Le voyageur imprudent, réédition © Gallimard Folio | Illustration de couverture © François Constantin
QuatriĂšme de couverture
Mon premier voyage aprĂšs l'accident me ramena au lieu mĂȘme oĂč il s'Ă©tait produit. Sous la coupole, dans la lumiĂšre des champignons, les dĂ©bris de mon maĂźtre mettaient leurs taches sombres sur l'or roux de la chevelure de la tĂȘte coupĂ©e. L'expression de celle-ci n'avait pas changĂ©. Les yeux clos, les lĂšvres enfin calmĂ©es esquissaient un sourire de paix totale...
Fiche de lecture
« Il faisait un froid de guerre ».
Câest par ces mots que sâouvre Le voyageur imprudent, paru un an aprĂšs Ravage, en 1944. Câest le deuxiĂšme des « romans extraordinaires » (le terme de science-fiction est Ă lâĂ©poque exclusivement rĂ©servĂ© Ă une obscure fantaisie Ă©ditoriale amĂ©ricaine) de RenĂ© Barjavel et il ambitionne de renouveler le thĂšme du voyage temporel.
Lâhistoire dĂ©bute avec les difficultĂ©s du caporal dâĂ©chelon Pierre Saint-Menoux Ă faire avancer « la roulante », antique cuirassĂ© prĂ©posĂ© au ravitaillement des troupes, en plein mouvement militaire français de la Seconde Guerre Mondiale. Ă lâĂ©tape suivante, il rencontre fortuitement son idole. Car dans le civil, Saint-Menoux est prof de maths, admirateur de NoĂ«l Essaillon, cĂ©lĂšbre physicien-chimiste et crĂ©ateur de la noĂ«lite. Cette substance, version française de la cavorite de Wells, permet de voyager dans le temps. Le professeur Essaillon en dĂ©veloppe trois versions, permettant de voyager dans son existence, de se transporter dans lâavenir, et dâĂ©terniser le prĂ©sent.
TrĂšs vite, Saint-Menoux accepte de devenir lâassistant dâEssaillon, et bĂ©nĂ©ficie de la noĂ«lite pour passer les annĂ©es de guerre en un clin dâĆil. Il garde le souvenir des mois et des annĂ©es passĂ©es, mais sans en avoir subi le laborieux enchaĂźnement.
Le voilĂ donc Ă Paris, faisant le trajet quotidien de sa chambre de bonne Ă lâappartement dâEssaillon et de sa fille Annette. Cette derniĂšre sâoccupe de son pĂšre impotent et le seconde dans tous ses travaux. En deux ans, le professeur a perfectionnĂ© sa noĂ«lite et a conçu un scaphandre temporel, enduit de peinture Ă base de noĂ«lite 3.
Les premiers essais de Saint-Menoux le confrontent Ă son moi de futur proche, puis Ă un monde plus vieux dâun millĂ©naire, sur une Terre ravagĂ©e. Lâadjectif est de circonstance, puisque Saint-Menoux se retrouve en 2052, alors que lâĂ©lectricitĂ© a disparu, câest-Ă -dire en plein dans le rĂ©cit de Ravage. VoilĂ dĂ©jĂ un premier exploit de notre personnage qui voyage dans le futur de sa narration et dans le passĂ© de son narrateur.
Enhardis, Saint-Menoux et Essaillon appuient sur le champignon et se propulsent en lâan 100 000, sur une Terre oĂč les hommes sont hyper spĂ©cialisĂ©s : hommes-ventres, hommes-nez, hommes-pelles, et des cerveaux en culture, le « bren-treust ».
Lâimprudence Ă©voquĂ©e dans le titre ne tarde pas Ă se manifester, aux dĂ©pens dâEssaillon dâabord, quâon retrouve pareil Ă un zombi, puis pour Saint-Menoux, qui inaugure le paradoxe du grand-pĂšre en littĂ©rature.
***
Je nâai pas lu Ravage, câest donc mon premier contact avec Barjavel. DĂšs le livre refermĂ©, jâai eu trĂšs vite envie de dire que câest une histoire dâamour, ce que mon rĂ©sumĂ© ne dit pas. Jây retrouve des souvenirs de La lumiĂšre qui sâĂ©teint, de Kipling, qui se dĂ©roule aussi dans un contexte de guerre (une autre). Sans rien connaĂźtre de lui, je trouve au premier abord que cette guerre lui fait horreur, et je dĂ©couvre que le rĂ©cit date de 1944, et que quatre ans auparavant, le jeune RenĂ© sâest retrouvĂ© caporal-chef en charge du ravitaillement. Lâauteur voyage donc ainsi dans son passĂ© proche.
Jâapprends aussi que Barjavel dut faire face aprĂšs guerre au ComitĂ© National des Ăcrivains (dont faisait partie mon auguste aĂŻeul, Jean Blanzat) et quâil fut accusĂ© de collaborationnisme. AĂŻe. Le livre est dĂ©diĂ© Ă Robert DenoĂ«l, collabo notoire. AĂŻe. Barjavel est finalement blanchi, ouf.
Jâai Ă©tĂ© trĂšs surpris par les descriptions du Me siĂšcle. Ce sont des visions Ă la Bosch dessinĂ©es par Tison et Taylor : Barjavel Ă©tire lâidĂ©e de division du travail, dâabord social puis technique Ă un extrĂȘme que serait une division organique des fonctions vitales. Les hommes ouvriers qui terrassent les souterrains dantesques de cette Terre future, avec leurs mains comme des pelles, dans un monde trop lisse, je nâai pas pu faire autrement que penser aux BarbapapasâŠ
Quant au bren-treust, jây vois une thĂ©orie GaĂŻa avant la lettre, avec une charge acide de lâauteur : « lâĂ©volution qui a transformĂ© lâhumanitĂ© au cours de ces cent mille annĂ©es a pratiquement commencĂ© en 1940. Elle sâest poursuivie, inĂ©luctable, Ă travers toutes les catastrophes. Le bren-treust a continuĂ© lâĆuvre des ComitĂ©s dâorganisation ».
On a beaucoup comparĂ© Ravage et Le voyageur imprudent aux Ćuvres de Wells, mais Barjavel sâest vite affranchi du modĂšle pour explorer Ă fond le thĂšme du voyage temporel, par lâapplication mĂ©thodique du what if jusque dans les tĂąches mĂ©nagĂšres (Essaillon va rĂ©cupĂ©rer sa vieille gouvernante dĂ©cĂ©dĂ©e pour continuer de bosser dans son prĂ©sent, il applique de la noĂ«lite 3 pour figer les aliments et les conserver plus longtempsâŠ). Il nâoublie pas lâhumour avec lâemballement du Diable Vert, et jâĂ©tais heureux de siffler avec lui Lâabricot de la cantiniĂšre. Saint-Menoux ferait Ă©galement un bon hĂ©ros de comics, avec son scaphandre qui ressemble pas mal Ă un costume de super-hĂ©ros, les fameuses pĂ©ripĂ©ties du Diable Vert reprises dans les ouvrages populaires, et le cĂŽtĂ© cartoon de lâan 100 000.
Avant le post-scriptum qui explicite le paradoxe du grand-pĂšre, Barjavel nous livre Ă travers Saint-Menoux une rĂ©flexion moderne mais hĂ©sitante. Il aurait pu vouloir tuer Hitler, mais il remonte Ă lâĂ©poque de Wells et sâen prend au petit Corse : « Si, Bonaparte tuĂ©, un autre empereur des Français surgit de lâarmĂ©e ou du peuple et livre les mĂȘmes guerres, ce sera la preuve que les hommes ne sont point libres, mais quâune fatalitĂ© effrayante les conduit sur une route de sang tracĂ©e de toute Ă©ternitĂ©, et quâil est vain de tenter de les en dĂ©tourner. Le sage, alors, sâĂ©cartera de la vie active, laissera les ignorants sâagiter, savourera dans un lieu Ă©cartĂ© les petites joies quotidiennes. »
Lâhistoire ne rĂ©pond pas Ă la question mais en pose une autre, vertigineuse, quand Saint-Menoux tue son ancĂȘtre. Comment peut-il le tuer et exister ? Exister et le tuer ? Sâil existe, il ne peut pas le tuer, sâil le tue, il ne peut pas exister. Soit il est, soit il nâest pas. Kierkegaard aurait posĂ© les choses ainsi. Eh bien non, nous dit Barjavel : to be and not to be, comme disent les Danois. Nous aboutissons Ă un vertige existentiel, tel Hamlet dialoguant avec le fantĂŽme de son pĂšre, Saint-Menoux vaguant avec celui dâEssaillon, une situation hors du temps, celle du voyageur imprudent, en Ă©quilibre entre lâĂȘtre et le non-ĂȘtre, une ligne de crĂȘte propre Ă cette Ă©poque, philosophiquement empreinte dâexistentialisme, et scientifiquement dĂ©couvrant la physique de lâatome : « ces particules improbables tournant autour du nĂ©ant qui constituent le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre Ćil qui le regarde et votre cerveau qui sâinquiĂšte⊠»
Angoisse dâun temps pas si lointain.
***
En prĂ©parant cet article, jâai dĂ©couvert une adaptation de Pierre Tchernia pour la tĂ©lĂ©vision, en 1982. Il avait adaptĂ© auparavant le Passe-muraille de Marcel AymĂ©, un hĂ©ros quâon pourrait imaginer en team-up avec le Diable Vert.
En complément de cet article, voici ma présentation de ce téléfilm : Le Voyageur imprudent ou L'Habit vert (1982).
***
On en parle ailleurs :
đ RENĂ BARJAVEL - LE VOYAGEUR IMPRUDENT (1943) - Chroniques Terriennes - Le blog qui a soif de curiositĂ©
Câest par ces mots que sâouvre Le voyageur imprudent, paru un an aprĂšs Ravage, en 1944. Câest le deuxiĂšme des « romans extraordinaires » (le terme de science-fiction est Ă lâĂ©poque exclusivement rĂ©servĂ© Ă une obscure fantaisie Ă©ditoriale amĂ©ricaine) de RenĂ© Barjavel et il ambitionne de renouveler le thĂšme du voyage temporel.
Lâhistoire dĂ©bute avec les difficultĂ©s du caporal dâĂ©chelon Pierre Saint-Menoux Ă faire avancer « la roulante », antique cuirassĂ© prĂ©posĂ© au ravitaillement des troupes, en plein mouvement militaire français de la Seconde Guerre Mondiale. Ă lâĂ©tape suivante, il rencontre fortuitement son idole. Car dans le civil, Saint-Menoux est prof de maths, admirateur de NoĂ«l Essaillon, cĂ©lĂšbre physicien-chimiste et crĂ©ateur de la noĂ«lite. Cette substance, version française de la cavorite de Wells, permet de voyager dans le temps. Le professeur Essaillon en dĂ©veloppe trois versions, permettant de voyager dans son existence, de se transporter dans lâavenir, et dâĂ©terniser le prĂ©sent.
TrĂšs vite, Saint-Menoux accepte de devenir lâassistant dâEssaillon, et bĂ©nĂ©ficie de la noĂ«lite pour passer les annĂ©es de guerre en un clin dâĆil. Il garde le souvenir des mois et des annĂ©es passĂ©es, mais sans en avoir subi le laborieux enchaĂźnement.
Le voilĂ donc Ă Paris, faisant le trajet quotidien de sa chambre de bonne Ă lâappartement dâEssaillon et de sa fille Annette. Cette derniĂšre sâoccupe de son pĂšre impotent et le seconde dans tous ses travaux. En deux ans, le professeur a perfectionnĂ© sa noĂ«lite et a conçu un scaphandre temporel, enduit de peinture Ă base de noĂ«lite 3.
Les premiers essais de Saint-Menoux le confrontent Ă son moi de futur proche, puis Ă un monde plus vieux dâun millĂ©naire, sur une Terre ravagĂ©e. Lâadjectif est de circonstance, puisque Saint-Menoux se retrouve en 2052, alors que lâĂ©lectricitĂ© a disparu, câest-Ă -dire en plein dans le rĂ©cit de Ravage. VoilĂ dĂ©jĂ un premier exploit de notre personnage qui voyage dans le futur de sa narration et dans le passĂ© de son narrateur.
Enhardis, Saint-Menoux et Essaillon appuient sur le champignon et se propulsent en lâan 100 000, sur une Terre oĂč les hommes sont hyper spĂ©cialisĂ©s : hommes-ventres, hommes-nez, hommes-pelles, et des cerveaux en culture, le « bren-treust ».
Lâimprudence Ă©voquĂ©e dans le titre ne tarde pas Ă se manifester, aux dĂ©pens dâEssaillon dâabord, quâon retrouve pareil Ă un zombi, puis pour Saint-Menoux, qui inaugure le paradoxe du grand-pĂšre en littĂ©rature.
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Je nâai pas lu Ravage, câest donc mon premier contact avec Barjavel. DĂšs le livre refermĂ©, jâai eu trĂšs vite envie de dire que câest une histoire dâamour, ce que mon rĂ©sumĂ© ne dit pas. Jây retrouve des souvenirs de La lumiĂšre qui sâĂ©teint, de Kipling, qui se dĂ©roule aussi dans un contexte de guerre (une autre). Sans rien connaĂźtre de lui, je trouve au premier abord que cette guerre lui fait horreur, et je dĂ©couvre que le rĂ©cit date de 1944, et que quatre ans auparavant, le jeune RenĂ© sâest retrouvĂ© caporal-chef en charge du ravitaillement. Lâauteur voyage donc ainsi dans son passĂ© proche.
Jâapprends aussi que Barjavel dut faire face aprĂšs guerre au ComitĂ© National des Ăcrivains (dont faisait partie mon auguste aĂŻeul, Jean Blanzat) et quâil fut accusĂ© de collaborationnisme. AĂŻe. Le livre est dĂ©diĂ© Ă Robert DenoĂ«l, collabo notoire. AĂŻe. Barjavel est finalement blanchi, ouf.
Jâai Ă©tĂ© trĂšs surpris par les descriptions du Me siĂšcle. Ce sont des visions Ă la Bosch dessinĂ©es par Tison et Taylor : Barjavel Ă©tire lâidĂ©e de division du travail, dâabord social puis technique Ă un extrĂȘme que serait une division organique des fonctions vitales. Les hommes ouvriers qui terrassent les souterrains dantesques de cette Terre future, avec leurs mains comme des pelles, dans un monde trop lisse, je nâai pas pu faire autrement que penser aux BarbapapasâŠ
Quant au bren-treust, jây vois une thĂ©orie GaĂŻa avant la lettre, avec une charge acide de lâauteur : « lâĂ©volution qui a transformĂ© lâhumanitĂ© au cours de ces cent mille annĂ©es a pratiquement commencĂ© en 1940. Elle sâest poursuivie, inĂ©luctable, Ă travers toutes les catastrophes. Le bren-treust a continuĂ© lâĆuvre des ComitĂ©s dâorganisation ».
On a beaucoup comparĂ© Ravage et Le voyageur imprudent aux Ćuvres de Wells, mais Barjavel sâest vite affranchi du modĂšle pour explorer Ă fond le thĂšme du voyage temporel, par lâapplication mĂ©thodique du what if jusque dans les tĂąches mĂ©nagĂšres (Essaillon va rĂ©cupĂ©rer sa vieille gouvernante dĂ©cĂ©dĂ©e pour continuer de bosser dans son prĂ©sent, il applique de la noĂ«lite 3 pour figer les aliments et les conserver plus longtempsâŠ). Il nâoublie pas lâhumour avec lâemballement du Diable Vert, et jâĂ©tais heureux de siffler avec lui Lâabricot de la cantiniĂšre. Saint-Menoux ferait Ă©galement un bon hĂ©ros de comics, avec son scaphandre qui ressemble pas mal Ă un costume de super-hĂ©ros, les fameuses pĂ©ripĂ©ties du Diable Vert reprises dans les ouvrages populaires, et le cĂŽtĂ© cartoon de lâan 100 000.
Avant le post-scriptum qui explicite le paradoxe du grand-pĂšre, Barjavel nous livre Ă travers Saint-Menoux une rĂ©flexion moderne mais hĂ©sitante. Il aurait pu vouloir tuer Hitler, mais il remonte Ă lâĂ©poque de Wells et sâen prend au petit Corse : « Si, Bonaparte tuĂ©, un autre empereur des Français surgit de lâarmĂ©e ou du peuple et livre les mĂȘmes guerres, ce sera la preuve que les hommes ne sont point libres, mais quâune fatalitĂ© effrayante les conduit sur une route de sang tracĂ©e de toute Ă©ternitĂ©, et quâil est vain de tenter de les en dĂ©tourner. Le sage, alors, sâĂ©cartera de la vie active, laissera les ignorants sâagiter, savourera dans un lieu Ă©cartĂ© les petites joies quotidiennes. »
Lâhistoire ne rĂ©pond pas Ă la question mais en pose une autre, vertigineuse, quand Saint-Menoux tue son ancĂȘtre. Comment peut-il le tuer et exister ? Exister et le tuer ? Sâil existe, il ne peut pas le tuer, sâil le tue, il ne peut pas exister. Soit il est, soit il nâest pas. Kierkegaard aurait posĂ© les choses ainsi. Eh bien non, nous dit Barjavel : to be and not to be, comme disent les Danois. Nous aboutissons Ă un vertige existentiel, tel Hamlet dialoguant avec le fantĂŽme de son pĂšre, Saint-Menoux vaguant avec celui dâEssaillon, une situation hors du temps, celle du voyageur imprudent, en Ă©quilibre entre lâĂȘtre et le non-ĂȘtre, une ligne de crĂȘte propre Ă cette Ă©poque, philosophiquement empreinte dâexistentialisme, et scientifiquement dĂ©couvrant la physique de lâatome : « ces particules improbables tournant autour du nĂ©ant qui constituent le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre Ćil qui le regarde et votre cerveau qui sâinquiĂšte⊠»
Angoisse dâun temps pas si lointain.
***
En prĂ©parant cet article, jâai dĂ©couvert une adaptation de Pierre Tchernia pour la tĂ©lĂ©vision, en 1982. Il avait adaptĂ© auparavant le Passe-muraille de Marcel AymĂ©, un hĂ©ros quâon pourrait imaginer en team-up avec le Diable Vert.
En complément de cet article, voici ma présentation de ce téléfilm : Le Voyageur imprudent ou L'Habit vert (1982).
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On en parle ailleurs :
đ RENĂ BARJAVEL - LE VOYAGEUR IMPRUDENT (1943) - Chroniques Terriennes - Le blog qui a soif de curiositĂ©


