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Textes de Southeast Jones

        


🚀TAGS : 2014, Southeast Jones


Jour gras | Southeast Jones | 2014

Par | 13/04/2025 | Lu 446 fois


Bonne lecture et bon appétit !



Illustration © nicolagiordano, libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/ | Montage © Le Galion des Etoiles
Illustration © nicolagiordano, libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/ | Montage © Le Galion des Etoiles

— Marre de ce poulet ! lance une nouvelle fois Simone.
Sans répondre, André prend son journal et avale une gorgée de l’infâme breuvage qu’elle ose encore appeler café. Il croise un instant son regard éteint et baisse les yeux en soupirant. Y a vraiment des jours où elle est infernale ! Elle était belle et douce jadis, mais le temps et la perte de leur fils unique l’ont aigrie. La plus jolie femme du coin s’est métamorphosée en une chose plate, sèche et acariâtre. Et complètement folle. Son visage, qui désormais ne sourit plus, s’est ridé à la manière d’une vieille pomme et ses cheveux ont prématurément pris une vilaine teinte grisâtre. Qui pourrait dire en la voyant qu’elle vient à peine de fêter ses quarante ans ?
Il y a longtemps qu’ils ne partagent plus le même lit. Sa silhouette informe ne l’attire plus guère, mais si la couche de ciment qui soude leur union semble parfois s’effriter pour laisser apparaître d’énormes crevasses, même si souvent elle le fait chier, il ne peut s’empêcher de continuer à l’aimer. Lui aussi a changé, la semaine dernière, alors qu’elle était une fois de plus hystérique,  il l’a giflé. Puis il est allé se réfugier dans la chambre pour pleurer en silence. Jamais il n’aurait été capable de faire ça avant…
Parfois, dans la noirceur de la nuit, monte en lui une indescriptible angoisse, il lui arrive de pleurer, comme un enfant terrifié par les ombres inquiétantes qu’il croit deviner dans l’obscurité. Dans ces moments-là, il a envie de hurler. Il voudrait oublier toute cette merde et l’avoir à ses côtés, sentir sa chaleur, respirer son odeur et, ne serait-ce qu’une fois encore, baiser sa bouche amère et ses yeux perpétuellement secs.  Il aimerait serrer très fort son corps malingre et lui dire qu’il ne peut retourner dix ans en arrière pour empêcher ce taureau soudain devenu fou de charger Pierre et de l’encorner avant de le piétiner sauvagement.
Après avoir ramené le cadavre mutilé de leur fils, il avait fait sa toilette et l’avait habillé de son plus beau costume. Puis il avait décroché le fusil, pris une réserve de cartouches et avait abattu l’ensemble de son cheptel, avant d’enterrer Pierre à l’endroit précis où il avait trouvé son cadavre. Sur la tombe improvisée, il planta un jeune pommier, jurant que, de son vivant, jamais personne n’en mangerait les fruits. Les bêtes pourrirent sur place pendant près de deux semaines avant que les autorités ne le contraignent à les enlever. Pour tout le monde, son fils avait fugué. Pierre allait avoir dix ans, Simone trente, ils étaient morts en même temps. Elle prit en horreur tout ce qui avait plus de deux pattes ; quelques jours plus tard, André débutait un élevage de poulets.
Jusqu’à ce jour funeste…

* * *

Quand cet automobiliste était tombé en panne deux ans plus tôt, il l’avait aidé à tracter sa voiture jusqu’à l’atelier.
— Ce n’est que l’affaire d’une petite heure, lui avait-il dit.
Aussi lui avait-il proposé de partager avec eux le repas de midi. Après quoi, il était parti nourrir les poulets. Comme chaque jour, il alla s’asseoir quelques dizaines de minutes au pied du pommier, quel que soit le temps, il venait là pour écouter le vent murmurer le prénom de son fils, rêver et se souvenir. Puis, l’esprit vide de toute substance, il se relevait et rentrait, tête basse, les épaules voûtées, marchant le plus lentement possible comme s’il voulait retarder l’inévitable retour à la réalité.
L’homme était étendu face contre terre, la petite faux enfoncée jusqu’au manche en travers de la gorge. La mort avait dû être quasi instantanée. Prostrée dans un coin de la grange, Simone sanglotait.
— Il avait mis ta salopette,  celle que Pierre t’avait offerte pour ton anniversaire. Tu ne l’avais même jamais mise ! Il ne pouvait pas, il n’avait pas le droit d’y toucher…
Il ne dit rien, il n’y avait rien à dire. Il prit la tronçonneuse, la mit en route et calmement, méthodiquement, découpa le cadavre. Parant au plus pressé, il emballa les restes dans des sacs qu’il porta à la chambre froide. Après le nettoyage de l’atelier, il vérifia la voiture et termina d’une soudure de fortune la fuite du radiateur. Dès la nuit tombée, il abandonna la voiture en feu à quelques kilomètres de la ferme.
Trois jours après « l’incident », il fut surpris de voir de la fumée s’échappant du fumoir. Craignant le pire, il pressa le pas pour la découvrir en train d’engouffrer des fagots dans le foyer. Pour la première fois depuis très longtemps, elle semblait heureuse.
— J’ai fait un jambon, comme au bon vieux temps ! Tu te souviens comme c’était bon, dis, tu t’en souviens ? Et pas de poulet aujourd’hui ; je n’en peux plus de cette volaille ! Aujourd’hui, c’est jour gras. Un bon rôti, voilà ce que je t’ai préparé, tu verras, j’ai fait un excellent rôti, tu vas te régaler.
Il ouvrit la porte du fumoir et vit avec horreur le haut d’une cuisse de l’infortuné conducteur se balançant mollement dans la fumée odorante du bois de hêtre. Il ne put retenir une nausée. Simone referma la porte. Ses yeux généralement atones brillaient d’une joie malsaine, son esprit dérangé avait trouvé la solution pour se débarrasser du cadavre, une folle et monstrueuse solution.
Vers treize heures, elle déposa sur la table un magnifique rôti doré à souhait ; autour étaient disposés des petits pois frais et des pommes de terre nouvelles. L’odeur le rendait dingue, il ne put s’empêcher de saliver. Partagé entre le dégoût et l’envie, il imaginait la viande tendre, juteuse...
Faisant fi des couverts, Simone prit en main une tranche qui devait bien faire quatre centimètres d’épaisseur et commença à la dévorer en poussant de petits gloussements de plaisir. Il baissa les yeux sur son assiette et coupa un petit morceau, il mâcha à peine en évitant de penser à ce qu’il avait en bouche et dut faire un violent effort pour avaler. Tout compte fait, c’était bon, très bon même ! Il coupa un autre morceau, plus grand cette fois et prit le temps de savourer la chair goûteuse, la texture était délicate et la saveur n’avait rien à envier à celle du meilleur cochon de lait. En face de lui, Simone avait fermé les yeux et souriait. Elle était l’incarnation du bonheur.

* * *

Le repas d’aujourd’hui est vraiment délicieux, Simone s’est surpassée. André reprend une belle part de viande qu’il agrémente d’une énorme portion de purée. En face, Simone mange, les yeux mi-clos, le visage figé en un masque quasi extatique. André ramasse les dernières rondelles d’oignons frits avec un bout de pain, rote avec satisfaction et sourit. Sa femme engloutit une dernière et monstrueuse bouchée qu’elle mastique longuement, un long filet de salive mêlée de sauce coule de la commissure de ses lèvres et va se perdre sur le haut de sa robe déjà passablement souillée par des fragments de nourriture poisseuse. Elle se lève, se sert un porto en passant et s’installe dans le fauteuil près de la fenêtre. Le rituel est immuable : dans moins de dix minutes, elle dormira. Après avoir fait la vaisselle, André range la dernière assiette et contemple Simone. Elle a été plutôt calme ces derniers jours, l’infortuné automobiliste leur a duré presque quatre mois et il ne reste que quelques côtelettes et un rôti dans la chambre froide. De quoi tenir une semaine. Après... Il hausse les épaules, après, il fera ce qu’il faut…

* * *
 
Dumont a sa tête des mauvais jours. Julliard, le chef de la section recherche de la P.J. de Bergerac ne s’y trompe pas ; il tire nerveusement de longues bouffées de fumée nauséabonde de sa pipe de bruyère au fourneau noirci, par ce qu’il appelle avec humour son mélange secret.
— Un problème, Dumont ?
— Je suis sur le point d’arrêter cette affaire sans l’avoir résolue, j’ai horreur de le reconnaître, mais je suis dans une impasse. Les gens de là-bas ne se confient pas facilement.
— Vous êtes un enfant du pays, je crois ?
— Si on veut.
— Comment ça ?
— J’avais moins de dix ans quand mon père a quitté la région pour se remarier et vivre à la ville. Les gens ont mal accepté la chose, d’autant qu’il a vendu la ferme et les terres à une coopérative. Ce sont des gens fiers et ancrés dans leurs traditions, des traditions qui ont force de loi et remontent souvent à pas mal de générations. Ils pardonnent difficilement ce qu’ils considèrent sans doute comme une infamie, on ne vend jamais la terre, on l’hérite : on marie la fille, la sœur ou la veuve d’untel. Ils ont coutume de dire qu’ils sont tous un peu cousins.
Il déploie une carte de la région et désigne un obscur lieu-dit nommé Point-Perdu situé dans un petit coin de Dordogne. Un tracé rouge délimite un périmètre d’une quinzaine de kilomètres, l’endroit où se sont volatilisées quatre personnes. Quatre personnes sans histoire, sans points communs. Quatre personnes en moins de deux ans.
— Le représentant d’une minoterie locale, veuf, la cinquantaine, sans enfants ; une randonneuse de quinze ans pas spécialement jolie, un militaire rendant visite à sa mère et Raymond Salier qui se rendait chez une cousine éloignée pour régler une succession et n’est jamais rentré chez lui. J’ai retrouvé ladite cousine, mariée à un certain Milan. C’est à ce couple que je m’intéresse, Salier voulait leur proposer de racheter leur part d’une petite maison située en Bretagne. C’était une piste bien vague, mais il fallait bien démarrer quelque part, alors pourquoi pas ?
« Je me suis rendu à Point-Perdu ; entre temps, le garde-chasse avait retrouvé son véhicule incendié à proximité des entrepôts à grain d’un vieux moulin aujourd’hui en ruine. Après avoir accompagné les services d’identification sur les lieux, j’ai pris un logement à deux kilomètres de là, reportant mon interrogatoire des Milan au lendemain. »
« Au petit matin, je me suis rendu chez eux. Un pauvre couple miné par la disparition de leur fils. Le gamin aurait fait une fugue. La femme semble à moitié cinglée et le mari qui m’a l’air d’un brave type s’occupe comme il peut de la maison. Les terres sont inexploitées depuis longtemps, il y a juste un grand potager et un élevage de poulets. De temps en temps, il tire le canard et à l’occasion taquine la truite ou le brochet. C’est un solitaire, le couple fait un peu figure de paria dans le coin, pas de visite, pas d’amis... Ils affirment n’avoir jamais vu Salier. J’ai eu l’impression que mes questions les mettaient mal à l’aise, mais je comprends mieux lorsque je repense au regard halluciné de cette femme, j’en ai froid dans le dos. Pourtant, dès le lendemain, le mari n’était plus le même homme ; il est devenu plus prolixe, me questionnant sur mon métier, ma famille ; il m’a parlé de la terre, de sa vie avant le drame, de son jeune temps... Même sa femme semblait différente, plus calme. Il m’a un peu fait découvrir la région et nous avons sympathisé ; au bout de trois jours, nous étions presque devenus amis. Je ne pense pas qu’il y ait un rapport entre ces gens et cette affaire de disparition. Si vous êtes d’accord, je refile le dossier à la Crime. »

* * *

— Tu as entendu ce que je t’ai dit ? Marre du poulet ! Et marre du canard, et du faisan et de toute cette foutue volaille. Et j’en ai marre aussi de ce poisson, il a le goût de vase et il pue ! Je veux de la viande !
        Elle roule des yeux fous, sa voix se fait avide…
        — J’ai faim de vraie viande...
        André termine tranquillement de rouler sa cigarette et prend le temps de l’allumer.
— Bientôt, ma chérie, fait-il entre deux bouffées, très bientôt.

* * *

— Alors c’est fait ? Vous avez transmis le dossier ?
— Oui, c’est Charlier qui l’a repris. Il penche pour l’hypothèse d’un tueur en série, je lui souhaite bien du plaisir ! C’est du grand n’importe quoi !
— C’est quand même un bon flic, il a résolu quelques affaires intéressantes. Oubliez tout ça. Tant que j’y pense, ma femme fait un bœuf bourguignon dimanche, ça vous tente ? Ça fait un bout de temps qu’on ne vous a vu à la maison, je vous ferai goûter un petit vin de pays pas piqué des vers...
— Merci, monsieur, mais les Milan m’ont invité à passer le week-end chez eux. Ce dimanche c’est jour gras, une tradition de famille, paraît-il, c’est l’occasion de faire bombance. Je fais mes valises et je prends la route ce soir. Une autre fois, peut-être.

Southeast Jones
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 13/04/2025 09:05 | Alerter
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KoyoliteTseila
J'ai ri, je l'avoue ! 😅 J'adore cette forme d'humour noir et j'ai eu grand plaisir à cette lecture. Merci et bon appétit !

2.Posté par Jean-Michel ARCHAIMBAULT le 13/04/2025 10:17 | Alerter
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JMARCHAIMBAULT
Même avis que toi, Kap'tain ! Une superbe variation bien de chez nous sur plusieurs thèmes subtilement mélangés 😉
Cela me fait penser à un génial recueil de textes fantastiques très marqués humour noir qui vient d'être réédité par L'Arbre Vengeur, "Les plumes du corbeau" de Jehanne Jean-Charles. Ce n'est pas jeune (années 60) mais vraiment intemporel et parfois tout aussi méchant. À lire absolument !!!!

3.Posté par B BLANZAT le 15/04/2025 08:58 | Alerter
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Blanzat
Je découvre l'écriture de Southeast Jones, efficace et percutante. Cette histoire résonne fort alors que j'ai refermé il y a peu l'ouvrage de Carole J Adams, où j'ai pioché cette citation de George Bernard Shaw : "Tant que nous sommes nous-mêmes les tombeaux vivants d'animaux assassinés, comment pouvons-nous espérer des conditions de vie idéale ssur cette Terre ?"
Ce récit tient du Simenon, l'inspecteur Dumont a du Maigret avant de devenir magret de poulet.
Belle illustration de ce que l'exploitation animale peut provoquer comme souffrance (la mort d'un enfant), ce que la consommation de chair peut engendrer comme violence (meurtres), et démonstration par l'absurde rappelant les pages de Jonathan Safran Foer quand il vante tous les mérites de la viande canine.

4.Posté par Michel MAILLOT le 16/04/2025 20:29 | Alerter
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mmaillot
Après le fabuleux Damon Knight qui nous avait régalés jadis avec "Pour servir l'homme", voici donc Southeast qui nous propose son plat mijoté. La table est bien dressée, il a mis les petites assiettes dans les grandes, et sorti ses plus beaux couverts. Chercherait-il une ou plusieurs étoiles au guide Michelin ?

Ici, un drame provoque la lente bascule vers la folie, vers une normalité qui a fait accepter ce qui ne l'est pas pour autrui. Mais après tout, l'homme est un animal comme les autres, alors foin de fine bouche ! Tout ceci n'est jamais qu'une affaire culturelle. Vous reprendrez bien une petite tranche, ensuite on ira voir mon élevage de poulets. Vous m'en direz des nouvelles.

Brillante mise en scène, qui nous donnerait la sérieuse envie de devenir végétariens, voire végans, de peur d'être accroc après avoir cédé à la tentation, à moins qu'on ne se révèle être les dindons de la farce !

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