂŽle de la femme ravalĂ©e au rang de gĂ©nitrice, d'Ă©pouse soumise et de femme au foyer. Cela ne retire rien Ă  ses qualitĂ©s d'Ă©crivain.

3.Posté par B BLANZAT le 20/05/2022 16:18 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler

Blanzat
Bonjour Didier,

Je viens de voir ton commentaire et je te remercie de cet Ă©clairage. En fait je viens de lire Ravage et c'est la deuxiĂšme fois que je lis une critique qui parle de pĂ©tainisme le concernant. J'avoue que je n'avais pas fait le parallĂšle, cette pĂ©riode ne m'attire pas vraiment donc il me manque peut-ĂȘtre des Ă©lĂ©ments de contexte.
Ceci dit j'ai publiĂ© un post en commentaire de Serge Lehman qui le citait aujourd'hui mĂȘme. J'avais dĂ©jĂ  prĂ©parĂ© quelques notes, mais je n'ai pas du tout le temps de proposer un article au capitaine...
En tout cas voilĂ  mon premier jet, Ă  chaud :
« L’élevage, cette horreur, avait Ă©galement disparu. Élever, chĂ©rir des bĂȘtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c’étaient bien lĂ  des mƓurs dignes des barbares du XXe siĂšcle. Le « bĂ©tail » n’existait plus. La viande Ă©tait « cultivĂ©e » ».

RB oppose deux modÚles : la ville déshumanisée, hors sol, et la campagne idyllique, ancestrale, ancrée dans les traditions. Le début et la fin se font face : un monde de confort absolu cÚde la place à la brutalité virile.

Il y a une trajectoire Ă  la Walking Dead : plus ils avancent, plus ils perdent. Les survivants meurent les uns aprĂšs les autres, le monde est d’une hostilitĂ© implacable. Un vrai ravage, effectivement, de l’humain impuissant. On sent bien que l'auteur veut nous montrer l'homme dĂ©pouillĂ© inexorablement de sa technologie, les gendarmes incapables de pĂ©daler sur leurs bicyclettes comme les humains dans Wall-E atrophiĂ©s dans leurs fauteuils volants.

Le dĂ©but du livre est grandiose, Paris futuriste puis dĂ©vorĂ©e par les flammes, magnifique. Mais j’ai dĂ©crochĂ© petit Ă  petit avec le personnage principal, François. C’est un archĂ©type viriliste, qui appelle sa copine d’enfance « mon petit », « ma Blanchette », toujours confiant Ă  la remettre dans le droit chemin, surtout quand elle se choisit une vie, une carriĂšre. Les circonstances ne semblent lui donner raison que par accident. Sans la catastrophe, rien ne justifiait qu’il lui impose son point de vue


Tout au long de leur pĂ©riple, il affirme une stature de dĂ©cideur, de chef autoritaire, brutal. Il tue hommes et bĂȘtes sans hĂ©sitation, ne sauve en fait personne, si ce n’est Blanche. Il semble avancer comme un imbĂ©cile heureux, inconscient et chanceux de ne pas se trouver sur la trajectoire de tout ce qui anĂ©antit ceux qui l’entourent.

La fin est ignoble : le monde renaĂźt sous la coupe de ce patriarche, qui a dĂ©crĂ©tĂ© la polygamie dĂšs la premiĂšre heure oĂč il s’est trouvĂ© son point...

Nouveau commentaire :
PENSEZ A SAUVEGARDER VOTRE COMMENTAIRE SUR VOTRE PC AVANT DE L’ENVOYER ! En effet, le Galion est facĂ©tieux et parfois, l’envoi peut ne pas aboutir dans le poste de pilotage. Le transfert est rĂ©ussi lorsqu’aprĂšs avoir cliquĂ© sur « ajouter », vous voyez en encadrĂ© et en rouge le texte « Votre commentaire a Ă©tĂ© postĂ© ». SVP soignez votre orthographe, oubliez le langage SMS et ne mettez pas de liens externes ou de commentaires ne vous appartenant pas. Veuillez prendre connaissance du RĂšglement avant de poster votre commentaire. Le filtrage des commentaires est de rigueur sur ce site. Le Webmaster se rĂ©serve le droit de supprimer les commentaires contraires au rĂšglement.