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Rencontre d'un drĂ´le de Type | Robert Yessouroun | 2021

22/10/2021
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Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Rencontre d'un drĂ´le de Type de Robert Yessouroun
Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Rencontre d'un drĂ´le de Type de Robert Yessouroun
Ă€ Franck Selsis
 
Vers 22 heures, comme d’habitude, Jennifer prenait son service. Selon le protocole, elle commença par un tour de l’usine désaffectée. Jeune, petite, potelée, les mèches rousses en bataille avec les mèches blondes, la veilleuse de nuit examinait scrupuleusement le moindre recoin, à travers sa visière infrarouge.

Au milieu de nulle part, dans la campagne anglaise profonde, l’immense complexe, un ancien élevage industriel de volailles, attendait l’accord des autorités pour être reconverti en fabrique de plats préparés d’avant-garde, à base de mille-pattes (le mille-pattes, c’était la nouvelle coqueluche diététique, à Londres). Pour conclure sa ronde, Jennifer inspecta la tour de cinq étages dont les salles encombrées de bureaux vintage étaient destinées à recevoir les futurs laboratoires culinaires.

Que signaler, sinon les souris et les cafards indĂ©fectibles ?

Au cinquième, sur une table branlante, elle déploya son thermos de soupe, ses tartines de chèvre aux concombres et, bien sûr, sa fiasque de gin (elle ne venait pas des Cornouailles pour rien). Une fois bien calée sur sa caisse habituelle, la veilleuse de nuit lança sa série préférée sur l’appli Big Ben Flix de son I-phone. Il était question d’un bel archéologue qui déterrait, dans le désert de Gobi, un morceau d’épave en matériaux insondables.

Alors que, tout en savourant sa soupe aux champignons, elle palpitait pour son héros menacé par une mafia chinoise, son chéri l’appela juste avant d’aller dormir. Éreinté, il travaillait dur au volant de son antique 40 tonnes, sans pilote automatique, dans l’espoir qu’un jour sa paie dissuaderait sa compagne de travailler la nuit, si loin de la banlieue.

‑ Hello, sugar. Je viens de dĂ®ner au champagne avec ta mère.

‑ Quoi ?

‑ Allez, je plaisante, chĂ©rie.

Ils en étaient à s’échanger des mots doux comme des cookies à la mangue, quand, soudain, contre toute attente, une friction proche, à l’extérieur, un grincement d’engrenage mal huilé, fit frémir Jennifer. On aurait dit une grue rouillée qui souffrait de pivoter. Or, évidement, pas la moindre grue dans les alentours… Contact interrompu avec son petit ami. Elle empoigna sa torche personnelle. Le stress lui fit oublier sa visière infrarouge. La voilà dévaler de sa tour.

Le ciel Ă©tait nu, disponible, opulent de ses horizons d’étoiles. La pleine lune rĂ©vĂ©lait les tags underground badigeonnĂ©s sur les vieilles briques brunâtres. Ă€ l’arrière de la façade nord, un quai fissurĂ© donnait sur une voie ferrĂ©e envahie de ronces et de broussailles, certaines aussi hautes que la gardienne. Elle projeta son faisceau lumineux vers les rails. Le vent peinait Ă  remuer les touffes de mauvaises herbes que bleuissait la lampe. La peur au ventre, Jennifer progressait, presque malgrĂ© elle, sur le chemin de fer brouillĂ© de mousses folles, lorsqu’elle repĂ©ra une espèce d’énorme sillon transversal de vĂ©gĂ©taux enfoncĂ©s, voire aplatis. Sa main qui serrait la torche tremblait de la danse de Saint-Guy. La veilleuse de nuit suivit cette trace qui aboutissait Ă  un hangar, les deux battants bĂ©ants. Luttant contre la nausĂ©e, elle fouilla de sa lumière un espace noir entre des tas de cageots. EnfumĂ©e… anthracite… une masse au sol… un mĂ©tĂ©ore… de la forme d’un hamburger… en plus grand… Un mĂ©tĂ©ore, vraiment ?… Alors que, sur le qui-vive, elle s’approchait de la chose mystĂ©rieuse, elle sentit une chaleur de plus en plus lourde. Une question simple tarauda son esprit tout Ă©bouriffĂ© : comment un mĂ©tĂ©ore avait-il pu se glisser sous le toit de ce hangar ?

Ă€ l’affĂ»t du pire, elle respirait de plus en plus mal. Brusquement, derrière son dos, un crissement, comme des pas amortis. Coup de tĂŞte, volte-face : la pleine lune laquait la vaste prairie sauvage. Ă€ une dizaine de mètres, derrière des buissons, elle discerna une silhouette phosphorescente qui filait vers le porche de la bâtisse. Les jambes Ă  son cou, elle fonça vers le cinquième Ă©tage de la tour. Une fois sur place, depuis son poste, elle voulut alerter la police, mais la batterie du tĂ©lĂ©phone Ă©tait vide. Quelle guigne ! Pourtant, elle avait rechargĂ© son appareil avant de quitter le sweet home (on n’était jamais assez prudent). Bon sang ! Que se passait-il lĂ , au juste ?

Les marches en bois de l’escalier craquèrent.

Elle allait se verrouiller, quand une force lente mais ferme repoussa la porte. La veilleuse de nuit s’éloigna, fixant le seuil avec sa lampe de poche. Dans le halo cĂ©rulĂ©en, un personnage, ou plutĂ´t une crĂ©ature luisait Ă  outrance. La gardienne tâtait la table derrière ses reins, avec sa main libre : la fiasque de gin pourrait lui ĂŞtre utile. Comme sous l’effet d’un singulier magnĂ©tisme, les nĂ©ons de la pièce s’illuminèrent pour ainsi dire spontanĂ©ment, alors que le courant Ă©tait coupĂ© depuis longtemps. Devant Jennifer qui reculait mĂ©dusĂ©e, un grand maigre chauve Ă  quatre bras hĂ©sitait sur ses deux jambes. Sa combinaison bronzĂ©e se confondait avec son corps d’échalas. Un visage Ă  pommettes, des yeux Ă©tranges, composĂ©s de mini-facettes, comme les mouches. Sous les globes oculaires, des cernes poreux. Ni nez, ni bouche. Dans l’embrasure, sans animositĂ©, l’intrus scruta la veilleuse de nuit en apnĂ©e. SidĂ©rĂ©e, Ă  bout de nerfs, Jennifer se laissa tomber, dos contre le mur.

‑ My Lord ! My Lord ! My Lord !

Lui se mit Ă  gesticuler de manière ostentatoire, agitant ses quatre mains, chacune pourvues de trois doigts. Impulsivement, la gardienne supposa que le visiteur lui parlait avec le langage des signes. Sans bouche, forcĂ©ment muet, se dit-elle. Pas de chance, elle ignorait tout du vocabulaire gestuel. Elle Ă©carta les bras pour manifester son incomprĂ©hension, puis, après une fugace lampĂ©e de gin, elle reprit courage :

‑ Te fatigue pas, mon gars. Pige que dalle Ă  ta danse de la pluie.

L’inconnu se mit alors Ă  produire, depuis les cernes sous ses yeux, des sons aussi incongrus que ceux articulĂ©s par les Bushmen du Kalahari. Enfin, le sommet de ses pommettes crĂ©pita :

‑ All right, parfait. RĂ©glage terminĂ©. Pas facile, avec votre accent, miss. Me comprenez-vous, Ă  prĂ©sent ?

Silence ahuri. Jennifer claquait des dents.

‑ J’ai appris une douzaine de langues parmi les plus pratiquĂ©es sur ce globe, alors que j’étais en orbite d’études prĂ©liminaires. Mais j’avoue que les accents, c’est le hic.

Jennifer déglutit une nouvelle rasade de gin.

‑ My Lord ! Qui ĂŞtes-vous ? Ou plutĂ´t qu’êtes-vous ?

Il s’avança doucement, serra la main de la jeune femme avec sa première paume droite, puis avec la seconde.

‑ Disons un envoyĂ© du ciel. D’AldĂ©baran, pour ĂŞtre prĂ©cis.

‑ D’aberrant ?

Le comportement non agressif de cet ĂŞtre Ă  quatre bras sortit la gardienne de sa frayeur. Il lui traversa mĂŞme la cervelle qu’elle Ă©tait la victime d’une mauvaise farce. Son chĂ©ri n’était-il pas un champion du canular ? Mais, dans ce cas, la mise en scène semblait trop sophistiquĂ©e pour ĂŞtre dirigĂ©e par son compagnon. Peu Ă  peu calmĂ©e, elle rĂ©alisa soudain qu’elle Ă©tait en train de vivre un grand moment de l’Histoire de l’humanitĂ©. Elle s’émerveilla. Impulsivement, elle lui tendit son gin. Il en prendrait bien une goutte… Mais par oĂą boirait-il ? se ravisa-t-elle. Après rĂ©flexion, elle tenta de dominer ses sentiments. Elle refusa de s’emballer. On ne savait jamais. Garder les pieds sur terre Ă©tait sa devise.

Peut-ĂŞtre par impatience, son visiteur rompit le long silence :

‑ All right, miss… Je suis en mission exploratoire sous le nom de GuĂ©m.

‑ En mission exploratoire ?

Elle lorgna vers la fiasque d’alcool.

‑ Le hic, c’est que le cosmos s’est avĂ©rĂ© plus stĂ©rile que prĂ©vu. Ă€ l’origine, les calculs ne laissaient pas prĂ©sager un voyage d’une telle durĂ©e.

Elle acquiesça machinalement. Lui, imperturbable, poursuivit :

‑ Finalement, j’ai parcouru une traversĂ©e qu’aucun ĂŞtre naturel, mĂŞme vĂ©gĂ©tal, n’aurait pu entreprendre, vu son espĂ©rance de vie. Mais moi, GuĂ©m, comme je suis un pionnier robot, j’ai tenu bon, avec ma patience d’automate.

‑ V… vous… vous ĂŞtes…, bredouilla-t-elle.

‑ Oui, un robot s’adapte mieux aux rencontres hostiles. Le hic, c’est que ma dĂ©couverte tardive de cette planète bleue, fort intĂ©ressante au demeurant, ne peut ĂŞtre communiquĂ©e aux responsables de mon expĂ©dition. Mes commanditaires ne sont plus de leur monde et j’ignore si leur descendance existe encore.

La gardienne joignit les mains, comme en prière :

‑ Mais pourquoi atterrir de nuit, dans cette campagne perdue ?

‑ Pour Ă©viter un maximum d’autochtones mal lunĂ©s.

‑ Comprends pas.

‑ All right. Venons-en Ă  l’essentiel. Vous et moi, qu’avons-nous en commun ?

Elle se crispa, de crainte de dire une bĂŞtise.

‑ Ben… heu…

‑ Croyez-vous dans le progrès ?

‑ Pas vraiment. Enfin, si, peut-ĂŞtre. Un peu. Parfois. Je ne sais pas.

‑ Reconnaissez-vous la valeur de l’intelligence qui vous dĂ©passe ?

‑ Comme celle de my Lord ?

‑ Non. Respecteriez-vous une dĂ©cision grave prise par une Intelligence artificielle ?

‑ Ă‡a dĂ©pend. Pas si elle m’ordonne de sauter par la fenĂŞtre.

‑ Et si cet IA vous obligeait de taire ce qui vous arrive ? De garder un secret ?

‑ MĂŞme devant mon chĂ©ri ? Difficile…

‑ All right. Au fond, vous n’êtes pas sĂ»re de vous. Vous doutez forcĂ©ment de la bienveillance des systèmes.

‑ Des systèmes ?... Vous parlez de ces murs qui se dressent devant moi ?

‑ Vous manquez de confiance en la Cause de l’ordre, la Raison suprĂŞme, non ?

Elle l’admit nerveusement.

‑ Dommage, regretta-t-il.

Un soupir. Elle se leva, les poings sur les hanches.

‑ Qu’attendez-vous de moi ? Que je vous prĂ©sente Ă  la police, Ă  l’armĂ©e, aux paparazzis, Ă  la chambre des Lords ?

‑ Surtout pas !

‑ Vous ne voulez pas que le monde fasse votre connaissance ?

‑ Non.

‑ Ah ?

Trois souris dĂ©gringolèrent de la table pour foncer vers un trou, au pied du mur. Il ne restait plus grand-chose des tartines de Jennifer. Les miettes Ă©taient Ă  prĂ©sent convoitĂ©es par quelques cafards. Cette scène n’échappa guère Ă  GuĂ©m :

‑ La vie naturelle n’obĂ©it qu’à ses appĂ©tits. Quels appĂ©tits susciterait mon existence, chez vos semblables ?

Elle vida son gin.

‑ Je suis un système lucide. Mes programmes m’interdisent, Ă  raison, d’être Ă  l’origine de nouveaux maux sur votre belle planète.

‑ Comment cela ?

‑ Le chemin vers le progrès longe des falaises. Son parcours requiert une prĂ©caution extrĂŞme. L’invention de la voiture, des vacances, l’innovation d’Internet, de l’I-phone n’ont-elles pas gĂ©nĂ©rĂ© autant de bien que de mal ?

Jennifer, un peu éméchée, leva les bras au ciel.

‑ Alors, good Lord, que fait-on ?

Il agita les quatre mains.

‑ Vous n’auriez pas un jeu de cartes ?

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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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đź’¬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 22/10/2021 11:36 | Alerter
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KoyoliteTseila
L'histoire d'un robot quelque peu seul et paumé et d'une rencontre pacifiste entre deux créatures totalement étrangères. Une histoire pleine de fraîcheur dans ce monde de brutes. Cela fait du bien. Moi qui suis également fan du film "Rencontres du Troisième Type", je savoure d'autant plus cette lecture. Merci Robert !

2.Posté par Jean Christophe GAPDY le 23/10/2021 16:59 | Alerter
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JCGapdy
Au milieu des fables toutes plus incroyables les unes que les autres, j'avoue que celle-ci est LA pépite. D'abord parce qu'elle change des autres : ici point de robot qui tente de changer les humains ou se trouve confronté à leurs problématiques trop éloignées de sa programmation, mais un E.T. d’un nouveau genre. Ensuite, parce que l'histoire tient d'un court métrage qui enchaîne avec aisance et plaisir les genres. Et puis, surtout, cette rencontre débouche sur une chute tellement inattendue qu'elle offre un bel éclat de rire. Bienvenue en Absurdie poétique et merci pour cette merveilleuse pantalonnade (même si elle n'a rien d'improvisée) qui égaye agréablement la journée. J'en redemande :D

3.Posté par Christobal COLUMBUS le 24/10/2021 11:16 | Alerter
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ChristoColumbus
Quand fidèle à son devoir, on poursuit sa mission vraiment jusqu'au bout et que son aboutissement vous est des plus improbables...
Voici encore une bien sympathique petite histoire de notre ami Robert ! On en redemande !

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