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Expiration | Exhalation | Ted Chiang | 2019

Par | 14/05/2025 | Lu 475 fois




Expiration (réédition) © 2022 Folio SF | Illustration de couverture © Aurélien Police
Expiration (réédition) © 2022 Folio SF | Illustration de couverture © Aurélien Police
Un jeune marchand de Bagdad rongé par le remords entreprend un voyage dans le temps grâce à une incroyable machine.

Dans un futur plus ou moins lointain, un chercheur en anatomie décide de disséquer les rouages de son propre cerveau pour en comprendre le fonctionnement.

Un mathématicien du XIXe siècle met au point une machine censée éduquer les enfants de manière rationnelle. Mais lorsqu’il confie son propre fils à cette Nurse automatique, les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu…

À travers ces neuf nouvelles d’une inventivité et d’une intelligence rares, Ted Chiang interroge avec brio notre rapport aux machines, au temps, à la mémoire, et en définitive, ce qui fait notre humanité.

Fiche de lecture
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Né en 1967 dans l’État de New York, Ted Chiang vit aujourd’hui près de Seattle et travaille « dans l’industrie informatique ». Nous n’en saurons pas plus sur ses activités professionnelles, et s’il faut se contenter de son court CV de nouvelliste, il y a déjà de quoi se sentir tout petit : une quinzaine de nouvelles, une adaptation cinématographique déjà devenue un classique (Premier contact), 4 Prix Hugo, 4 prix Nebula, et 4 prix Locus.

Le présent recueil compte 9 nouvelles cumulant 8 récompenses, et un bandeau marketing assez vendeur : « le meilleur de la science-fiction, selon Barack Obama ». Ted Chiang assume sa passion pour la SF américaine période Asimov et Clarke, celle des anthologies avec un petit commentaire lié à chaque texte. C’est ce qu’il avait fait pour son premier recueil, La Tour de Babylone, et c’est le cas encore ici. Ces notes sont l’occasion de remettre chaque récit dans le contexte de sa création, toujours liée à une réflexion philosophique de l’auteur. Ce sont des éclairages précieux, même si les nouvelles se suffisent à elles-mêmes. Je ne vous propose pas du tout de commenter ses commentaires, mais de brosser rapidement chaque texte, et vous encourage à lire Ted Chiang, qui est effectivement un auteur que je place très haut dans l’art de la forme courte, une écriture fine, intelligente et sensible. Lisez Chiang !

Le Marchand et la porte de l'alchimiste (The Merchant and the Alchemist's Gate, 2007)

A Bagdad, un marchand cache au fond de sa boutique une porte singulière. La franchir d’un côté vous projette 20 ans en avant, la passer dans l’autre sens vous ramène 20 ans en arrière. De là s’enchâssent plusieurs contes, à la manière des 1001 Nuits, liés les uns aux autres, avec toutes les surprises qu’on peut attendre des voyages temporels. J’aurais voulu que cette histoire ne s’arrête jamais.

Expiration (Exhalation, 2008)

Dans un monde indéterminé, toutes les créatures vivent non pas grâce à l’oxygène, mais à l’argon. C’est leur souffle de vie propre, tel le pneuma de Rousseau. Ce sont des sortes de robots vivants, si l’on peut dire les choses ainsi, et l’étrangeté dans laquelle le lecteur est jeté dès les premières lignes est assez déroutante. Le narrateur cherche à percer le secret de leurs mémoires, et se lance dans une quête anatomique, aux conclusions métaphysiques.

Ce qu'on attend de nous (What's Expected of Us, 2007)

Manuel d’utilisation du Déducteur, un « circuit à retard temporel négatif, il renvoie un signal dans le temps ». Si vous pressez le bouton, une lumière s’allume avant que vous ayez pris la décision d’appuyer. Si elle ne s’allume pas, c’est que vous n’allez pas appuyer. Voilà un appareil qui fait des nœuds aux cerveaux de tout le monde, avec des conséquences inattendues. On découvre dans ce monde que le libre arbitre n’est qu’une illusion, ce qui provoque chez les individus un mutisme akinétique. Autrement dit, cela vous paralyse et vous empêche de choisir quoi que ce soit. Vertige garanti en quelques pages.

Le Cycle de vie des objets logiciels (The Lifecycle of Software Objects, 2010)

L’un des plus longs textes du recueil. Il suit l’histoire commerciale des digimos, des êtres organiques digitaux. Le point de vue est celui d’Ana, comportementaliste animalière. Elle se retrouve à bosser pour cette boîte qui a développé des entités virtuelles ressemblant à des animaux ou des robots, avec la maturité affective et intellectuelle de jeunes enfants. Le but est de les vendre comme des tamagochis : chaque propriétaire doit prendre soin de son digimo pour le faire grandir, acquérir la parole etc. Mais le public se lasse. Trop dur, trop long, trop de patience nécessaire. Comme tout abandon d’animal de compagnie, les premiers concernés continuent leur vie. Ils grandissent, évoluent comme des êtres intelligents, apprennent de leurs expériences. Même quand la société qui les emploie fait faillite, Ana et son collègue Derek poursuivent l’apprentissage. Ana pratique le renforcement positif, comme avec les animaux. Ils se sont attachés à eux, comme à des intelligences certes artificielles mais sensibles, voire sentientes. Les années passent, ils luttent pour garantir à leurs digimos un environnement riche et pérenne, car ce sont les interactions avec leurs pairs qui leur permettent de se construire et de grandir. Les relations entre les personnages, la construction narrative en alternance des points de vue, rappelle L’Histoire de ta vie, avec cette fois une histoire secondaire d’acte manqué, des sacrifices personnels et professionnels que les héros sont prêts à faire au nom de leur affection pour ces êtres uniques dont ils se sentent responsables.

La Nurse automatique brevetée de Dacey (Dacey's Patent Automatic Nanny, 2011)

Texte conçu sous la forme d’un catalogue d’exposition d’un objet singulier, une machine conçue pour s’occuper de l’enfant de son inventeur, dont l’épouse est décédée. Si le fils n’a pas vraiment été choyé par son père, il n’en applique pas moins la même méthode à son propre rejeton des années plus tard. Résultat : on constate des retards physiques et psychiques. C’est un récit qui ressemble un peu à la vie du Christ, en tout cas la ressemblance est frappante avec le dernier rejeton qui meurt à 33 ans, après avoir eu une existence tenant du miracle, tant elle est marquée par l’anormalité et la souffrance, élevé par une mère vierge, non fécondée. La comparaison portera peut-être à discussion, mais on ne peut s’empêcher d’y voir aussi un miroir de l’enfant sans mère biologique (Jésus n’a pas de père biologique). Cette nouvelle est empreinte d’une atmosphère lourde, froide, on est heureux qu’elle se termine.

La Vérité du fait, la vérité de l'émotion (The Truth of Fact, the Truth of Feeling, 2013)

Deux histoires parallèles. D’un côté, un missionnaire en Afrique apprend l’écriture à un jeune issu d’une tradition orale. De l’autre, développement de la technologie MEMORIA : « nous deviendrons des cyborgs cognitifs, virtuellement incapables de la moindre erreur de mémoire ; la vidéo numérique stockée sur du silicium à correction d’erreur remplacera nos vieux lobes temporaux faillibles ». Chiang mène ici plusieurs réflexions philosophiques : une mémoire froide et parfaite empêche les souvenirs traumatiques de s’estomper et de permettre le pardon, elle empêche d’oublier, de se fabriquer ses propres souvenirs à partir de ses émotions et de ce que les autres nous en disent. Autre axe, « l’écriture une forme de technologie, et le mécanisme de pensée d’une personne alphabétisée est donc régulé par cette technologie. Nous devenons des cyborgs cognitifs dès que nous apprenons à lire, et les conséquences en sont profondes ». Avant que n’advienne l’écriture, une culture orale peut remanier son histoire, celle-ci n’a pas besoin d’être exacte. Il est d’ailleurs intéressant de voir que la tribu des Tiv distingue le vrai « précis » du vrai « juste ». Aujourd’hui, chacun a son histoire orale privée, nous réécrivons notre passé en fonction de nos besoins. En conclusion, nous ne pouvons pas plus éviter la mémoire numérique que les cultures orales n’ont pu éviter l’écrit. Selon l’auteur, il faut y voir une vertu : la mémoire parfaite ne sert pas à prouver qu’on avait raison sur tel ou tel fait passé, mais à admettre qu’on avait tort. Pourquoi pas.

Le Grand silence (The Great Silence, 2015)

Un texte court mais fort, le récit à la première personne d’une espèce en voie de disparition, qui s’adresse à l’humanité s’acharnant à scruter des signes de vie dans l’univers. Je renvoie à l’article de Julien Wacquez (Le perroquet est un extraterrestre comme les autres), co-écrit avec Chiara Mengozzi, qui me l’a fait découvrir, et que j’ai pillé avec son accord pour une petite conférence que j’ai tenue sur l’intelligence animale. Le message que nous laisse cet être vivant est poignant.
Un Amazone de Porto Rico | © Par Tom MacKenzie, http://www.fws.gov/caribbean/ES/Parrot-Gallery.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=11818051
Un Amazone de Porto Rico | © Par Tom MacKenzie, http://www.fws.gov/caribbean/ES/Parrot-Gallery.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=11818051

Omphalos (Omphalos, 2019)

Nous sommes dans un univers parallèle, alternatif, régi par des lois créationnistes, et où des lieux bien connus de notre réalité s’appellent ici Chicagou, ou Arisona. Une anatomiste se lance sur la piste de reliques vendues en contrebande. Qu’est-ce que ces objets volés ont de particulier ? Ce sont des os ou des coquillages, les restes d’organismes primordiaux (comprenez : créés par Dieu). La cosmogonie de ce monde repose donc sur la création ex nihilo des premiers êtres, dont nous serions les descendants. Attention, c’est sérieux, rien à voir avec la fable du premier homme et de la première femme, mais l’apparition spontanée d’un ensemble assez conséquent d’êtres vivants pour pouvoir évoluer sur des millénaires. Levons maintenant les yeux : l’espace est fini, le nombre d’étoiles limité. Mais une découverte astronomique vient tout bouleverser : nous qui pensions tourner autour d’un soleil immobile, baignant dans un éther luminifère en mouvement, voilà qu’on apprend que le système Éridani est géocentrique. C’est la preuve qu’il y aurait une planète élue, et ce n’est pas la nôtre ! Une crise de foi planétaire s’en suit, un peu comme dans la nouvelle Ce qu’on attend de nous, avec un effet diamétralement opposé : nous saurions finalement doués de libre-arbitre. Car la question est de savoir comment les hommes primordiaux ont fait pour s’en sortir sans expérience, sans transmission d’un savoir, faute de prédécesseurs ou de modèles : ils ont fait des choix à partir de ce qui leur était donné de connaître, pour s’améliorer.

L'Angoisse est le vertige de la liberté (Anxiety Is the Dizziness of Freedom, 2019)

Accrochez-vous, on atteint le niveau Greg Egan en termes de compréhension. Un jour, quelqu’un invente les Prismes, « Processus Plaga Intermonde à Signalisation Mécanique ». Ce sont des instruments quantiques permettant d’entrer en contact avec son « parallêtre », son double vivant dans une autre dimension (si l’on se base sur l’idée que chaque choix ou événement peut engendrer des bifurcations temporelles et des univers parallèles). La place que prennent les prismes dans le quotidien est l’occasion de suivre les parcours croisés de plusieurs personnages, surtout celui de Nat, une vendeuse/arnaqueuse de prismes, ancienne toxico, et Dana la psy qui anime des cercles de paroles pour gens accros aux prismes. Il est à nouveau question de libre-arbitre, ainsi que du vertige de nos vies alternatives. Chiang épuise ici le sujet du chat de Schrödinger, en y incluant même des biais auxquels on n’aurait pas pensé, tels que les courtiers en données, des tentatives complexes de prévisions etc.

Pour comprendre son fonctionnement, je ne peux pas faire autrement que citer l’auteur in extenso :
chaque prisme « avait deux LED, une rouge et une bleue. Quand un prisme était activé, une mesure quantique étant lancée à l’intérieur de l’appareil, avec deux résultats possibles à probabilité égale (…). À partir de cet instant, le prisme permettait le transfert d’informations entre deux branches de la fonction d’onde universelle. En termes plus familiers, le prisme créait deux lignes temporelles nouvellement divergentes, une où la LED rouge s’allumait et une autre où c’était la bleue, permettant ainsi la communication entre les deux. L’information était échangée à l’aide d’un réseau ionique, isolé dans des pièges magnétiques à l’intérieur du prisme. Quand le prisme était activé et que la fonction d’onde universelle se divisait en deux branches, ces ions restaient dans un état de superposition cohérente, en équilibre sur le fil du rasoir et accessibles à chaque branche. Chaque ion pouvait être utilisé pour envoyer un bit d’information, un oui ou un non, d’une branche à l’autre. L’acte de lire ce oui/non entraînait la décohérence de l’ion, le précipitant de façon permanente de son équilibre précaire vers l’un des deux côtés. Pour envoyer un autre bit, il vous fallait un autre ion. Avec un réseau ionique, vous pouviez transmettre une suite de bits qui encodait du texte ; avec un réseau suffisamment long, vous pouviez expédier des images, du son, même de la vidéo. (…) C’était plus proche d’un bloc-notes partagé entre deux branches, et chaque fois qu’un message était envoyé une feuille de papier était arrachée de la rame. Une fois la rame de papier épuisée, aucune autre information ne pouvait être échangée et les deux branches continuaient leurs routes séparément, à jamais injoignables. »

Cette limite aux échanges génère forcément une économie du bit échangeable, et donc une multiplicité infinie d’intrigues, de possibles que la nouvelle ne peut que laisser entrevoir, mais cela nous laisse songeur.


Bruno Blanzat
Copyright @ Bruno Blanzat pour Le Galion des Etoiles. Tous droits réservés. En savoir plus sur cet auteur


💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 14/05/2025 08:36 | Alerter
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KoyoliteTseila
C'est un très bel article, intéressant et joliment illustré, merci beaucoup pour la présentation de ce recueil de nouvelles !

2.Posté par Thierry B. le 14/05/2025 08:54 | Alerter
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ThierryB
Merci pour ce très bel article.

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