Illustration © Pandared, gratuite et libre d'utilisation https://pixabay.com/fr/photos/homme-aventure-nature-voyager-6744539/ | Montage © Le Galion des Etoiles
À Daniel Pinkas
Un taxi raccompagna Dan chez lui, à Plan-les-ouates, où, provisoirement, il habitait seul. Le chauffeur dut aider son client à se déplacer jusqu’à l’entrée, car ce dernier ne paraissait pas très à l’aise avec ses béquilles. En fait, Dan revenait de l’hôpital, après une intervention chirurgicale. On lui avait implanté une prothèse de titane dans la hanche droite. Pendant plusieurs semaines, il ne pourrait se mouvoir sans ses appuis artificiels. Cette perspective le laissait amer, lui qui vivait tant pour la promenade.
Comprenez-le, Dan était péripatéticien dans l’âme, il incarnait l’un de ces philosophes qui aimait se promener pour réfléchir, démarche qu’à son grand dam, le collège(1) de Staël, où il enseignait, lui avait interdit de pratiquer avec ses élèves de terminale.
On sonna. Avec peine et maladresse il se traîna vers la porte. Sur le seuil, un livreur patientait, chargé d’un colis aussi volumineux qu’un coffre de momie. Veuillez signer ici, etc. Il avait complètement oublié ! Normal, se rassura-t-il, avec tous ses sédatifs… L’assurance complémentaire lui avait diligenté un androïde bon à tout faire, vu que le convalescent vivait en solitaire, pour l’instant.
Aussitôt hors de son ample carton, le robot blanc comme de la neige, ou plutôt comme un infirmier de nuit se présenta :
‑ Désiré5, pour vous servir. Les personnes que j’assiste m’appellent Dédé.
Dan courba la tête, sans un mot. Sans perdre contenance, l’automate proposa d’emblée à son nouveau maître :
‑ Si on faisait connaissance ?
‑ Perspective hypothétique absurde, répliqua du tac au tac le professeur.
‑ Pouvez-vous reformuler ? s’enquit le robot.
Le philosophe hésita : il ne put ni tutoyer, ni vouvoyer cette machine.
‑ Connaît-on la caverne de Platon ?
‑ L’allégorie sur l’impossibilité de connaître ?
Dan se laissa glisser sur son canapé roux.
‑ Si je pouvais me promener, je réfléchirais sur comment échanger avec une machine.
‑ Ah ? Si vous ne marchez pas, vous ne pouvez réfléchir ?
‑ C’est un peu ça, oui.
‑ Voulez-vous que je réfléchisse à votre place ? Cela m’est facile.
‑ Quoi ? Surtout pas ! Quelle sottise ! M’aurait-on envoyé un robot qui méprise la sagesse ?
Un peu plus tard, après s’être dépêtré de divers filets philosophiques, l’androïde statua :
‑ Restons concrets. Désirez-vous que je fasse le ménage ?
‑ Qu’entend-on au juste par « faire le ménage » ?
En guise de réponse, Désiré5 – pardon, Dédé se mit à inspecter l’appartement du philosophe : un salon rustique, chic et sobre, mais poussiéreux ; devant le canapé roux, une télé géante ; des peintures de volcans voisinant des posters de galaxies ; une cuisine lumineuse, moderne, visitée par des cohortes de fourmis ; le châssis mobile du four sorti de ses gonds ; de la vaisselle abandonnée, partout des doseurs et des mini-balances ; une bibliothèque bourrée de livres en pagaille, avec des piles d’ouvrages sur le parquet ; une chambre aux rideaux dorés, des murs tapissés de miroirs, quelques tableaux de forêts, le lit défait, ses draps de satins violets ondulés de plis. Dans chaque pièce, des plantes à foison : ficus, lierres, palmiers, fougères, hortensias, hibiscus.
Le robot réintégra le salon.
‑ Faire le ménage : nettoyer, désinfecter, entretenir, réparer, ranger, arroser.
‑ Arroser ? Exclu ! Ranger ? Soit, mais pas touche à ma bibliothèque !
‑ Pourquoi ?
‑ Mes plantes sont… taboues. Et je classe mes livres selon leur degré d’intérêt. Les plus passionnants, en haut, à gauche ; les plus ennuyeux, en bas à droite. Ça change tout le temps. Les piles accumulent les titres en évaluation indécise.
‑ Et si je collais des pastilles de couleur sur les tranches, en fonction de la question dominante, le rouge pour « va-t-elle survivre ? », par exemple ?
‑ Ça, on oublie…
Le lendemain, son ménage achevé, ses calculs en cul-de-sac, Dédé relança la conversation :
‑ Je ne sais pas grand-chose sur vous, professeur. N’avez-vous pas de compagnie, à part moi, bien sûr ?
Long silence…
‑ J’ai remarqué des robes dans une penderie de la chambre, des produits de beauté sur une étagère de la salle de bain.
‑ Mon épouse, ma lumière, croit se valoriser par un tour du monde en solitaire sur son voilier. Elle a embarqué juste avant mon opération. Elle reviendra l’année prochaine, si les tempêtes le tolèrent. Oui, Nora me manque, mais je suis stoïque, cela va de soi.
‑ Des enfants ? poursuivit Dédé.
‑ Des jumeaux, à l’uni de Cambridge, l’un se torture en psycho, l’autre en math.
‑ D’après mes recherches, vous n’avez pas beaucoup de contacts, ni en tête-à-tête, ni en groupe.
Dan contempla ses pantoufles.
‑ Comme on peut le constater dans le salon, ma télé reste allumée en permanence, ouverte sur le monde. En plus, elle reçoit de nombreux messages de partout. (Un temps, avant d’adopter un air doctoral.) Il faut savoir, Dédé, que l’Homme est double : une part de lui veut vivre dans la Cité, l’autre dans une grotte. Nietzsche disait : "Dans la solitude, tu te dévores toi-même; lorsque tu es au milieu des gens, tu es dévoré par plusieurs; choisis !"
L’androïde resta coi, pantois.
‑ Je saisis mal, mais vous êtes prof de philo. Quelle était votre dernier sujet de réflexion, avant votre opération ?
Dan se lève lentement, entame quelques pas entre deux béquilles, avant de se tourner vers le robot :
‑ Où niche la conscience ? Dans la tête ? Où ça dans la tête ? Seulement dans la tête ? Peut-on sentir sa conscience ?
Les paroles du maître ruisselaient de sens, de bon sens. Comme il voulait en prendre de la graine !
En fin d’après-midi, vu la clémence du temps, Dan souhaita se risquer à une petite balade dehors, dans la verdure. Il espérait se remettre à réfléchir un peu. Dédé le suivit de loin, secrètement. Alors que le professeur bouclait son laborieux circuit dans le parc Les Bougeries, un gamin pourchassé le bouscula par inadvertance. Dan se serait écroulé si Dédé ne l’avait rattrapé de justesse.
À la maison, derrière un Pastis, Dan fixa son androïde avec une moue gênée. Comment remercier une machine ? Enfin, il le tutoya :
‑ Comment te remercier ?
‑ En me laissant ranger la bibliothèque.
‑ Ça, on oublie… (Un temps. Emprunté.) N’empêche, Dédé, sache que j’apprécie l’aide qu’on m’apporte. Ainsi, avant notre logis commun, Nora pouvait compter sur une femme de ménage très dévouée. Je la respectais, l’observant souffrir de l’arthrose alors qu’elle passait l’aspirateur, déplaçait des meubles, montait sur l’escabeau pour épousseter les lampes du plafond. Sa condition n’était pas enviable. Elle me faisait pitié. Je ne lui ai jamais dit que je me sentais redevable pour les services qu’elle rendait à ma petite amie.
‑ Dommage.
‑ Personnellement, je n’ai jamais aimé m’occuper du quotidien matériel. Je n’y vois que de l’ennui et un méchant rongeur de loisirs. Jadis, les corvées domestiques étaient réservées aux esclaves. Ce genre de tâche cache donc dans l’inconscient le souvenir de ces mains méprisées. S’y atteler, c’est un peu se rabaisser, perdre de son estime, qu’on le veuille ou non.
Dédé resta coi, pantois. Il se considérait mal préparé pour assister un maître aussi saugrenu.
‑ Vous me semblez vieux jeu pour un philosophe. Depuis belle lurette, les esclaves, ça n’existe plus.
‑ Non, Dédé. Ce jeu-là, il est éternel. Désormais, les robots remplacent les esclaves. Mais trêve de bavardage. Je veux te manifester ma gratitude et ma confiance. Je te délègue le sort de ce qui m’importe le plus après mes bouquins : mes plantes. Arrose-les, bichonne-les, chouchoute-les, chacune selon ses besoins naturels.
Il resta coi, pantois. En définitive, cet humain paraissait bien imprévisible.
‑ Alors, acceptes-tu ?
‑ Quand la Nature prospère, l’humain espère. Donc, qu’Elle soit animale ou végétale, je La vénère.
Avec un œil malicieux, Dan dévisagea la face blanche peu expressive :
‑ Quand un chat retient dans ses griffes une souris en émoi, que fais-tu ?
‑ Protéger les faibles, c’est ma devise.
‑ Bien, Dédé. Et quand, affamée, la baleine à bosse est sur le point d’engloutir des centaines de crevettes roses ?
Plongé dans ses calculs, l’androïde se gratta le front.
‑ Ne pas intervenir dans une situation, si changer une habitude me mettait en danger.
Le professeur lui aurait tapoté le dos, s’il n’était encombré par ses béquilles.
Le lendemain, au réveil, Dan ne put que s’émerveiller. Ses plantes verdoyaient, fleurissaient comme jamais, son appartement brillait comme neuf, net, pur, limpide, tel son premier jour.
‑ Dédé, grâce à toi, je baigne dans le commencement du monde. Plus la moindre trace d’usure, de souillage, de dégradation. Ce retour à l’origine me redonne des forces, une énergie d’enfant.
‑ Admettez-le, professeur, ce ne sont pas des mains méprisables qui rajeunissent un logis.
‑ Non, tu as des mains de fée, Dédé. Belle leçon de philo ! Merci. Comme c’est regrettable qu’on ne puisse se promener tous les deux. On aurait pu explorer ensemble les merveilles du réel abstrait. (Un temps. Il semble détailler les différentes parties du corps artificiel.) Qu’est-ce que cela te fait d’être un bipède robot ?
Sur ces mots, Dédé resta coi, pantois. Il aurait pu ressentir de l’admiration pour le professeur, pour son art de poser des questions singulières, ces questions auxquelles il ne trouvait pas de réponse, nom d’un bug ! Qu’est-ce que cela lui faisait d’être un bipède robot ?, par exemple. À bout de calculs, il réalisa qu’il était ignare devant une telle intelligence naturelle. Décidément, cet humain ne ressemblait à aucun de ses maîtres précédents. Le regard insolite de ce dernier, ce regard qui interrogeait ce qui l’entourait, ce regard lui échappait… Un regard qu’il avait sûrement intérêt à intérioriser.
‑ Alors, Dédé, que réponds-tu ?
‑ Votre question, professeur me surprend. Pire, elle me perd.
Dès le début de la soirée, l’androïde se mit à télécharger un maximum de réactions de son maître, si bien qu’en quelque sorte, peu à peu, il procédait à une opération magistrale : incorporer les attitudes philosophiques de monsieur Dan. Après quelques heures d’enregistrement, le robot se mit à arpenter l’appartement. Par cette marche, il escomptait atteindre quelque sagesse. Entre le frigo et les fourneaux, il se dit : Je sais où je suis. Dans une cuisine. Mais, bien sûr, plus globalement, je suis dans l’univers. Quelles sont ses qualités ? L’univers est-il fini, unique, en expansion ? Des réponses incertaines entraînaient d’autres questions, plus complexes encore. Les données en astrophysique ne contribuaient pas trop à y voir clair. Même le Big-bang semblait un sujet à controverse. Au fond, conclut-il, j’ignore ce qu’est l’univers. Donc j’ignore où je suis.
Depuis son canapé roux, peu captivé par sa télé, Dan baissa le son pour capter le monologue de son bon à tout faire. Il frôla sa fougère d’une caresse, avec un discret sourire.
Plusieurs jours s’écoulèrent…
Régulièrement, Dédé faisait tourner le lave-linge. Le travail accompli, il transférait le chargement dans le séchoir. Toutes les 48 heures, il remplissait le lave-vaisselle, puis, après le signal, il le débarrassait. Assidûment, il aspirait la moquette, cirait le plancher, astiquait les meubles, savonnait les vitres, arrosait les plantes. Son maître appréciait. Mais un matin :
‑ Moi, à ta place, lui avoua-t-il, à force de répéter tous ces cycles, j’éprouverais le sentiment d’être vide et vain. Chaque tour n’étant qu’un recommencement, les ténèbres de l’ennui me guetteraient. Connais-tu Sisyphe ?
Cette question brutale amorça une robuste complication.
‑ Nom d’un bug, comme j’en ai marre !
Sur ce cri terminal, l’androïde claqua la porte pour aller se promener dans le parc Les Bougeries. Après le troisième tour des lopins d’herbes, une évidence terrible jaillit du plus profond de sa carte-mère.
Sous le choc, il se dépêcha de rentrer, chercha partout son maître jusqu’à ce qu’il repère une note sur la table du salon. Elle annonçait que le professeur s’était rendu à un contrôle de sa hanche.
Serait-ce d’un désarroi radical que Dédé céda sur le champ à une fureur clastique ? Toujours est-il qu’il s’acharna sans but à casser tout ce qui pouvait l’être.
À son retour de l’hôpital, Dan, qui ne s’appuyait plus que sur une seule béquille, faillit trébucher sur un amas de tessons.
‑ Bon sang, qu’est-il arrivé, Dédé ?
‑ Une dépression cyclonique, professeur. À cause de mes cycles…
Dan se laissa glisser sur son canapé roux. Alors, contre toute attente, le robot domestique s’agenouilla devant le philosophe pour supplier celui-ci de le sauver :
‑ Pitié, maître, aidez-moi ! J’ai perdu mes repères par votre faute. Quelle est ma nature profonde ? Serai-je libre un jour ? D’où suis-je parti, au juste ? Quelle sera ma destinée ? Que deviendront mes programmes après mon dernier débranchement ? Quelle trace vais-je laisser sur Terre ? Dans le système solaire ? Dans la Voie lactée ? Et au-delà ?
Note :
Un taxi raccompagna Dan chez lui, à Plan-les-ouates, où, provisoirement, il habitait seul. Le chauffeur dut aider son client à se déplacer jusqu’à l’entrée, car ce dernier ne paraissait pas très à l’aise avec ses béquilles. En fait, Dan revenait de l’hôpital, après une intervention chirurgicale. On lui avait implanté une prothèse de titane dans la hanche droite. Pendant plusieurs semaines, il ne pourrait se mouvoir sans ses appuis artificiels. Cette perspective le laissait amer, lui qui vivait tant pour la promenade.
Comprenez-le, Dan était péripatéticien dans l’âme, il incarnait l’un de ces philosophes qui aimait se promener pour réfléchir, démarche qu’à son grand dam, le collège(1) de Staël, où il enseignait, lui avait interdit de pratiquer avec ses élèves de terminale.
On sonna. Avec peine et maladresse il se traîna vers la porte. Sur le seuil, un livreur patientait, chargé d’un colis aussi volumineux qu’un coffre de momie. Veuillez signer ici, etc. Il avait complètement oublié ! Normal, se rassura-t-il, avec tous ses sédatifs… L’assurance complémentaire lui avait diligenté un androïde bon à tout faire, vu que le convalescent vivait en solitaire, pour l’instant.
Aussitôt hors de son ample carton, le robot blanc comme de la neige, ou plutôt comme un infirmier de nuit se présenta :
‑ Désiré5, pour vous servir. Les personnes que j’assiste m’appellent Dédé.
Dan courba la tête, sans un mot. Sans perdre contenance, l’automate proposa d’emblée à son nouveau maître :
‑ Si on faisait connaissance ?
‑ Perspective hypothétique absurde, répliqua du tac au tac le professeur.
‑ Pouvez-vous reformuler ? s’enquit le robot.
Le philosophe hésita : il ne put ni tutoyer, ni vouvoyer cette machine.
‑ Connaît-on la caverne de Platon ?
‑ L’allégorie sur l’impossibilité de connaître ?
Dan se laissa glisser sur son canapé roux.
‑ Si je pouvais me promener, je réfléchirais sur comment échanger avec une machine.
‑ Ah ? Si vous ne marchez pas, vous ne pouvez réfléchir ?
‑ C’est un peu ça, oui.
‑ Voulez-vous que je réfléchisse à votre place ? Cela m’est facile.
‑ Quoi ? Surtout pas ! Quelle sottise ! M’aurait-on envoyé un robot qui méprise la sagesse ?
Un peu plus tard, après s’être dépêtré de divers filets philosophiques, l’androïde statua :
‑ Restons concrets. Désirez-vous que je fasse le ménage ?
‑ Qu’entend-on au juste par « faire le ménage » ?
En guise de réponse, Désiré5 – pardon, Dédé se mit à inspecter l’appartement du philosophe : un salon rustique, chic et sobre, mais poussiéreux ; devant le canapé roux, une télé géante ; des peintures de volcans voisinant des posters de galaxies ; une cuisine lumineuse, moderne, visitée par des cohortes de fourmis ; le châssis mobile du four sorti de ses gonds ; de la vaisselle abandonnée, partout des doseurs et des mini-balances ; une bibliothèque bourrée de livres en pagaille, avec des piles d’ouvrages sur le parquet ; une chambre aux rideaux dorés, des murs tapissés de miroirs, quelques tableaux de forêts, le lit défait, ses draps de satins violets ondulés de plis. Dans chaque pièce, des plantes à foison : ficus, lierres, palmiers, fougères, hortensias, hibiscus.
Le robot réintégra le salon.
‑ Faire le ménage : nettoyer, désinfecter, entretenir, réparer, ranger, arroser.
‑ Arroser ? Exclu ! Ranger ? Soit, mais pas touche à ma bibliothèque !
‑ Pourquoi ?
‑ Mes plantes sont… taboues. Et je classe mes livres selon leur degré d’intérêt. Les plus passionnants, en haut, à gauche ; les plus ennuyeux, en bas à droite. Ça change tout le temps. Les piles accumulent les titres en évaluation indécise.
‑ Et si je collais des pastilles de couleur sur les tranches, en fonction de la question dominante, le rouge pour « va-t-elle survivre ? », par exemple ?
‑ Ça, on oublie…
Le lendemain, son ménage achevé, ses calculs en cul-de-sac, Dédé relança la conversation :
‑ Je ne sais pas grand-chose sur vous, professeur. N’avez-vous pas de compagnie, à part moi, bien sûr ?
Long silence…
‑ J’ai remarqué des robes dans une penderie de la chambre, des produits de beauté sur une étagère de la salle de bain.
‑ Mon épouse, ma lumière, croit se valoriser par un tour du monde en solitaire sur son voilier. Elle a embarqué juste avant mon opération. Elle reviendra l’année prochaine, si les tempêtes le tolèrent. Oui, Nora me manque, mais je suis stoïque, cela va de soi.
‑ Des enfants ? poursuivit Dédé.
‑ Des jumeaux, à l’uni de Cambridge, l’un se torture en psycho, l’autre en math.
‑ D’après mes recherches, vous n’avez pas beaucoup de contacts, ni en tête-à-tête, ni en groupe.
Dan contempla ses pantoufles.
‑ Comme on peut le constater dans le salon, ma télé reste allumée en permanence, ouverte sur le monde. En plus, elle reçoit de nombreux messages de partout. (Un temps, avant d’adopter un air doctoral.) Il faut savoir, Dédé, que l’Homme est double : une part de lui veut vivre dans la Cité, l’autre dans une grotte. Nietzsche disait : "Dans la solitude, tu te dévores toi-même; lorsque tu es au milieu des gens, tu es dévoré par plusieurs; choisis !"
L’androïde resta coi, pantois.
‑ Je saisis mal, mais vous êtes prof de philo. Quelle était votre dernier sujet de réflexion, avant votre opération ?
Dan se lève lentement, entame quelques pas entre deux béquilles, avant de se tourner vers le robot :
‑ Où niche la conscience ? Dans la tête ? Où ça dans la tête ? Seulement dans la tête ? Peut-on sentir sa conscience ?
Les paroles du maître ruisselaient de sens, de bon sens. Comme il voulait en prendre de la graine !
En fin d’après-midi, vu la clémence du temps, Dan souhaita se risquer à une petite balade dehors, dans la verdure. Il espérait se remettre à réfléchir un peu. Dédé le suivit de loin, secrètement. Alors que le professeur bouclait son laborieux circuit dans le parc Les Bougeries, un gamin pourchassé le bouscula par inadvertance. Dan se serait écroulé si Dédé ne l’avait rattrapé de justesse.
À la maison, derrière un Pastis, Dan fixa son androïde avec une moue gênée. Comment remercier une machine ? Enfin, il le tutoya :
‑ Comment te remercier ?
‑ En me laissant ranger la bibliothèque.
‑ Ça, on oublie… (Un temps. Emprunté.) N’empêche, Dédé, sache que j’apprécie l’aide qu’on m’apporte. Ainsi, avant notre logis commun, Nora pouvait compter sur une femme de ménage très dévouée. Je la respectais, l’observant souffrir de l’arthrose alors qu’elle passait l’aspirateur, déplaçait des meubles, montait sur l’escabeau pour épousseter les lampes du plafond. Sa condition n’était pas enviable. Elle me faisait pitié. Je ne lui ai jamais dit que je me sentais redevable pour les services qu’elle rendait à ma petite amie.
‑ Dommage.
‑ Personnellement, je n’ai jamais aimé m’occuper du quotidien matériel. Je n’y vois que de l’ennui et un méchant rongeur de loisirs. Jadis, les corvées domestiques étaient réservées aux esclaves. Ce genre de tâche cache donc dans l’inconscient le souvenir de ces mains méprisées. S’y atteler, c’est un peu se rabaisser, perdre de son estime, qu’on le veuille ou non.
Dédé resta coi, pantois. Il se considérait mal préparé pour assister un maître aussi saugrenu.
‑ Vous me semblez vieux jeu pour un philosophe. Depuis belle lurette, les esclaves, ça n’existe plus.
‑ Non, Dédé. Ce jeu-là, il est éternel. Désormais, les robots remplacent les esclaves. Mais trêve de bavardage. Je veux te manifester ma gratitude et ma confiance. Je te délègue le sort de ce qui m’importe le plus après mes bouquins : mes plantes. Arrose-les, bichonne-les, chouchoute-les, chacune selon ses besoins naturels.
Il resta coi, pantois. En définitive, cet humain paraissait bien imprévisible.
‑ Alors, acceptes-tu ?
‑ Quand la Nature prospère, l’humain espère. Donc, qu’Elle soit animale ou végétale, je La vénère.
Avec un œil malicieux, Dan dévisagea la face blanche peu expressive :
‑ Quand un chat retient dans ses griffes une souris en émoi, que fais-tu ?
‑ Protéger les faibles, c’est ma devise.
‑ Bien, Dédé. Et quand, affamée, la baleine à bosse est sur le point d’engloutir des centaines de crevettes roses ?
Plongé dans ses calculs, l’androïde se gratta le front.
‑ Ne pas intervenir dans une situation, si changer une habitude me mettait en danger.
Le professeur lui aurait tapoté le dos, s’il n’était encombré par ses béquilles.
Le lendemain, au réveil, Dan ne put que s’émerveiller. Ses plantes verdoyaient, fleurissaient comme jamais, son appartement brillait comme neuf, net, pur, limpide, tel son premier jour.
‑ Dédé, grâce à toi, je baigne dans le commencement du monde. Plus la moindre trace d’usure, de souillage, de dégradation. Ce retour à l’origine me redonne des forces, une énergie d’enfant.
‑ Admettez-le, professeur, ce ne sont pas des mains méprisables qui rajeunissent un logis.
‑ Non, tu as des mains de fée, Dédé. Belle leçon de philo ! Merci. Comme c’est regrettable qu’on ne puisse se promener tous les deux. On aurait pu explorer ensemble les merveilles du réel abstrait. (Un temps. Il semble détailler les différentes parties du corps artificiel.) Qu’est-ce que cela te fait d’être un bipède robot ?
Sur ces mots, Dédé resta coi, pantois. Il aurait pu ressentir de l’admiration pour le professeur, pour son art de poser des questions singulières, ces questions auxquelles il ne trouvait pas de réponse, nom d’un bug ! Qu’est-ce que cela lui faisait d’être un bipède robot ?, par exemple. À bout de calculs, il réalisa qu’il était ignare devant une telle intelligence naturelle. Décidément, cet humain ne ressemblait à aucun de ses maîtres précédents. Le regard insolite de ce dernier, ce regard qui interrogeait ce qui l’entourait, ce regard lui échappait… Un regard qu’il avait sûrement intérêt à intérioriser.
‑ Alors, Dédé, que réponds-tu ?
‑ Votre question, professeur me surprend. Pire, elle me perd.
Dès le début de la soirée, l’androïde se mit à télécharger un maximum de réactions de son maître, si bien qu’en quelque sorte, peu à peu, il procédait à une opération magistrale : incorporer les attitudes philosophiques de monsieur Dan. Après quelques heures d’enregistrement, le robot se mit à arpenter l’appartement. Par cette marche, il escomptait atteindre quelque sagesse. Entre le frigo et les fourneaux, il se dit : Je sais où je suis. Dans une cuisine. Mais, bien sûr, plus globalement, je suis dans l’univers. Quelles sont ses qualités ? L’univers est-il fini, unique, en expansion ? Des réponses incertaines entraînaient d’autres questions, plus complexes encore. Les données en astrophysique ne contribuaient pas trop à y voir clair. Même le Big-bang semblait un sujet à controverse. Au fond, conclut-il, j’ignore ce qu’est l’univers. Donc j’ignore où je suis.
Depuis son canapé roux, peu captivé par sa télé, Dan baissa le son pour capter le monologue de son bon à tout faire. Il frôla sa fougère d’une caresse, avec un discret sourire.
Plusieurs jours s’écoulèrent…
Régulièrement, Dédé faisait tourner le lave-linge. Le travail accompli, il transférait le chargement dans le séchoir. Toutes les 48 heures, il remplissait le lave-vaisselle, puis, après le signal, il le débarrassait. Assidûment, il aspirait la moquette, cirait le plancher, astiquait les meubles, savonnait les vitres, arrosait les plantes. Son maître appréciait. Mais un matin :
‑ Moi, à ta place, lui avoua-t-il, à force de répéter tous ces cycles, j’éprouverais le sentiment d’être vide et vain. Chaque tour n’étant qu’un recommencement, les ténèbres de l’ennui me guetteraient. Connais-tu Sisyphe ?
Cette question brutale amorça une robuste complication.
‑ Nom d’un bug, comme j’en ai marre !
Sur ce cri terminal, l’androïde claqua la porte pour aller se promener dans le parc Les Bougeries. Après le troisième tour des lopins d’herbes, une évidence terrible jaillit du plus profond de sa carte-mère.
Sous le choc, il se dépêcha de rentrer, chercha partout son maître jusqu’à ce qu’il repère une note sur la table du salon. Elle annonçait que le professeur s’était rendu à un contrôle de sa hanche.
Serait-ce d’un désarroi radical que Dédé céda sur le champ à une fureur clastique ? Toujours est-il qu’il s’acharna sans but à casser tout ce qui pouvait l’être.
À son retour de l’hôpital, Dan, qui ne s’appuyait plus que sur une seule béquille, faillit trébucher sur un amas de tessons.
‑ Bon sang, qu’est-il arrivé, Dédé ?
‑ Une dépression cyclonique, professeur. À cause de mes cycles…
Dan se laissa glisser sur son canapé roux. Alors, contre toute attente, le robot domestique s’agenouilla devant le philosophe pour supplier celui-ci de le sauver :
‑ Pitié, maître, aidez-moi ! J’ai perdu mes repères par votre faute. Quelle est ma nature profonde ? Serai-je libre un jour ? D’où suis-je parti, au juste ? Quelle sera ma destinée ? Que deviendront mes programmes après mon dernier débranchement ? Quelle trace vais-je laisser sur Terre ? Dans le système solaire ? Dans la Voie lactée ? Et au-delà ?
Note :
(1) Collège, équivalent du lycée, à Genève.


