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Prochain ArrĂŞt | Robert Yessouroun | 2022

10/04/2022
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Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Prochain arrĂŞt, fable du futur de Robert Yessouroun
Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Prochain arrĂŞt, fable du futur de Robert Yessouroun
Ă€ ceux qui aiment frissonner
 
La voie de chemin de fer fendait la prairie couverte d’un manteau de neige sous le feuillage alourdi des bouleaux. En ce 31 aoĂ»t, la Suède n’échappait pas au dĂ©lire mĂ©tĂ©o. Cela faisait trois heures que le DAG (Direct AutoGuidĂ©), reliant Malmö Ă  Karlstad, demeurait immobile dans la rase campagne blanchie. Quel spectacle hors de saison ! Un vent glaciaire inattendu tourmentait les flocons, s’efforçant d’incliner les wagons comme pour les repousser des rails. Avec son sifflement sĂ©vère, le blizzard sidĂ©rait la patience nordique des rares passagers du train, lesquels dissimulaient leurs peurs sous un flegme coutumier de façade. Dès la deuxième heure d’attente, plusieurs s’étaient retrouvĂ©s vers le milieu de la rame, dans le self-service bar cossu. Les fauteuils vert canard Ă©taient plus que confortables. On se serait cru en première classe. Un chat blanc se lĂ©chait une patte sur l’un des sièges. Le grand miroir derrière le comptoir Ă©tait taguĂ© par du rouge aux lèvres « gare au pire ! Â». Le robot robinet de Tuborg versait rĂ©gulièrement le contenu d’une pinte dans l’évier qui moussait. Dans cette voiture, bien des voyageurs s’interrogeaient sur leur sort :

« Panne ? Piratage ? Attentat ? Catastrophe Ă©cologique ? Guerre Ă©clair ? Fin du monde ? Â» Chacun s’ingĂ©niait Ă  surenchĂ©rir, comme pour remporter le prix de l’atroce.

RĂ©gulièrement un haut-parleur buguant annonçait : « Prochain arrĂŞt… Â» avant de se taire. Une adolescente respira le bouquet de tulipes sur le zinc.

‑ Oh ! Elles sont naturelles ! s’étonna-t-elle.

‑ GĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©es… rectifia une dame avec de gros yeux effrayĂ©s.

Assis seul au bar, un quidam chauve, d’un réflexe subit, dressa les bras pour se protéger la face d’un danger immédiat… fictif.

‑ Encore un malheureux en proie Ă  un flash mental cruel, dit Olaf qui venait se chercher Ă  boire.

‑ Comme nous tous, enchaĂ®na le barbu roux derrière lui, le front contre le carreau.

Les Beatles chantaient « Let it be Â». Le chat blanc ronronnait. Une femme enceinte se leva. Une Ă©pingle de nourrice attachait Ă  son sac la lanière dĂ©chirĂ©e. Olaf salua celle dont la beautĂ© rayonnait :

‑ C’est pour quand l’heureux Ă©vĂ©nement ?

Elle le toisa, haussant les épaules. Ses yeux exacerbés assombrissaient ses traits si fins.

‑ Il n’a rien d’heureux. J’ai Ă©tĂ© folle de concevoir ce bĂ©bĂ© ! Quel monde attend ce petit ĂŞtre ?

‑ Vous savez, la vie humaine peut tout transformer, mĂŞme l’enfer. Votre enfant, accordez-lui le pouvoir d’accomplir quelque bonheur. Ayez confiance en lui.

‑ Excusez-moi.

Elle s’enfonça dans le passage sombre qui sĂ©parait le bar de la prochaine voiture. Le barbu roux perdit la maĂ®trise de ses nerfs scandinaves :

‑ Fy fan ! Plus de rĂ©seau ! Personne ne sait oĂą nous sommes. Le train suivant va nous emboutir !

Il cria, tira l’alarme, força l’ouverture d’une portière, bondit hors du train pour rouler dans la neige. Le robot robinet activa l’écoulement d’un demi-litre de Tuborg.

Une dame au chignon gris, engoncée dans un tailleur zébré strict se dirigea vers la table ronde du fond. Quand elle s’assit avec son verre d’aquavit, le bouton de son vêtement sauta. Olaf s’approcha d’elle. Elle sentait bon la pomme Tatin. Il posa son bock de bière sur la table.

‑ Vous permettez ?

La nouvelle chanson des Beatles s’arrĂŞta sur « We all live in the yellow submarine Â».

Le silence céda au souffle des rafales. L’adolescente se mit à jouer de l’harmonica.

‑ Lillemor Ekelof. (la femme tendit la main.) Responsable d’une des dernières maisons d’édition, Cueillir l’effroi.

‑ Amusant, rĂ©agit l’homme Ă  la bière. Moi, je suis Ă©crivain. Olaf Anderson.

Elle regarda le plafond.

‑ Je me souviens de votre maison, poursuivit-il. Alors qu’elle s’appelait encore Cueillir l’émoi, je vous avais proposĂ© mon roman « Passerelle vers le printemps Â».

Elle sourit pour étouffer sa gêne. Le chat blanc se faisait les griffes sur le tissu vert.

‑ Quelle coĂŻncidence! S’exclama-t-elle. SkĂĄl!

Ils trinquèrent donc. L’éclairage du wagon bar clignotta, avant de faiblir.

‑ L’alimentation Ă©lectrique! Mon Dieu, on est foutus! hurla un pasteur recroquevillĂ© par terre.

« Prochain arrĂŞt… Â»

Elle avala cul sec son aquavit. Dans cette lueur tamisée, les visages se devinaient tous tendus, comme aux aguêts.

‑ Nos contemporains dĂ©missionnent, se ruent vers l’évasion, dĂ©plora Lillemor. Pas Ă©tonnant qu’ils Ă©crivent Ă  la pelle. Ce ne sont pas les romans qui manquent. J’imagine qu’on a dĂ©clinĂ© votre offre.

‑ Au bout d’une annĂ©e, vous avez eu l’amabilitĂ© de me rĂ©pondre.

‑ Rappelez-moi votre nom et le titre de votre roman.

‑ Olaf Anderson. « Passerelle vers le printemps Â».

Les fenêtres perdirent leur translucidité, s’opacifièrent. Sifflant de plus en plus dense, le vent couchait des congères sur les vitres.

‑ Vous reprochiez Ă  mon texte de manquer de profondeur dans l’horreur. Je ne puis vous donner tort. L’horreur du monde est dĂ©solante, mais ne m’intĂ©resse pas. J’essaie de rĂ©flĂ©chir, de faire rĂ©flĂ©chir sur le mĂ©connu qui nous entoure.

‑ Oui, oui, je me souviens maintenant de votre « Passerelle vers le printemps Â». Très spĂ©cial, ce roman. Trop spĂ©cial. Aucun public potentiel. Certes, bien Ă©crit. On avait mĂŞme hĂ©sitĂ© Ă  l’éditer, mais vos personnages n’étaient en contact ni avec l’abject, ni avec le sinistre, les deux recettes d’un best-seller. L’émotion est plus universelle que la rĂ©flexion, cher monsieur. Et l’on recense massivement plus d’émotions nĂ©gatives que positives. La peur, la tristesse, la colère rythment nos existences tragiques.

Au bar, un jeune couple se dĂ©couvrait, les yeux dans les yeux. Ils se murmuraient en mĂŞme temps. Soudain, la voix grave du train figea tous les passagers du bar :

« Des bourrasques ont fait tomber des arbres sur la voie. Deux bulldozers sont en route pour dĂ©gager les rails, mais la tempĂŞte freine leur progression. Un prochain message vous informera de l’évolution de la situation. Â»

Les lampes perdirent encore un peu de leur éclat.

‑ On va tous crever ! mugit un retraitĂ©, la pipe Ă©teinte entre les molaires.

Accoudée au zinc, une jeune femme lâcha son gin tonic pour s’effondrer sur la moquette. L’adolescente à l’harmonica la souleva pour l’étendre sur une banquette.

‑ Rien de grave, commenta-t-elle. Juste trop d’émotion, quoi...

Concert de soupirs. Des trombes faisaient de plus en plus pencher de cĂ´tĂ© les rames du train stoppĂ©. Olaf but une gorgĂ©e de bière avant de relancer la conversation :

‑ Les Ă©motions nĂ©gatives centrent les individus sur eux-mĂŞmes. Et elles Ă©teignent les soleils de joie qui Ă©veillent l’envie de donner.

‑ Et la solidaritĂ© dans le malheur ? objecta Lillemor Ekelof.

‑ Oui, dans le malheur rĂ©el. Moi, je vous parle d’un monde oĂą règne le malheur imaginaire.

‑ N’empĂŞche, la plupart des lectrices (nĂ©gligeons les lecteurs, une espèce en voie de disparition) visent le plaisir de la peur artificielle, comme lors de la descente majeure d’une montagne russe.

L’alarme retentit de nouveau. Des voyageurs avaient amorcé les sorties de secours.

« Ne pas sortir du train avant l’arrĂŞt en gare. Â» rĂ©pĂ©tait la voix du convoi.

Devant l’écrivain, la dame au chignon gris se raidit, comme si une pensée sauvage - voire barbare - venait de lui traverser l’esprit.

Elle se chercha un autre verre d’aquavit. Son interlocuteur poussa plus loin son argumentation :

‑ Comme ce robot robinet qui lâche de la bière rĂ©gulièrement, les fictions que vous publiez abreuvent de rage et de dĂ©tresse vos semblables. Vous les encouragez dans leur quĂŞte de sordide. Ainsi, grâce Ă  vous, ils remplissent leur âme de tĂ©nèbres. Ils finissent par porter en eux la mĂŞme noirceur que celle du quasi-nĂ©ant qui meuble le cosmos. D’oĂą leur mĂ©fiance, leurs doutes, leur dĂ©fiance face Ă  ce qui dirige leur sort de crise en crise.

La climatisation semblait à la peine. Un courant d’air frigorifiant circulait dans l’habitacle.

« Attention, fermeture des portes. Â» Toutes les sorties se rabattirent.

‑ Ces fictions, ces films, ces sĂ©ries, ces jeux vidĂ©os, ces romans, ces BD, ces nouvelles qui frĂ©quentent autant l’abomination que les actualitĂ©s en mal de choc nous ont amputĂ©s de notre gaietĂ© naturelle.

‑ Tout de mĂŞme, les hĂ©ros, les hĂ©roĂŻnes qui triomphent des forces malĂ©fiques ne nous donnent-ils pas des Ă©lans d’espoirs ?

‑ Les rĂ©miniscences de leurs Ă©preuves les plus sombres Ă©grainent en nous des fantasmes de panique.

‑ ThĂ©orie psy, digne d’un cafĂ© du commerce.

‑ Ce qui est sĂ»r, c’est que l’univers n’a pas besoin que l’on recopie l’obscuritĂ© de son vide. Au diable, la noirceur ! (Et, après une gorgĂ©e de bière :) L’humanitĂ©, tout au contraire a besoin de lumière, de poĂ©sie pour discerner sa route inconnue.

‑ L’humanitĂ© a surtout besoin de catharsis, cher monsieur. N’est-il pas prĂ©cieux de purger ses craintes et ses frayeurs ?

‑ Peut-ĂŞtre. Mais aujourd’hui, la pompe Ă  purge s’emballe, n’arrive plus Ă  Ă©vacuer le flux des monstruositĂ©s. Il est urgent de quitter notre « rageosphère Â».

‑ HĂ©las, si vous voulez jouer Ă  la fleur bleue, mon pauvre monsieur, personne ne vous lira. Nous sommes tous piĂ©gĂ©s dans le noir. Et ce n’est pas votre « Passerelle vers le printemps Â» qui nous offrira l’accès au salut.

Elle enfonça le poing dans ses entrailles. On aurait dit qu’elle sentait un serpent ramper dans ses viscères. L’écrivain hocha la tĂŞte :

‑ Pourtant, il s’agit de sauver l’humanitĂ© des abĂ®mes, du cynisme, des dĂ©sespoirs chroniques.

Le chat blanc miaula, sauta du fauteuil et vint frotter son museau sur la cheville d’Olaf.

‑ Cette conversation n’a aucun sens. Elle ne va nulle part, tout comme ce train que je vais quitter… Adieu, cher monsieur. Un dernier conseil : pour exalter le public, tournez-vous vers la pub.

Le vent rugissait contre les parois des wagons.

‑ Je vous souhaite de retrouver vos ressources, chère madame.

Elle descendit du Direct autoguidé, suivit les traces de pas dans la neige. Au loin, la lueur rouge au sommet d’une vieille éolienne. Brusquement, un bruit de ferraille lourde s’ébranla. Toujours assis à la table ronde du bar, Olaf caressait le chat sur ses genoux.

« Des drones de bĂ»cheron viennent de libĂ©rer la ligne. Attention au dĂ©part ! Prochain arrĂŞt, Karlstad. Â»

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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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đź’¬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 10/04/2022 05:45 | Alerter
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KoyoliteTseila
Ce train auto-guidé, c’est un symbole notre monde en progrès. Son arrêt forcé : sa situation actuelle anxiogène qui le met bien mal au point. A son bord, une variété d’humains. Cet arrêt forcé provoque en eux diverses réactions allant jusqu’à la panique. Il y a ceux qui ne supportent pas cette tension et qui préfèrent le quitter, ceux qui restent totalement indifférents à ce qui se passe et qui se perdent dans de futiles babillages, ceux que le stress rend carrément fou ou encore ceux qui s’adaptent et qui attendent patiemment que le train se remette en branle, convaincus que le monde ne peut qu’aller mieux. Quelques notes d’humour viennent alléger cette ambiance propice aux hausses de tension.

Un texte bien fichu. Le contexte a quelque chose d’assez dérangeant, tant il n’est que trop vrai. Mais grâce au progrès qui permet de faire avancer les choses, le tout reste optimiste. Voici une fable du futur bien ancrée dans le présent qui porte à réflexion…

2.Posté par Didier REBOUSSIN le 10/04/2022 11:10 | Alerter
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alvin
C'est cela le talent de Robert : un petit zoom sur une situation particulière - ici un train bloqué dans une désolation avec des passagers qui semblent plus que jamais repliés sur eux-mêmes - et la mécanique des comportements humains est mise à nue. Ce texte est un exemple parfait de sobriété mise au service de l'efficacité. Chaque tirade sonne juste, et la peinture de ce monde en perdition, réalisée par petites touches discrètes, fort juste et quelque part, terrifiante..

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