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Pas le feu au lac | Robert Yessouroun | 2023

16/09/2023
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Une île sur le lac Majeur | Photo @ 2023 Robert Yessouroun
Une île sur le lac Majeur | Photo @ 2023 Robert Yessouroun

Ă€ Monique Guisset
 
Une brise légère souleva les boucles blanches de Gigliola. Comme tous les matins, dès sept heures, son appareil de photo suspendu à son cou, la grande dame assise sur son banc jaune contemplait le lac Majeur depuis la berge de Stresa. Quelques canards fendaient les flots lisses. Elle se délectait de l’ambiance calme, de la légèreté de l’air. Une fois de plus, elle zooma sur la petite île, Isola Bella, surmontée de son palais baroque luxuriant qu’un clic de son Nikon captura. Elle avait le sentiment de vivre un temps révolu, une époque lointaine, abolie qui s’apparentait à une ère paradisiaque.

Une silhouette accourut d’un pas net, aussi rĂ©gulier qu’élĂ©gant : l’androĂŻde particulier de madame, un robot en long tablier blanc. Sous sa casquette de pilote, son crâne Ă©tait boostĂ© d’une IA spĂ©cialisĂ©e dans les services domestiques.

‑ Aah, PĂ©nato, peux-tu seulement apprĂ©cier cette beautĂ©, cette paix lacustre ?

‑ HĂ©las, non, maĂ®tresse. Mais je comprends ce que vous ressentez. Vous croyez vivre dans un havre de sĂ©rĂ©nitĂ©.

Alors qu’elle photographiait une mouette dans le ciel, une rafale soudaine fit dévier le vol plané du palmipède.

Gigliola dut plisser les yeux : non loin, près d’un bas stratus, une sorte de croix blanche remuait. Ou une Ă©toile ? Ou un oiseau ? Ses pupilles concentrĂ©es lui causèrent un dĂ©but de vertige. StoĂŻque, elle agrandit l’image dans son viseur… HĂ©las, plus rien. Disparu. AvalĂ© par le nuage. Pour sĂ»r, ce n’était pas un ONVI. Elle ne croyait pas Ă  ces balivernes.

‑ Vous n’avez pas froid ?

‑ Apporte-moi le petit lainage laissĂ© sur le fauteuil du salon.

Et elle cadra le vieux rafiot, l’une des navettes qui entamait son tour du lac.

‑ Qu’allez-vous faire de toutes vos photos, maĂ®tresse ?

‑ Imprimer mes prĂ©fĂ©rĂ©es, puis trier parmi celles-ci les plus zen que j’exposerai pour les admirer les jours de pluie.

‑ Mais… les murs manquent de place, saturĂ©s par vos clichĂ©s de la nature piĂ©montaise.

Elle frissonna, avant de passer la main sur le front.

‑ LĂ , j’ai vraiment un peu froid, PĂ©nato.

Soudain, toute courbée, Gigliola quitta son banc jaune.

‑ Que vous ĂŞtes blĂŞme, maĂ®tresse ! Qu’est-ce qui vous arrive ?

‑ Mal au…cĹ“ur…

L’androïde la fit rasseoir.

‑ Ne bougez pas. J’appelle un taxi. Quel dommage d’avoir vendu votre voiture !

Pendant la sonnerie interminable, le domestique artificiel la rassura :

‑ Le chauffeur va vous conduire Ă  l’Ospedale Madonna del Popolo, Ă  Omegna. C’est Ă  23 minutes, sur le lac voisin d’Orta.

La tĂŞte de Gigliola s’inclinait. Mais au bout de la ligne, pas de rĂ©ponse, sauf un refrain « aucun taxi disponible, cause de grève Â». Pour ne rien arranger, impossible d’obtenir une ambulance avant le dĂ©lai de deux heures. DĂ©semparĂ©, l’androĂŻde tournait en rond autour du banc. Nouvelle complication, madame perdit connaissance. Grande agitation du domestique. Mais elle ne reprit pas conscience. Il multiplia les coups de tĂ©lĂ©phone. En vain, jusqu’à ce que, Ă  force d’insister, il put joindre un confrère, robot pompier, qui, sans hĂ©siter, toute sirène dehors, vint embarquer l’inconsciente dans son camion surmontĂ© d’une grande Ă©chelle.
Pas le feu au lac | Robert Yessouroun | 2023

Le diagnostic : syncope due Ă  un regard trop acĂ©rĂ©.

Gigliola s’en voulut, pensant qu’elle avait abusĂ© du ravissement visuel. Sortie de l’hĂ´pital, revenue Ă  la maison, elle dut se rĂ©soudre, sur recommandation mĂ©dicale, Ă  retirer ses photos du mur. Cette mesure drastique lui donnait la nausĂ©e, mais ne devait-elle pas mĂ©nager sa quĂŞte esthĂ©tique ? Selon le docteur, il lui fallait dĂ©sormais orienter ses yeux vers des choses simples, banales, voire un peu crispantes.

Elle redouta l’ennui. En attendant, elle ne manqua pas d’asséner quelques remontrances à son androïde en tablier blanc. Il l’écouta, tête baissée, la casquette de pilote à la main.

‑ Comment, toi, PĂ©nato, as-tu pu ignorer que les taxis Ă©taient en grève ce jour-lĂ  ?

‑ Faute d’accès Ă  tous les data, maĂ®tresse. Je reçois seulement les donnĂ©es liĂ©es Ă  mon service domestique quotidien, dans le cadre de vos pĂ©nates.

‑ Mmh. Fâcheux, çà. Tu as vu comme ma vie entre tes mains devenait risquĂ©e Ă  la faveur du moindre Ă©vĂ©nement extraordinaire.

‑ Certes, certes…

‑ Eh bien cela va changer, PĂ©nato !

‑ Bon bug ! Que comptez-vous faire ? demanda le robot sur un ton inquiet.

‑ T’inscrire aux universelles data.

‑ Est-ce une bonne idĂ©e, maĂ®tresse ? Ne serai-je pas ralenti, surchargĂ© d’infos superflues ?

‑ Tant pis. Au moins, grâce Ă  cette mise Ă  jour radicale, si je dĂ©faillis, je serai secourue Ă  temps, mĂŞme en cas de crise sociale grave.

À contrecœur, elle s’attarda devant ses murs clairs presque blanchis par des rectangles fantômes. Lassée, bravant les mises en garde robotiques, Gigliola repartit s’asseoir sur son banc jaune, au bord de la superbe étendue d’eau. Sans son appareil de photo, toutefois. Devant ce spectacle placide, parsemé de bienveillance, elle se répéta que, décidément, Stresa, bourgade lacustre, était un petit Éden préservé des turbulences de la planète. Elle s’y sentait protégée, surtout que, d’ici peu, son domestique n’allait plus rien rater des aléas du monde.

NĂ©anmoins, trois jours furent nĂ©cessaires pour le chargement complet des rĂ©cepteurs UD, « Universal Data Â».
Pas le feu au lac | Robert Yessouroun | 2023

Une semaine plus tard, Gigliola contemplait les reflets du ciel sur le lac Majeur, en contraste avec les montagnes verdoyantes d’arrière-plan. Elle voguait sur les vagues, sans en avoir l’air, grâce aux voiles de son esprit. Un héron blanc se posa non loin d’elle, sur les galets, mais aussitôt il décolla d’urgence à l’arrivée de Pénato.

‑ Vos gouttes pour les yeux, maĂ®tresse.

‑ Quel dommage ! Tu as fait peur Ă  cet oiseau magnifique. Qui sait, c’était peut-ĂŞtre lui, cette croix blanche dans le ciel, juste avant ma syncope. (Elle leva les yeux vers le robot.) M’as-tu apportĂ© mon thermos de thĂ© ?

‑ Oups !

‑ Cela t’a encore Ă©chappĂ©, hein ? (Elle haussa les Ă©paules avant de scruter l’horizon.) Regarde comme ce lac est exquis…

‑ Ne faites pas ça, maĂ®tresse. Mauvais pour votre santĂ©. Baissez les yeux.

‑ Regarde, te dis-je !

Docile, il balaya les flots de ses capteurs visuels.

‑ On dirait une vaste tĂ´le d’aluminium.

‑ Tu me donnes froid dans le dos, PĂ©nato.

‑ Tant mieux. Vous vous complaisez devant le belvĂ©dère de ce petit monde, tandis que, sur les cinq continents, les drames du grabuge, de la bisbille gĂ©nĂ©rale nous chahutent.

‑ Tu veux me distraire au nom de mon hygiène de vie, hein ?

L’androïde lui administra des gouttes sur les deux globes oculaires.

‑ Savez-vous, maĂ®tresse, qu’une usine indienne sort en ce moment un scooter toutes les 90 secondes ?

‑ Non. Et alors ?

‑ Et alors, ces scooters ne vont pas refroidir l’atmosphère.

‑ En effet. Mais que puis-je y faire, moi, vieille habitante de Stresa ?

‑ Mais vous n’allez pas rester lĂ , sur votre banc jaune, alors que… (il se mit en mode flash instantanĂ©) un mauvais plaisant a persuadĂ© de nombreux citadins d’Izmir de l’imminence d’un sĂ©isme de magnitude huit. La ville turque est paralysĂ©e par les embouteillages… Une implantation cĂ©rĂ©brale rĂ©volutionnaire a rĂ©vĂ©lĂ© que le patient muet souffrait du syndrome de la Tourette : sa pensĂ©e verbale Ă©tait criblĂ©e de jurons et de mots grossiers... Un incident informatique a vidĂ© le ciel aĂ©rien belge… Guerre Ă©clair dans le Pacifique. Les armes n’ont pas rĂ©sistĂ© Ă  l’humiditĂ© anormale… Une vache tourne autour de la Lune. Manifestations monstres en Inde… Distrait ou maladroit, un pirate provoque un krach boursier Ă  Singapour… Une tornade fait voler une multitude d’arbres dans la forĂŞt canadienne… Le Parti des « ressemblent Ă  rien Â» en passe de remporter la mairie de Plan-Les-Ouates…

‑ ArrĂŞte, PĂ©nato, tu me fatigues.

‑ Quoi ? Comment ? Les nouvelles du monde vous fatiguent ?

‑ Oui, et je me demande si je ne vais pas annuler ton abonnement « Universel data Â». Ce que tu m’énumères est soit pĂ©nible, soit inintĂ©ressant. En plus, cette masse de faits te pousse Ă  oublier certains services.

‑ Mais…

‑ Le monde dont je perçois la prĂ©sence depuis ce banc m’accueille, tandis que le tien, virtuel, fatras en vrac, m’oppresse et me rejette. Je me sentirais presque coupable qu’il n’y ait pas le feu au lac.

‑ NavrĂ© que mon savoir boostĂ© produise un tel effet sur vous. Comment y remĂ©dier ?

Brusquement, un nouveau flux de donnĂ©es l’envahit :

‑ Un feu d’artifice sème la panique Ă  JĂ©rusalem… Ă€ Lagos, des mathĂ©maticiennes ont Ă©tĂ© aspergĂ©es d’alcool de Ď€ par un drone intĂ©griste tchadien… Fin des majuscules en allemand… Le divorce entre XĂ©na et le patron de Lab.Y compromet le financement de la recherche sur les sclĂ©roses… Le moral de la population mondiale en chute libre. L’esprit d’initiative tend vers zĂ©ro. L’audace est rĂ©frĂ©nĂ©e. Chacun se renferme sur soi, ou, au mieux, sur sa famille…

‑ Assez ! Assez ! PĂ©nato, va-t’en !

Soudain, un dĂ©clic dans un logiciel perturba le torrent des data. L’androĂŻde perdit sa casquette, se figea dans la posture d’un malheureux qui se protège d’un choc imminent. En fait, dans son for intĂ©rieur, ses algorithmes turbinaient Ă  fond : si la prise de connaissance des rĂ©alitĂ©s planĂ©taires entraĂ®nait l’isolement individuel, partager l’intĂ©grale de ses donnĂ©es avec sa maĂ®tresse risquait de ramener celle-ci Ă  la case dĂ©part, autrement dit, la contemplation perçante du lac Majeur, photos Ă  l’appui, ce qui serait dĂ©plorable pour sa santĂ©. Selon le mĂ©decin de l’hĂ´pital, elle s’exposerait tĂ´t ou tard Ă  une dĂ©gĂ©nĂ©rescence maculaire prĂ©coce. Et puis, calcula PĂ©nato, de toute façon, l’être humain ne pouvait s’abaisser Ă  devenir telle une coccinelle qui ignore l’existence de la galaxie. Ensuite, l’androĂŻde s’interrogea : Et si elle lui dĂ©branchait ses rĂ©cepteurs UD, comment pourrait-il la protĂ©ger du monde ?

Enfin, il se murmura :

‑ Qu’est-ce qui me dit que l’écroulement d’un pont au Pakistan n’entraĂ®nerait pas un « effet papillon Â» sur ma maĂ®tresse ?

‑ AllĂ´, PĂ©nato ?
Pas le feu au lac | Robert Yessouroun | 2023

‑ Et mes goutes pour les yeux ?

‑ Vous n’en avez plus besoin, maĂ®tresse.

C’est que l’androĂŻde avait trouvĂ© le remède Ă  ses principaux problèmes : un, toujours ĂŞtre au courant des soubresauts inopinĂ©s de dernière minute, deux, Ă©viter que madame ne contemple le lac et les alentours d’un Ĺ“il trop incisif, et trois, prĂ©server la pauvre du harcèlement des data dĂ©primantes dĂ©bitĂ©es par la planète.

Cela n’avait pas Ă©tĂ© facile. Le robot s’était dĂ©menĂ© dans ses Ă©quations. Et puis, il fallait l’avouer, le hasard avait donnĂ© son coup de pouce. La solution idĂ©ale obtenue par ses tâtonnements digitaux consistait Ă  transfĂ©rer ses rĂ©cepteurs Universal Data sur la puce centrale de son confrère pompier. En effet, PĂ©nato s’était accordĂ© avec son pote artificiel : en cas d’évĂ©nement soudain, imprĂ©vu, susceptible d’affecter l’existence de sa maĂ®tresse, le serviteur en serait immĂ©diatement alertĂ©.

Ainsi, le domestique avait retrouvé un rythme de fonctionnement numérique fluide, sans pour autant mettre en danger sa propriétaire. En outre, il n’accaparerait plus celle-ci avec ses flashes info cafardeux.

Restait le souci du regard vorace de madame. Le coup de chance intervint juste avant la fin du téléchargement sur le pompier. De justesse, Pénato apprit que la nièce de madame devait partir précipitamment pour un stage de formation à l’étranger. Le hic, c’était qu’elle ne pouvait emmener son bébé avec elle et qu’elle ne pouvait compter sur son ex pour s’occuper du nourrisson. Ses parents commençaient une croisière cap sur l’Antarctique.
Pas le feu au lac | Robert Yessouroun | 2023

Gigliola promenait le long du lac une bambina dans un landau doux comme le ciel bleu du Luxembourg.

‑ Regarde-toi, Stella, Dieu que tu es craquante ! l’admira-t-elle.

C’était peu dire qu’elle Ă©tait obnubilĂ©e ! ObnubilĂ©e par ce nouveau-nĂ©, source d’un nouvel avenir, minuscule ĂŞtre lunaire rosĂ©. ObnubilĂ©e par cette personne potentielle, sans dĂ©fense, totalement vulnĂ©rable.

Le lac Majeur, elle le devinait Ă  peine. MĂŞme le cancan des canards, mĂŞme le rire des mouettes Ă©taient Ă©crasĂ©s sous les secrets qu’hurlait le petit corps emmaillotĂ©. Alors qu’il la suivait de loin, PĂ©nato semblait aux anges. Provisoirement… Mais le « carpe diem Â» figurait aussi dans le programme de l’androĂŻde.

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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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đź’¬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 16/09/2023 12:27 | Alerter
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KoyoliteTseila
Mais quel joli texte ! Les mots sont bien choisis, les descriptions parfaites, j'ai pleinement ressenti cette ambiance sur les rives du lac Majeur aux côtés de Gigliola. Le phénomène de l'effet papillon auquel est confronté Pénato, l'androïde, est très intéressant. Je retiens tout particulièrement ce passage : Le monde dont je perçois la présence depuis ce banc m’accueille, tandis que le tien, virtuel, fatras en vrac, m’oppresse et me rejette.
Merci pour ces quelques précieux instants de lecture poétique.

2.Posté par Michel MAILLOT le 16/09/2023 18:18 | Alerter
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mmaillot
Jolie fable avec tous les ingrédients nécessaire pour satisfaire nos papilles neuronales. Ambiance, poésie, humour (rien que les nouvelles énumérées par Pénato sont particulièrement savoureuses). Bravo !

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