Le Syndrome Magneto @ 2023 Au Diable Vauvert | Illustration de couverture @ Olivier Fontvieille | Photo @ Bruno Blanzat
Illustration et quatriĂšme de couverture
« Tout le monde aime les méchants. La culture populaire en a produit de toutes formes et toutes couleurs. Mais tous ne commettent pas leurs atrocités pour de viles raisons. Certains ne veulent pas détruire le monde : ils veulent le changer. Utopistes malencontreusement dystopiques, extrémistes plus ou moins bien intentionnés, libérateurs aux penchants totalitaires, terroristes se vivant comme résistants : ce livre leur est consacré. »
De Thanos à Poison Ivy, de Killmonger à Daenerys, en passant par les sorciÚres et autres freaks, il fallait donner un nom à ce troublant phénomÚne, un nom en hommage à son leader incontesté : le syndrome Magneto.
Auteur et vidéaste web spécialiste de la culture populaire, Benjamin Patinaud anime la chaine Bolchegeek. Le Syndrome Magneto est son premier livre.
De Thanos à Poison Ivy, de Killmonger à Daenerys, en passant par les sorciÚres et autres freaks, il fallait donner un nom à ce troublant phénomÚne, un nom en hommage à son leader incontesté : le syndrome Magneto.
Auteur et vidéaste web spécialiste de la culture populaire, Benjamin Patinaud anime la chaine Bolchegeek. Le Syndrome Magneto est son premier livre.
Fiche de lecture
Sous la barbe de Bolchegeek agit Benjamin Patinaud, auteur et vidĂ©aste. Il anime une chaĂźne Youtube et produit des contenus pour le journal LâHumanitĂ©. Il sâintĂ©resse particuliĂšrement aux objets de la pop culture, non pas sous un angle geek, mais selon une lecture sociale, anthropologique, historique. Les fondements marxistes-lĂ©ninistes sont Ă©vidents, on sait lâauteur originaire des terres de Georges Guingouin et formĂ© Ă la LCR (Ligue Communiste RĂ©volutionnaire), mais il tient un Ă©quilibre rasoirofilien entre la mise au jour des mĂ©canismes dĂ©lĂ©tĂšres de la consommation de masse quâengendre le capitalisme et le partage dâĆuvres culturelles installĂ©es. Câest une maniĂšre de reprendre la distinction que faisait Pier Paolo Pasolini entre sport populaire et sport de masse quand il traitait du football, cette fois-ci Ă©tendue Ă tous types de supports (comics, films, sĂ©ries, jeux vidĂ©o).
Bolchegeek dĂ©gage un phĂ©nomĂšne rĂ©current dans ces histoires : le traitement du mĂ©chant est plus rĂ©vĂ©lateur des partis pris artistiques et/ou politiques de lâĂ©poque, que lâimage assez convenue du gentil qui Ćuvre pour le bien. Ainsi sâexplique le sous-titre : et si les mĂ©chants avaient raison ?
Lâouvrage ressemble davantage Ă une maniĂšre dâexpliciter une idĂ©e, structurĂ© sur un patient zĂ©ro, une sĂ©rie de 14 symptĂŽmes et 41 patients cĂ©lĂšbres. Le style ressemble parfois Ă un script de vidĂ©o, on retrouve les tics de langage de lâauteur (anglicismes de djeuns, « embrassez-vous Folleville », « craspec », « et autres bandes de zinzins »), des idĂ©es reviennent dans certains chapitres alors quâelles avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es[1], certaines notes de bas de pages rappellent les digressions sans rapport avec le sujet dont il est coutumier dans ses vidĂ©os et qui rendent celles-ci plus proches de nous. La construction mĂȘme en courtes parties chapeautĂ©es de doubles exergues[2] rappellent les montages illustratifs du format Youtube.
Tout cela a peut-ĂȘtre jouĂ© dans lâaccueil assez froid de la sphĂšre SF. Je pense notamment Ă une critique assez dure, voire fallacieuse[3], parue dans Bifrost, ou Ă des commentaires sur les rĂ©seaux sociaux. Les auteurs de ces lignes acides acclament pourtant la prose de chroniqueur de Nicolas Martin, atteint du mĂȘme syndrome que Bolchegeek, mais Ă un stade beaucoup plus avancĂ©, voire terminal : Ă force dâĂ©crire ce quâil dit, il finit par Ă©crire comme il parle. Dans le cas du prĂ©sent ouvrage, la forme est adaptĂ©e Ă lâaspect populaire du sujet, avec des passages efficaces et pertinents : « laideur et salissures morales autant que matĂ©rielles composent la face dâune mĂȘme piĂšce. Du sale on fait des sales types, des salauds, des salopards. Ăventuellement des salopes, quand la sexualitĂ© fĂ©minine se retrouve associĂ©e Ă la saletĂ© et Ă des comportements mĂ©prisables. »
Il faut donc reconnaĂźtre Ă Benjamin Patinaud un travail consĂ©quent, documentĂ©, rĂ©flĂ©chi, sur lâidĂ©e que le traitement du mĂ©chant dans lâhistoire peut amener Ă regarder de lâautre cĂŽtĂ© du miroir du divertissement. On dĂ©couvre, ainsi, que la maxime du bien de Spider-Man Ă©tait dĂ©jĂ exprimĂ©e en 1793 dans le Plan de travail, de surveillance et de correspondance du ComitĂ© de Salut Public de la RĂ©volution Française : « une grande responsabilitĂ© est la suite insĂ©parable dâun grand pouvoir. »
Son patient zĂ©ro et Ă©ponyme est Magneto, alias Erik Lehnsherr, lâantagoniste attitrĂ© des X-Men[4]. On a vite Ă©tabli que la relation entre Magneto et le professeur Xavier, fondateur des X-Men, relevait de la mĂȘme dynamique quâentre Malcom X et Martin Luther King Jr. Tous deux combattent pour la mĂȘme cause : la reconnaissance et lâĂ©panouissement des mutants. Mais ils sâopposent irrĂ©ductiblement sur la maniĂšre dâarriver Ă leur fin. Xavier prĂŽne lâhumanisme, lâexemplaritĂ©, la nĂ©gociation, la non-violence, tandis que Magneto est convaincu que tous les recours sont Ă©puisĂ©s. Un seul moyen : le passage en force, quelles quâen soient les consĂ©quences.
Cette dualitĂ© agite profondĂ©ment lâactivisme dâaujourdâhui. De mĂȘme quâĂ lâĂ©poque des droits civiques aux Ătats-Unis ou lors des conquĂȘtes sociales en France, se pose la question de lâagir. Dans le cadre des enjeux climatiques, ceux quâon qualifie dâĂ©coterroristes ou de radicaux dĂ©fendent cette idĂ©e que le temps du dĂ©bat est rĂ©volu. Lâheure nâest plus Ă la rĂ©flexion, aux discussions, Ă la consultation publique. Face Ă lâurgence, que faire ? Certains agissent.
Lâauteur le montre assez bien dans le paragraphe « PriĂšre de restituer le monde dans lâĂ©tat oĂč vous lâavez trouvĂ© » : « en prenant une initiative, on prend en mĂȘme temps le risque de devenir le mĂ©chant car, en agissant, on prĂȘte le flanc Ă la critique ». Le mĂ©chant se distingue par lâaction, par une position franche et un parti pris. Il dĂ©cide de changer les choses. En face, le hĂ©ros se contente de rĂ©agir et de ramener la situation Ă son Ă©tat initial, en lâoccurrence un statu quo. Le meilleur des mondes possibles, Ă dĂ©faut de tout autre, vaut mieux pour le garant du bien, malgrĂ© les laissĂ©s-pour-compte, que la possibilitĂ© dâun monde meilleur et valable pour tous. Ainsi a-t-on vu fleurir des vilains pourtant bien intentionnĂ©s : lâOzymandias des Watchmen, le Killmonger de Black Panther, et mĂȘme Magneto quand il cherche Ă sauver les mutants.
Mais, comme le rappelle Bolchegeek, lâhistoire est Ă©crite par les vainqueurs. Aussi pĂ©tri de bonnes intentions que soit le mĂ©chant, ses crĂ©ateurs finiront par le faire glisser sur une pente, forcĂ©ment mauvaise. La pente fatale ou la pente du totalitarisme. Le public peut ĂȘtre sĂ©duit par ses arguments, il peut le suivre jusquâĂ un certain point dans son mode dâaction, mais il y a presque toujours lâaction de trop, une limite au-delĂ de laquelle il se rĂ©vĂšle incontrĂŽlable et trop dangereux. Il devient lâhomme, ou la femme, Ă abattre[5].
Lâexemple de Bane, dans le dernier Batman de Nolan, est assez rĂ©vĂ©lateur : lâambition du mĂ©chant est de renverser lâordre Ă©tabli, tenu par une caste de riches, reproductive, quâincarne Ă lui seul Bruce Wayne. Le mode dâaction de Bane est assez rĂ©prĂ©hensible pour quâil soit arrĂȘtĂ©, mais une fois que cela est fait, plus personne ne se prĂ©occupe de revenir sur les questions lĂ©gitimes quâil a soulevĂ©es.
Cette approche permet de remettre en question son vis-Ă -vis : le hĂ©ros. Peut-on se contenter de rĂ©duire notre engagement Ă : « plus on est bon, plus on gagne Ă la fin » ? Il y a effectivement une tendance Ă ramener « lâĂ©thique Ă une question individuelle ». Le monde tourne autour des choix du hĂ©ros « et de son accomplissement personnel ». Dans le monde rĂ©el, on appelle cela le « syndrome du personnage principal[6] ».
NĂ©anmoins, lâengagement public du hĂ©ros contre un mĂ©chant trĂšs-trĂšs mĂ©chant peut aider Ă faire accepter une « position clivante endossĂ©e par le hĂ©ros » : les X-Men seront dâautant mieux acceptĂ©s dans leurs diffĂ©rences quâils auront affrontĂ© un adversaire aux positions extrĂ©mistes. Câest le fameux dĂ©placement de la fenĂȘtre dâOverton.
Câest justement dans le symptĂŽme n°5, « Le mĂ©chant dâOverton », que Benjamin Patinaud dĂ©veloppe une analyse intĂ©ressante sur la dynamique entre le hĂ©ros et deux espĂšces dâantagonistes : le mĂ©chant stylĂ© et le mĂ©chant piñata, celui dĂ©fendant une cause, au charisme au moins Ă©gal Ă celui du hĂ©ros, et lâautre au sommet de lâantipathie, cruel et mauvais, « servant de dĂ©fouloir au public »[7].
Autre analyse assez juste, celle dâune criminalisation sur mesure : « la dĂ©linquance reste associĂ©e aux classes populaires, considĂ©rĂ©es comme dangereuses », lâidĂ©ologie mĂšne au terrorisme, les maladies mentales feront des tueurs en sĂ©ries, une sexualitĂ© hors norme colle souvent au mĂ©chant, et reflĂšte une dĂ©fiance vivace Ă lâĂ©gard de ceux qui sont diffĂ©rents.
Le symptĂŽme n°10, « CodĂ©s queer », expose dâailleurs un paradoxe : « le mĂ©chant fait associer tout Ă©cart vis-Ă -vis de la norme Ă la malfaisance, ce qui appelle une punition. Ce faisant, il devient pourtant le seul espace de reprĂ©sentation pour les personnes sâĂ©cartant de la norme. Cette contradiction toujours vive traverse le rapport aux Ćuvres tout comme lâindustrie qui les produit ».
Certains antagonistes peuvent parfois bĂ©nĂ©ficier dâune rĂ©habilitation, venant illustrer une fois de plus lâidĂ©e que lâHistoire est Ă©crite par les vainqueurs : ainsi les indiens sauvages et sanguinaires des premiers westerns gagnent en humanitĂ©, jusquâĂ ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s comme les rĂ©elles victimes de la barbarie de lâhomme pĂąle. Mais ce que lâessai met au jour, câest que la plupart des mĂ©chants sont pris dans le paradigme du hĂ©ros, de la lutte du bien et du mal, et de lâillĂ©galitĂ© selon le prisme du lĂ©gal (la loi est la loi) : un systĂšme qui ne se justifie que par lui-mĂȘme. Câest comme ça parce que câest comme ça. Toujours les tenants du statu quo. Alors se repose la question de la publicitĂ© pour lâOrangina Rouge : pourquoi est-il aussi mĂ©chant ? Parce que.
Que reste-t-il au porteur de lâalternative ? Du contre-modĂšle ? Une maniĂšre de contester lâordre par une autre forme dâordre. Sans que le mot soit lĂąchĂ©, câest bien lâanarchie qui point derriĂšre lâidĂ©e de propagande par le fait : « [ils] dĂ©laissent la bataille de lâopinion publique au profit dâautres, plus concrĂštes, dommages collatĂ©raux compris. San conseillers en communication Ă leurs cĂŽtĂ©s, leur action se fait directe et leur propagande est actĂ©e par le fait. » Le chapitre consacrĂ© aux Ă©pouvantails montre bien que « la menace ne rĂ©side mĂȘme pas dans le fait que Magneto ait raison, mais que Magneto pourrait avoir raison ».
DĂšs lors, ce contre-modĂšle est toujours retournĂ© contre lui-mĂȘme pour servir dâargument au maintien des choses en lâĂ©tat[8]. DĂ©signer lâennemi, le bouc-Ă©missaire est toujours trĂšs commode pour cacher lâintolĂ©rable, faire adhĂ©rer au modĂšle dominant. Ăa peut passer par la diabolisation de lâautre, un argument souvent utilisĂ© par le parti dâextrĂȘme droite en France pour se poser en victime et le rĂ©utiliser Ă son profit (Bolchegeek utilise le terme de « retournement du stigmate »), mais aussi par le fait de tourner en ridicule certains mouvements. Ainsi la partie intitulĂ©e « Trop de chefs, pas assez dâindiens », rappelle une autre expression, « lâarmĂ©e mexicaine », qui a permis de dĂ©nigrer un mouvement de juste reconquĂȘte. Des populations spoliĂ©es, opprimĂ©es, engagĂ©es dans un combat de reconnaissance de leurs droits, rĂ©duits Ă lâimage dâidiots, dâabrutis, dĂ©sorganisĂ©s, qui mĂ©ritent leur sort. Au final, des vaincus.
Lâessai opĂšre un va-et-vient rĂ©gulier entre les formes dâantagonismes reprĂ©sentĂ©es et les choix narratifs de lâindustrie culturelle. On comprend ainsi que la cause dĂ©fendue nâimporte pas tant que la maniĂšre de la porter. La partie consacrĂ©e aux « Ă©coterroristes » est la plus Ă©clairante, avec Poison Ivy, Aquaman et Namor en figures tutĂ©laires. Ils ont beau dĂ©fendre la planĂšte contre les prĂ©dations de toutes sortes, la pollution, les atteintes au vivant, le rĂ©cit sâingĂ©niera Ă les peindre en fous et folles dangereuses pour dĂ©valider leur cause, Ă amalgamer atteinte aux biens et violence. Toute ressemblance avec la guerre menĂ©e Ă lâactivisme environnemental actuel est tout Ă fait normale.
Rappelons quâen 2022, 177 dĂ©fenseurs de lâenvironnement ont Ă©tĂ© assassinĂ©s dans le monde, quasiment 2 000 au cours des dix derniĂšres annĂ©es, et en majoritĂ© en AmĂ©rique Latine (pauvres indiens). Mais le storytelling dominant enfouit ces justes sous les haillons du sauvage.
Ce dernier point me permet de terminer avec lâallusion faite par Bolchegeek au monde du cirque, et quâil ne faudrait pas rĂ©sumer Ă un simple freak show. On peut convoquer LâHomme aux semelles de vent de Michel Lebris, « reconnaĂźtre sa part de nuit et encore rĂȘver », et sâĂ©tonner quâon ne reprenne jamais la dĂ©monstration du grotesque et du sublime par Victor Hugo, qui nâest pas que lâillustration de la littĂ©rature moderne depuis Shakespeare et CervantĂšs, mais structure encore toute la dialectique du gentil et du mĂ©chant dans les Ćuvres du XXe et du XXIe siĂšcle. Une position justement anti-systĂšme, contre la Raison dâĂtat, le muthos et lâargot contre le Logos et lâOrdre.
Caliban, sous le joug de Prospero, nâavait-il pas raison de vouloir briser ses chaĂźnes ?
Notes :
Bolchegeek dĂ©gage un phĂ©nomĂšne rĂ©current dans ces histoires : le traitement du mĂ©chant est plus rĂ©vĂ©lateur des partis pris artistiques et/ou politiques de lâĂ©poque, que lâimage assez convenue du gentil qui Ćuvre pour le bien. Ainsi sâexplique le sous-titre : et si les mĂ©chants avaient raison ?
Lâouvrage ressemble davantage Ă une maniĂšre dâexpliciter une idĂ©e, structurĂ© sur un patient zĂ©ro, une sĂ©rie de 14 symptĂŽmes et 41 patients cĂ©lĂšbres. Le style ressemble parfois Ă un script de vidĂ©o, on retrouve les tics de langage de lâauteur (anglicismes de djeuns, « embrassez-vous Folleville », « craspec », « et autres bandes de zinzins »), des idĂ©es reviennent dans certains chapitres alors quâelles avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es[1], certaines notes de bas de pages rappellent les digressions sans rapport avec le sujet dont il est coutumier dans ses vidĂ©os et qui rendent celles-ci plus proches de nous. La construction mĂȘme en courtes parties chapeautĂ©es de doubles exergues[2] rappellent les montages illustratifs du format Youtube.
Tout cela a peut-ĂȘtre jouĂ© dans lâaccueil assez froid de la sphĂšre SF. Je pense notamment Ă une critique assez dure, voire fallacieuse[3], parue dans Bifrost, ou Ă des commentaires sur les rĂ©seaux sociaux. Les auteurs de ces lignes acides acclament pourtant la prose de chroniqueur de Nicolas Martin, atteint du mĂȘme syndrome que Bolchegeek, mais Ă un stade beaucoup plus avancĂ©, voire terminal : Ă force dâĂ©crire ce quâil dit, il finit par Ă©crire comme il parle. Dans le cas du prĂ©sent ouvrage, la forme est adaptĂ©e Ă lâaspect populaire du sujet, avec des passages efficaces et pertinents : « laideur et salissures morales autant que matĂ©rielles composent la face dâune mĂȘme piĂšce. Du sale on fait des sales types, des salauds, des salopards. Ăventuellement des salopes, quand la sexualitĂ© fĂ©minine se retrouve associĂ©e Ă la saletĂ© et Ă des comportements mĂ©prisables. »
Il faut donc reconnaĂźtre Ă Benjamin Patinaud un travail consĂ©quent, documentĂ©, rĂ©flĂ©chi, sur lâidĂ©e que le traitement du mĂ©chant dans lâhistoire peut amener Ă regarder de lâautre cĂŽtĂ© du miroir du divertissement. On dĂ©couvre, ainsi, que la maxime du bien de Spider-Man Ă©tait dĂ©jĂ exprimĂ©e en 1793 dans le Plan de travail, de surveillance et de correspondance du ComitĂ© de Salut Public de la RĂ©volution Française : « une grande responsabilitĂ© est la suite insĂ©parable dâun grand pouvoir. »
Son patient zĂ©ro et Ă©ponyme est Magneto, alias Erik Lehnsherr, lâantagoniste attitrĂ© des X-Men[4]. On a vite Ă©tabli que la relation entre Magneto et le professeur Xavier, fondateur des X-Men, relevait de la mĂȘme dynamique quâentre Malcom X et Martin Luther King Jr. Tous deux combattent pour la mĂȘme cause : la reconnaissance et lâĂ©panouissement des mutants. Mais ils sâopposent irrĂ©ductiblement sur la maniĂšre dâarriver Ă leur fin. Xavier prĂŽne lâhumanisme, lâexemplaritĂ©, la nĂ©gociation, la non-violence, tandis que Magneto est convaincu que tous les recours sont Ă©puisĂ©s. Un seul moyen : le passage en force, quelles quâen soient les consĂ©quences.
Cette dualitĂ© agite profondĂ©ment lâactivisme dâaujourdâhui. De mĂȘme quâĂ lâĂ©poque des droits civiques aux Ătats-Unis ou lors des conquĂȘtes sociales en France, se pose la question de lâagir. Dans le cadre des enjeux climatiques, ceux quâon qualifie dâĂ©coterroristes ou de radicaux dĂ©fendent cette idĂ©e que le temps du dĂ©bat est rĂ©volu. Lâheure nâest plus Ă la rĂ©flexion, aux discussions, Ă la consultation publique. Face Ă lâurgence, que faire ? Certains agissent.
Lâauteur le montre assez bien dans le paragraphe « PriĂšre de restituer le monde dans lâĂ©tat oĂč vous lâavez trouvĂ© » : « en prenant une initiative, on prend en mĂȘme temps le risque de devenir le mĂ©chant car, en agissant, on prĂȘte le flanc Ă la critique ». Le mĂ©chant se distingue par lâaction, par une position franche et un parti pris. Il dĂ©cide de changer les choses. En face, le hĂ©ros se contente de rĂ©agir et de ramener la situation Ă son Ă©tat initial, en lâoccurrence un statu quo. Le meilleur des mondes possibles, Ă dĂ©faut de tout autre, vaut mieux pour le garant du bien, malgrĂ© les laissĂ©s-pour-compte, que la possibilitĂ© dâun monde meilleur et valable pour tous. Ainsi a-t-on vu fleurir des vilains pourtant bien intentionnĂ©s : lâOzymandias des Watchmen, le Killmonger de Black Panther, et mĂȘme Magneto quand il cherche Ă sauver les mutants.
Mais, comme le rappelle Bolchegeek, lâhistoire est Ă©crite par les vainqueurs. Aussi pĂ©tri de bonnes intentions que soit le mĂ©chant, ses crĂ©ateurs finiront par le faire glisser sur une pente, forcĂ©ment mauvaise. La pente fatale ou la pente du totalitarisme. Le public peut ĂȘtre sĂ©duit par ses arguments, il peut le suivre jusquâĂ un certain point dans son mode dâaction, mais il y a presque toujours lâaction de trop, une limite au-delĂ de laquelle il se rĂ©vĂšle incontrĂŽlable et trop dangereux. Il devient lâhomme, ou la femme, Ă abattre[5].
Lâexemple de Bane, dans le dernier Batman de Nolan, est assez rĂ©vĂ©lateur : lâambition du mĂ©chant est de renverser lâordre Ă©tabli, tenu par une caste de riches, reproductive, quâincarne Ă lui seul Bruce Wayne. Le mode dâaction de Bane est assez rĂ©prĂ©hensible pour quâil soit arrĂȘtĂ©, mais une fois que cela est fait, plus personne ne se prĂ©occupe de revenir sur les questions lĂ©gitimes quâil a soulevĂ©es.
Cette approche permet de remettre en question son vis-Ă -vis : le hĂ©ros. Peut-on se contenter de rĂ©duire notre engagement Ă : « plus on est bon, plus on gagne Ă la fin » ? Il y a effectivement une tendance Ă ramener « lâĂ©thique Ă une question individuelle ». Le monde tourne autour des choix du hĂ©ros « et de son accomplissement personnel ». Dans le monde rĂ©el, on appelle cela le « syndrome du personnage principal[6] ».
NĂ©anmoins, lâengagement public du hĂ©ros contre un mĂ©chant trĂšs-trĂšs mĂ©chant peut aider Ă faire accepter une « position clivante endossĂ©e par le hĂ©ros » : les X-Men seront dâautant mieux acceptĂ©s dans leurs diffĂ©rences quâils auront affrontĂ© un adversaire aux positions extrĂ©mistes. Câest le fameux dĂ©placement de la fenĂȘtre dâOverton.
Câest justement dans le symptĂŽme n°5, « Le mĂ©chant dâOverton », que Benjamin Patinaud dĂ©veloppe une analyse intĂ©ressante sur la dynamique entre le hĂ©ros et deux espĂšces dâantagonistes : le mĂ©chant stylĂ© et le mĂ©chant piñata, celui dĂ©fendant une cause, au charisme au moins Ă©gal Ă celui du hĂ©ros, et lâautre au sommet de lâantipathie, cruel et mauvais, « servant de dĂ©fouloir au public »[7].
Autre analyse assez juste, celle dâune criminalisation sur mesure : « la dĂ©linquance reste associĂ©e aux classes populaires, considĂ©rĂ©es comme dangereuses », lâidĂ©ologie mĂšne au terrorisme, les maladies mentales feront des tueurs en sĂ©ries, une sexualitĂ© hors norme colle souvent au mĂ©chant, et reflĂšte une dĂ©fiance vivace Ă lâĂ©gard de ceux qui sont diffĂ©rents.
Le symptĂŽme n°10, « CodĂ©s queer », expose dâailleurs un paradoxe : « le mĂ©chant fait associer tout Ă©cart vis-Ă -vis de la norme Ă la malfaisance, ce qui appelle une punition. Ce faisant, il devient pourtant le seul espace de reprĂ©sentation pour les personnes sâĂ©cartant de la norme. Cette contradiction toujours vive traverse le rapport aux Ćuvres tout comme lâindustrie qui les produit ».
Certains antagonistes peuvent parfois bĂ©nĂ©ficier dâune rĂ©habilitation, venant illustrer une fois de plus lâidĂ©e que lâHistoire est Ă©crite par les vainqueurs : ainsi les indiens sauvages et sanguinaires des premiers westerns gagnent en humanitĂ©, jusquâĂ ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s comme les rĂ©elles victimes de la barbarie de lâhomme pĂąle. Mais ce que lâessai met au jour, câest que la plupart des mĂ©chants sont pris dans le paradigme du hĂ©ros, de la lutte du bien et du mal, et de lâillĂ©galitĂ© selon le prisme du lĂ©gal (la loi est la loi) : un systĂšme qui ne se justifie que par lui-mĂȘme. Câest comme ça parce que câest comme ça. Toujours les tenants du statu quo. Alors se repose la question de la publicitĂ© pour lâOrangina Rouge : pourquoi est-il aussi mĂ©chant ? Parce que.
Que reste-t-il au porteur de lâalternative ? Du contre-modĂšle ? Une maniĂšre de contester lâordre par une autre forme dâordre. Sans que le mot soit lĂąchĂ©, câest bien lâanarchie qui point derriĂšre lâidĂ©e de propagande par le fait : « [ils] dĂ©laissent la bataille de lâopinion publique au profit dâautres, plus concrĂštes, dommages collatĂ©raux compris. San conseillers en communication Ă leurs cĂŽtĂ©s, leur action se fait directe et leur propagande est actĂ©e par le fait. » Le chapitre consacrĂ© aux Ă©pouvantails montre bien que « la menace ne rĂ©side mĂȘme pas dans le fait que Magneto ait raison, mais que Magneto pourrait avoir raison ».
DĂšs lors, ce contre-modĂšle est toujours retournĂ© contre lui-mĂȘme pour servir dâargument au maintien des choses en lâĂ©tat[8]. DĂ©signer lâennemi, le bouc-Ă©missaire est toujours trĂšs commode pour cacher lâintolĂ©rable, faire adhĂ©rer au modĂšle dominant. Ăa peut passer par la diabolisation de lâautre, un argument souvent utilisĂ© par le parti dâextrĂȘme droite en France pour se poser en victime et le rĂ©utiliser Ă son profit (Bolchegeek utilise le terme de « retournement du stigmate »), mais aussi par le fait de tourner en ridicule certains mouvements. Ainsi la partie intitulĂ©e « Trop de chefs, pas assez dâindiens », rappelle une autre expression, « lâarmĂ©e mexicaine », qui a permis de dĂ©nigrer un mouvement de juste reconquĂȘte. Des populations spoliĂ©es, opprimĂ©es, engagĂ©es dans un combat de reconnaissance de leurs droits, rĂ©duits Ă lâimage dâidiots, dâabrutis, dĂ©sorganisĂ©s, qui mĂ©ritent leur sort. Au final, des vaincus.
Lâessai opĂšre un va-et-vient rĂ©gulier entre les formes dâantagonismes reprĂ©sentĂ©es et les choix narratifs de lâindustrie culturelle. On comprend ainsi que la cause dĂ©fendue nâimporte pas tant que la maniĂšre de la porter. La partie consacrĂ©e aux « Ă©coterroristes » est la plus Ă©clairante, avec Poison Ivy, Aquaman et Namor en figures tutĂ©laires. Ils ont beau dĂ©fendre la planĂšte contre les prĂ©dations de toutes sortes, la pollution, les atteintes au vivant, le rĂ©cit sâingĂ©niera Ă les peindre en fous et folles dangereuses pour dĂ©valider leur cause, Ă amalgamer atteinte aux biens et violence. Toute ressemblance avec la guerre menĂ©e Ă lâactivisme environnemental actuel est tout Ă fait normale.
Rappelons quâen 2022, 177 dĂ©fenseurs de lâenvironnement ont Ă©tĂ© assassinĂ©s dans le monde, quasiment 2 000 au cours des dix derniĂšres annĂ©es, et en majoritĂ© en AmĂ©rique Latine (pauvres indiens). Mais le storytelling dominant enfouit ces justes sous les haillons du sauvage.
Ce dernier point me permet de terminer avec lâallusion faite par Bolchegeek au monde du cirque, et quâil ne faudrait pas rĂ©sumer Ă un simple freak show. On peut convoquer LâHomme aux semelles de vent de Michel Lebris, « reconnaĂźtre sa part de nuit et encore rĂȘver », et sâĂ©tonner quâon ne reprenne jamais la dĂ©monstration du grotesque et du sublime par Victor Hugo, qui nâest pas que lâillustration de la littĂ©rature moderne depuis Shakespeare et CervantĂšs, mais structure encore toute la dialectique du gentil et du mĂ©chant dans les Ćuvres du XXe et du XXIe siĂšcle. Une position justement anti-systĂšme, contre la Raison dâĂtat, le muthos et lâargot contre le Logos et lâOrdre.
Caliban, sous le joug de Prospero, nâavait-il pas raison de vouloir briser ses chaĂźnes ?
Notes :
[1] Le chapitre sur « Le retournement du stigmate » est dĂ©jĂ traitĂ© dans dâautres parties, notamment quand lâauteur expose le mĂ©canisme du personnage qui devient lâimage de ce quâil combattait.
[2] Des citations plus ou moins acadĂ©miques dâuniversitaires, de philosophes ou de personnalitĂ©s, se trouvent doublĂ©es, voire dĂ©samorcĂ©es, dâune rĂ©fĂ©rence presque toujours franco-française, telles que des paroles de chanson de Pierre Perret, Michel Sardou, Eddy Mitchell, ou Starmania. Le procĂ©dĂ© surprend mais donne un ancrage populaire au propos et interdit tout procĂšs en donneur de leçons.
[3] Non, StĂ©phanie Chaptal, Poison Ivy nâest pas la seule femme citĂ©e ; et oui, les mangas, sĂ©ries TV et jeux vidĂ©os sont traitĂ©s ; et non, le sujet nâest pas centrĂ© sur la SF donc nâaborde pas exclusivement ce genre.
[4] Les connaisseurs appellent ces méchants récurrents la némésis du héros.
[5] « Et ce sont des facilitĂ©s regrettables tant la cohĂ©rence morale des mĂ©chants peut offrir de lâĂ©paisseur Ă un rĂ©cit : quâon adhĂšre ou non Ă leur vision, on peut entendre leurs arguments. Ces vilains doivent ĂȘtre dĂ©faits sur le plan moral autant que physique. Le rĂ©cit exige de son hĂ©ros quâil dĂ©montre que son antagoniste a tort, sous peine de lui concĂ©der lâadhĂ©sion du public. Mieux : une des plus grandes victoires quâil peut remporter sera de rallier le mal Ă sa cause. »
[6] « Pour se moquer des gens égocentriques agissant selon ce qui va les faire passer pour de bonnes personnes ».
[7] « Il sâagit souvent de dictateurs ringards, de politiciens corrompus, de mafieux, interchangeables ou de capitalistes pollueurs et manipulateurs uniquement motivĂ©s par le profit. » Il arrive alors que le mĂ©chant stylĂ© se rallie au hĂ©ros pour mettre le mĂ©chant piñata : « le stylĂ© gagne en capital sympathie ce quâil perd en supĂ©rioritĂ© morale, lui seul peut se salir les mains et ĂȘtre mĂ©chant avec le mĂ©chant. (âŠ) Le temps dâune histoire, ils sont nos mauvaises frĂ©quentations ».
[8] « Dans la culture de masse, lâallergie au parti pris dĂ©coule aussi dâun impĂ©ratif industriel : produire un filet dâeau tiĂšde en continu pour assurer les ventes de pop-corn. Mais il ne faut pas sâĂ©tonner que nombre de spectateurs, habitĂ©s par ces enjeux, finissent par plĂ©bisciter le mĂ©chant ».


