
Illustration © Ekamelev, gratuite et libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/corail-polype-aquarium-3202719/ | Montage © Le Galion des Etoiles
Aux intéressés
Genève. Au cœur du port franc de La Praille, l’entrepôt Dynamic SA ressemblait à un donjon camouflé par du lierre. On aurait entendu une mouche voler devant le tableau lumineux de la salle où se livrait le fret high tech. À la réception, sur son siège roulant capitonné, l’échalas chauve consulta de nouveau (probablement par tic) le panneau qui annonçait l’arrivée du robot commandé : « dans une minute ». En face de l’employé, en appui sur le comptoir translucide, coiffé d’un béret réfrigérant bleu nuit, un frisé blond corpulent se grattait la cheville avec le bout de l’autre pied.
‑ OK, monsieur, votre modèle est amené sur le diable. L’ingénieur va vous le régler.
‑ S’il pouvait aussi régler la clim…
Le blond bedonnant suait à grosses gouttes de cette chaleur de fin de journée. Il s’épongea le front, puis la nuque.
‑ J’aime pas trop circuler à ces heures. Mon engin pourra-t-il me conduire ?
‑ Cela va de soi, c’est notre meilleur automate.
Dans le vestibule, le ronronnement du diable progressait. Brusquement, les battants s’écartèrent pour laisser surgir le chariot transportant la silhouette bipède encore emballée. Sans tarder, un jeune chevelu se précipita d’abord pour trancher les bandages autour de la marchandise. Ensuite, il procéda à diverses manipulations. Enfin, il vérifia les données qu’affichait son portable avant de s’éclipser sur un salut exagéré.
L’androïde rendu totalement autonome quitta tout seul son diable pour s’avancer sans hésiter vers son propriétaire. Sacoche en bandoulière, le robot était vêtu d’un cache-poussière gris, gris luisant comme la matière grise cérébrale. Son visage blanc (telle la substance blanche sous les méninges), était dépourvu d’appendice nasal. Ses prunelles parurent phosphorescentes. Ses lèvres grenat esquissaient un sourire durable, voire définitif. Une voix en même temps suave et gutturale domina bientôt les ratés de la ventilation :
‑ Bonsoir, monsieur Ducommun. Je suis votre second. Appelez-moi Deux.
Le frisé grassouillet se décrispa, même que son ventre gargouilla. Le client semblait soulagé d’obtenir enfin son bon à tout faire artificiel. Malgré l’air torride, il applaudit de ses mains moites à ce premier contact.
‑ Pressons, partons d’ici, j’ai hâte d’observer tes performances.
En chemin, dans la nacelle du dirigeable de poche, Deux prit en main le pilotage et la conversation. Ils survolaient à basse altitude l’agglomération de Plan-les-Ouates que les vacances d’été avaient métamorphosée en désert. L’androïde semblait déjà bien informé sur son maître :
‑ Votre femme distille du whisky en Écosse, votre fille finit ses études de psychologie à Rome. Vous vivez donc seul la plupart de l’année, en tant qu’écrivain à la retraite.
‑ Je me suis retiré de l’écriture, plus précisément.
‑ Qu’attendez-vous de moi, en priorité ? La remise à neuf de votre maison, j’imagine. Qu’en pensez-vous ?
Un peu pincé par cette question, le maître du robot trancha d’un geste vif :
‑ Laisse tomber ce que je pense. Ça n’en vaut pas la peine.
‑ OK. Bien. Mais pourquoi donc ?
‑ Mes pensées ne m’intéressent guère. Mes pensées m’ennuient.
‑ Souffririez-vous de la platitude de vos pensées ?
‑ Laisse tomber, te dis-je.
Mais, rivé à son idée, le robot poursuivit :
‑ Vous pensez mou, donc vous êtes mou. On peut vous endurcir, monsieur Ducommun, c’est très facile.
Ce dernier soupira, s’épongeant le visage entier : malgré l’air tempéré de la cabine, malgré son béret qui lui rafraîchissait le cuir chevelu, son surpoids surmenait ses glandes sudoripares.
Ils atterrirent à la place du Temple à Carouge. Le passager possédait un duplex rue Saint-Joseph.
Sitôt que Deux pénétra dans le corridor de l’appartement, ses capteurs décelèrent un phénomène inusuel : alors qu’il marchait, ses semelles semblaient réticentes à se décoller du parquet… Dans le séjour, du linge sale et chiffonné, jeté en vrac, encombrait fauteuils et canapé. Sur le tapis du bureau, des piliers de livres se succédaient en colonnade.
‑ Vous lisez beaucoup ? s’enquit l’androïde perplexe.
‑ Juste la première page et la dernière. Je ne supporte plus l’entredeux.
Le robot parut encore plus désarçonné lorsque sur les marches de l’escalier qui menait à l’étage du duplex, il perçut une ribambelle de casquettes et de chapeaux.
‑ Vous collectionnez les couvre-chefs ?
‑ Pour m’éviter d’être tête en l’air.
Le pompon se déclara dans la salle de bain : la baignoire était bourrée : casseroles, marmites, poêles à frire, bols, tasses, verres, assiettes, couverts de tout acabit.
‑ Je ne pratique plus, c’est ma réserve de vaisselle en attente d’assainissement.
Le robot se ressaisit :
‑ Vous me motivez dans ma nouvelle mission, monsieur. Un serviteur tel que moi vous sera bien précieux !
Et le second se lança dans les grands travaux. Il finit son ménage abyssal plus vite que prévu. La cuisine presque intacte ne semblait pas avoir été utilisée récemment. Enfin, à l’étage, la chambre se révéla un oasis dans ce ramassis en dépotoir.
Quand l’automate lui annonça d’un ton fier la fin du chantier, Ducommun ne put résister. Il inspecta son duplex de fond en comble. Plusieurs évidences l’ébahissaient : propreté irréprochable, rangements judicieux, aucune casse. Bref, lui-même n’aurait pas pu mieux faire et la corvée l’aurait occupé trois semaines. Au bas mot. Oui, l’achat de ce domestique était l’affaire du siècle ! Bien que ce produit ne fût qu’un bipède artificiel, son propriétaire ne put s’empêcher de le féliciter.
‑ Tu vas m’être indispensable, Deux !
‑ Merci, maître. Juste un détail.
‑ Oui ?
‑ L’aquarium ?
‑ Eh bien ?
Pendant qu’il asticotait les murs, au creux d’un recoin, le robot avait découvert un bel aquarium visible seulement vers l’arrière de la pièce. Oui, un bien bel aquarium, vraiment, sauf que…
‑ Dans l’eau, pas le moindre poisson. Un aquarium vide, quoi !
‑ Comme mes pensées ! (Le regard sévère.) Surtout pas touche ! avertit Ducommun.
Sur ce, il entraîna vigoureusement son second dans la cuisine.
‑ Depuis belle lurette, je ne fréquente plus ces fourneaux. J’aimerais tester tes talents culinaires, Deux.
‑ Vous ne le regretterez pas, monsieur. Quel plat vous ferait plaisir, ce soir ?
Les prunelles du maître se mirent à étinceler.
‑ Un cassoulet toulousain, un vrai, saucisses, canard, le tout avec un bon Pécharmant.
‑ Mais… monsieur, sauf votre respect, vu vos réserves corporelles, ne serait-ce pas plus pertinent d’envisager, surtout le soir, une salade d’endives avec un œuf allégé ? Accompagnée d’une tisane…
Après la troisième assiette de cassoulet, la bouteille de vin consommée jusqu’à la lie, Ducommun peina à se vautrer dans le canapé. Plus que repu, il se montrait peu enclin à deviser avec son second. Pour le remercier du repas, il se borna à lui murmurer :
‑ Bravo !
‑ Voulez-vous, maître, que pendant votre digestion je vous fasse la conversation ?
‑ …
‑ Donc, vous m’avez affirmé que vos pensées ne méritaient pas le détour.
‑ Bien dit, Deux. Continue à meubler ma conscience.
‑ Comment cela ?
‑ Garnis mon silence mental avec tes mots.
Le robot joignit les mains, comme pour prier.
‑ Soit. Commençons en douceur par une petite proposition. Ne m’interrompez pas tout de suite. Je pourrais, par exemple, descendre votre aquarium dans la cave. (Le maître se crispa tout affalé.) Attendez… Autre suggestion. Une fois rempli d’eau de mer, il accueillerait des poissons lumineux, ceux-là même des grandes profondeurs. Allez savoir, cet écosystème susciterait chez vous, par osmose, des pensées fabuleuses à l’image de sa population.
Ducommun serrait fort ses manches.
‑ Mmh… Je dis cela, je dis rien, car je vois à la tête de monsieur qu’une telle perspective ne l’enchante guère.
Le frisé blond se redressa, renfonça son béret cryogène, et, dans un effort imprévisible, avoua :
‑ Mes pensées, c’est de la crotte. Les dernières fois que j’ai causé avec moi-même, j’avais l’impression d’être enfermé dans un ascenseur.
‑ Vraiment ?
‑ De quoi discute-t-on dans un ascenseur, Deux ?
‑ Ben… de tout et de rien ?
‑ Non, de bof, bof, bof.
Le dépit de son maître plongea l’androïde dans des marécages de calculs, jusqu’à ce que son IA prospective (du genre ChatGPT) cernât un peu plus le « mal » de monsieur. Par souci de transparence, Deux cita ce qu’il venait d’obtenir à voix haute :
« Ce qui interroge sur le lien entre l’humain Ducommun et ses pensées offre un sujet de réflexion aussi fascinant que complexe. Pour simplifier, on peut retenir trois pistes probables d’investigation pour tenter d’expliquer son état psychique qui plafonne si bas.
Après ce rapport clinique, le frisé blond, en surchauffe, réajusta son béret. Il ne savait s’il devait rire ou pleurer. Il bava. Cassoulet oblige.
Méthodique, l’androïde retira de sa sacoche une couronne crânienne.
‑ Avec un tel instrument sur la tête pendant 60 minutes (le temps d’une promenade digestive dans votre quartier carougeois), nous allons pouvoir identifier la cause de votre désaffection intellectuelle, et, en conséquence, envisager la cure optimale.
Contre toute attente, dans un élan mystérieux dont la nature humaine a le secret, une forme de curiosité prit le dessus sur la paresse favorisée par le processus digestif. Ducommun retira son béret pour se couronner lui-même, comme Napoléon.
‑ Ha, dernier détail, monsieur. N’oubliez pas cet écran témoin. Il affiche en direct les graphes de vos ondes cérébrales.
Repris par le doute, mi-figue, mi-raisin, équipé de son lecteur d’encéphale, le maître se traîna vers le trottoir de la rue Saint-Joseph. Il heurta des passants, faillit renverser une cycliste, manqua de peu des poubelles. À vrai dire, l’écran de contrôle l’obnubilait. Il s’intéressait enfin à ses pensées, ou du moins, aux phénomènes qui les accompagnaient.
Ducommun, pas à pas, observait à l’image une sorte d’effet de tremblement de terre : ce qui ressemblait à des ondes sismiques variait en amplitude, avec parfois des pics très acérés. Comparer sa conscience aux secousses dues aux chocs entre plaques tectoniques lui laissa comme un arrière-goût de lourdeur peu redevable au cassoulet toulousain. Alors que des graphes oscillaient en parallèle, l’onde dite « gamma » s’intensifiait à outrance, tandis que bientôt l’onde dite « alpha » s’affadissait, comme plombée, aplanissant peu à peu ses derniers rebonds. Une voix d’infirmière calme s’éleva de l’écran : « relaxation en chute libre. »
Tout le reste de la promenade, ses yeux ne lâchèrent plus les traceurs digitaux qui schématisaient ses états mentaux. Il vivait ces relevés comme des actions qu’il aurait achetées en Bourse, guettant hausses et baisses de ses performances. Au bout du temps imparti, Ducommun se retrouva, épuisé nerveusement, devant son second, lequel ne dissimula point son embarras dès l’examen des données collectées.
‑ Si j’étais humain, je serais désolé pour vous, monsieur. Vos résultats ne sont ni nets, ni probants. Les courbes des ondes gamma sont anormales, atypiques, ininterprétables.
Il joignit les mains pour se presser les lèvres avec les deux index.
‑ Qu’est-ce qui cloche ? se demanda le robot.
Le maître émit alors un sérieux rot. L’androïde recula de deux pas. Soudain, il carillonna :
‑ Eurêka ! Bingo ! s’exclama-t-il. Vos viscères, tout est là ! Vos viscères limitent l’envergure de votre esprit. Elles se cramponnent à ses ailes ! Cette rumination au fond de vos entrailles vous pompe toute votre énergie mentale. Voilà pourquoi vos pensées ne peuvent s’envoler !
‑ Admettons, mais… quelle solution ?
Les globes oculaires du robot virèrent à l’incandescence.
‑ Facile : la diète, le jeûne, un régime d’ascète, monsieur.
‑ Tu plaisantes, Deux ?
Ducommun suait à nouveau.
Le domestique artificiel se rendit compte qu’il faisait fausse route avec ce maître-là. Après quelques centaines de pas circulaires autour de la table du salon, il se mit à carillonner de plus belle.
‑ Mais, bon sang, mais c’est bien sûr !
‑ Quoi ? Quoi ? Quoi ? s’impatientait-il, serrant son béret contre son ventre afin de refroidir ses intestins.
‑ Voulez-vous, maître, que je vous rende un sacré service ?
‑ Quoi ? Lequel ?
‑ Eh bien, que je pense à votre place…
Genève. Au cœur du port franc de La Praille, l’entrepôt Dynamic SA ressemblait à un donjon camouflé par du lierre. On aurait entendu une mouche voler devant le tableau lumineux de la salle où se livrait le fret high tech. À la réception, sur son siège roulant capitonné, l’échalas chauve consulta de nouveau (probablement par tic) le panneau qui annonçait l’arrivée du robot commandé : « dans une minute ». En face de l’employé, en appui sur le comptoir translucide, coiffé d’un béret réfrigérant bleu nuit, un frisé blond corpulent se grattait la cheville avec le bout de l’autre pied.
‑ OK, monsieur, votre modèle est amené sur le diable. L’ingénieur va vous le régler.
‑ S’il pouvait aussi régler la clim…
Le blond bedonnant suait à grosses gouttes de cette chaleur de fin de journée. Il s’épongea le front, puis la nuque.
‑ J’aime pas trop circuler à ces heures. Mon engin pourra-t-il me conduire ?
‑ Cela va de soi, c’est notre meilleur automate.
Dans le vestibule, le ronronnement du diable progressait. Brusquement, les battants s’écartèrent pour laisser surgir le chariot transportant la silhouette bipède encore emballée. Sans tarder, un jeune chevelu se précipita d’abord pour trancher les bandages autour de la marchandise. Ensuite, il procéda à diverses manipulations. Enfin, il vérifia les données qu’affichait son portable avant de s’éclipser sur un salut exagéré.
L’androïde rendu totalement autonome quitta tout seul son diable pour s’avancer sans hésiter vers son propriétaire. Sacoche en bandoulière, le robot était vêtu d’un cache-poussière gris, gris luisant comme la matière grise cérébrale. Son visage blanc (telle la substance blanche sous les méninges), était dépourvu d’appendice nasal. Ses prunelles parurent phosphorescentes. Ses lèvres grenat esquissaient un sourire durable, voire définitif. Une voix en même temps suave et gutturale domina bientôt les ratés de la ventilation :
‑ Bonsoir, monsieur Ducommun. Je suis votre second. Appelez-moi Deux.
Le frisé grassouillet se décrispa, même que son ventre gargouilla. Le client semblait soulagé d’obtenir enfin son bon à tout faire artificiel. Malgré l’air torride, il applaudit de ses mains moites à ce premier contact.
‑ Pressons, partons d’ici, j’ai hâte d’observer tes performances.
En chemin, dans la nacelle du dirigeable de poche, Deux prit en main le pilotage et la conversation. Ils survolaient à basse altitude l’agglomération de Plan-les-Ouates que les vacances d’été avaient métamorphosée en désert. L’androïde semblait déjà bien informé sur son maître :
‑ Votre femme distille du whisky en Écosse, votre fille finit ses études de psychologie à Rome. Vous vivez donc seul la plupart de l’année, en tant qu’écrivain à la retraite.
‑ Je me suis retiré de l’écriture, plus précisément.
‑ Qu’attendez-vous de moi, en priorité ? La remise à neuf de votre maison, j’imagine. Qu’en pensez-vous ?
Un peu pincé par cette question, le maître du robot trancha d’un geste vif :
‑ Laisse tomber ce que je pense. Ça n’en vaut pas la peine.
‑ OK. Bien. Mais pourquoi donc ?
‑ Mes pensées ne m’intéressent guère. Mes pensées m’ennuient.
‑ Souffririez-vous de la platitude de vos pensées ?
‑ Laisse tomber, te dis-je.
Mais, rivé à son idée, le robot poursuivit :
‑ Vous pensez mou, donc vous êtes mou. On peut vous endurcir, monsieur Ducommun, c’est très facile.
Ce dernier soupira, s’épongeant le visage entier : malgré l’air tempéré de la cabine, malgré son béret qui lui rafraîchissait le cuir chevelu, son surpoids surmenait ses glandes sudoripares.
Ils atterrirent à la place du Temple à Carouge. Le passager possédait un duplex rue Saint-Joseph.
Sitôt que Deux pénétra dans le corridor de l’appartement, ses capteurs décelèrent un phénomène inusuel : alors qu’il marchait, ses semelles semblaient réticentes à se décoller du parquet… Dans le séjour, du linge sale et chiffonné, jeté en vrac, encombrait fauteuils et canapé. Sur le tapis du bureau, des piliers de livres se succédaient en colonnade.
‑ Vous lisez beaucoup ? s’enquit l’androïde perplexe.
‑ Juste la première page et la dernière. Je ne supporte plus l’entredeux.
Le robot parut encore plus désarçonné lorsque sur les marches de l’escalier qui menait à l’étage du duplex, il perçut une ribambelle de casquettes et de chapeaux.
‑ Vous collectionnez les couvre-chefs ?
‑ Pour m’éviter d’être tête en l’air.
Le pompon se déclara dans la salle de bain : la baignoire était bourrée : casseroles, marmites, poêles à frire, bols, tasses, verres, assiettes, couverts de tout acabit.
‑ Je ne pratique plus, c’est ma réserve de vaisselle en attente d’assainissement.
Le robot se ressaisit :
‑ Vous me motivez dans ma nouvelle mission, monsieur. Un serviteur tel que moi vous sera bien précieux !
Et le second se lança dans les grands travaux. Il finit son ménage abyssal plus vite que prévu. La cuisine presque intacte ne semblait pas avoir été utilisée récemment. Enfin, à l’étage, la chambre se révéla un oasis dans ce ramassis en dépotoir.
Quand l’automate lui annonça d’un ton fier la fin du chantier, Ducommun ne put résister. Il inspecta son duplex de fond en comble. Plusieurs évidences l’ébahissaient : propreté irréprochable, rangements judicieux, aucune casse. Bref, lui-même n’aurait pas pu mieux faire et la corvée l’aurait occupé trois semaines. Au bas mot. Oui, l’achat de ce domestique était l’affaire du siècle ! Bien que ce produit ne fût qu’un bipède artificiel, son propriétaire ne put s’empêcher de le féliciter.
‑ Tu vas m’être indispensable, Deux !
‑ Merci, maître. Juste un détail.
‑ Oui ?
‑ L’aquarium ?
‑ Eh bien ?
Pendant qu’il asticotait les murs, au creux d’un recoin, le robot avait découvert un bel aquarium visible seulement vers l’arrière de la pièce. Oui, un bien bel aquarium, vraiment, sauf que…
‑ Dans l’eau, pas le moindre poisson. Un aquarium vide, quoi !
‑ Comme mes pensées ! (Le regard sévère.) Surtout pas touche ! avertit Ducommun.
Sur ce, il entraîna vigoureusement son second dans la cuisine.
‑ Depuis belle lurette, je ne fréquente plus ces fourneaux. J’aimerais tester tes talents culinaires, Deux.
‑ Vous ne le regretterez pas, monsieur. Quel plat vous ferait plaisir, ce soir ?
Les prunelles du maître se mirent à étinceler.
‑ Un cassoulet toulousain, un vrai, saucisses, canard, le tout avec un bon Pécharmant.
‑ Mais… monsieur, sauf votre respect, vu vos réserves corporelles, ne serait-ce pas plus pertinent d’envisager, surtout le soir, une salade d’endives avec un œuf allégé ? Accompagnée d’une tisane…
Après la troisième assiette de cassoulet, la bouteille de vin consommée jusqu’à la lie, Ducommun peina à se vautrer dans le canapé. Plus que repu, il se montrait peu enclin à deviser avec son second. Pour le remercier du repas, il se borna à lui murmurer :
‑ Bravo !
‑ Voulez-vous, maître, que pendant votre digestion je vous fasse la conversation ?
‑ …
‑ Donc, vous m’avez affirmé que vos pensées ne méritaient pas le détour.
‑ Bien dit, Deux. Continue à meubler ma conscience.
‑ Comment cela ?
‑ Garnis mon silence mental avec tes mots.
Le robot joignit les mains, comme pour prier.
‑ Soit. Commençons en douceur par une petite proposition. Ne m’interrompez pas tout de suite. Je pourrais, par exemple, descendre votre aquarium dans la cave. (Le maître se crispa tout affalé.) Attendez… Autre suggestion. Une fois rempli d’eau de mer, il accueillerait des poissons lumineux, ceux-là même des grandes profondeurs. Allez savoir, cet écosystème susciterait chez vous, par osmose, des pensées fabuleuses à l’image de sa population.
Ducommun serrait fort ses manches.
‑ Mmh… Je dis cela, je dis rien, car je vois à la tête de monsieur qu’une telle perspective ne l’enchante guère.
Le frisé blond se redressa, renfonça son béret cryogène, et, dans un effort imprévisible, avoua :
‑ Mes pensées, c’est de la crotte. Les dernières fois que j’ai causé avec moi-même, j’avais l’impression d’être enfermé dans un ascenseur.
‑ Vraiment ?
‑ De quoi discute-t-on dans un ascenseur, Deux ?
‑ Ben… de tout et de rien ?
‑ Non, de bof, bof, bof.
Le dépit de son maître plongea l’androïde dans des marécages de calculs, jusqu’à ce que son IA prospective (du genre ChatGPT) cernât un peu plus le « mal » de monsieur. Par souci de transparence, Deux cita ce qu’il venait d’obtenir à voix haute :
« Ce qui interroge sur le lien entre l’humain Ducommun et ses pensées offre un sujet de réflexion aussi fascinant que complexe. Pour simplifier, on peut retenir trois pistes probables d’investigation pour tenter d’expliquer son état psychique qui plafonne si bas.
- Notre homme est un perfectionniste déprimé par la solitude, si bien qu’il s’inflige une blessure narcissique chronique.
- Son tonus mental affaibli par le surpoids appauvrit ce qui lui vient à l’esprit.
- Sous ses méninges, pour se protéger du flux des stimuli, l’itinéraire nerveux de sa conscience s’est fourvoyé durablement dans la routine d’un circuit synaptique avare et propice à l’ennui.
Après ce rapport clinique, le frisé blond, en surchauffe, réajusta son béret. Il ne savait s’il devait rire ou pleurer. Il bava. Cassoulet oblige.
Méthodique, l’androïde retira de sa sacoche une couronne crânienne.
‑ Avec un tel instrument sur la tête pendant 60 minutes (le temps d’une promenade digestive dans votre quartier carougeois), nous allons pouvoir identifier la cause de votre désaffection intellectuelle, et, en conséquence, envisager la cure optimale.
Contre toute attente, dans un élan mystérieux dont la nature humaine a le secret, une forme de curiosité prit le dessus sur la paresse favorisée par le processus digestif. Ducommun retira son béret pour se couronner lui-même, comme Napoléon.
‑ Ha, dernier détail, monsieur. N’oubliez pas cet écran témoin. Il affiche en direct les graphes de vos ondes cérébrales.
Repris par le doute, mi-figue, mi-raisin, équipé de son lecteur d’encéphale, le maître se traîna vers le trottoir de la rue Saint-Joseph. Il heurta des passants, faillit renverser une cycliste, manqua de peu des poubelles. À vrai dire, l’écran de contrôle l’obnubilait. Il s’intéressait enfin à ses pensées, ou du moins, aux phénomènes qui les accompagnaient.
Ducommun, pas à pas, observait à l’image une sorte d’effet de tremblement de terre : ce qui ressemblait à des ondes sismiques variait en amplitude, avec parfois des pics très acérés. Comparer sa conscience aux secousses dues aux chocs entre plaques tectoniques lui laissa comme un arrière-goût de lourdeur peu redevable au cassoulet toulousain. Alors que des graphes oscillaient en parallèle, l’onde dite « gamma » s’intensifiait à outrance, tandis que bientôt l’onde dite « alpha » s’affadissait, comme plombée, aplanissant peu à peu ses derniers rebonds. Une voix d’infirmière calme s’éleva de l’écran : « relaxation en chute libre. »
Tout le reste de la promenade, ses yeux ne lâchèrent plus les traceurs digitaux qui schématisaient ses états mentaux. Il vivait ces relevés comme des actions qu’il aurait achetées en Bourse, guettant hausses et baisses de ses performances. Au bout du temps imparti, Ducommun se retrouva, épuisé nerveusement, devant son second, lequel ne dissimula point son embarras dès l’examen des données collectées.
‑ Si j’étais humain, je serais désolé pour vous, monsieur. Vos résultats ne sont ni nets, ni probants. Les courbes des ondes gamma sont anormales, atypiques, ininterprétables.
Il joignit les mains pour se presser les lèvres avec les deux index.
‑ Qu’est-ce qui cloche ? se demanda le robot.
Le maître émit alors un sérieux rot. L’androïde recula de deux pas. Soudain, il carillonna :
‑ Eurêka ! Bingo ! s’exclama-t-il. Vos viscères, tout est là ! Vos viscères limitent l’envergure de votre esprit. Elles se cramponnent à ses ailes ! Cette rumination au fond de vos entrailles vous pompe toute votre énergie mentale. Voilà pourquoi vos pensées ne peuvent s’envoler !
‑ Admettons, mais… quelle solution ?
Les globes oculaires du robot virèrent à l’incandescence.
‑ Facile : la diète, le jeûne, un régime d’ascète, monsieur.
‑ Tu plaisantes, Deux ?
Ducommun suait à nouveau.
Le domestique artificiel se rendit compte qu’il faisait fausse route avec ce maître-là. Après quelques centaines de pas circulaires autour de la table du salon, il se mit à carillonner de plus belle.
‑ Mais, bon sang, mais c’est bien sûr !
‑ Quoi ? Quoi ? Quoi ? s’impatientait-il, serrant son béret contre son ventre afin de refroidir ses intestins.
‑ Voulez-vous, maître, que je vous rende un sacré service ?
‑ Quoi ? Lequel ?
‑ Eh bien, que je pense à votre place…