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Fables du Futur de Robert Yessouroun

        

Parler avec tout le monde | Robert Yessouroun | 2023


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 03/08/2023 | Lu 280 fois






Montage @ 2023 Le Galion des Etoiles | Source illustrations : Pixabay, licence CC0
Montage @ 2023 Le Galion des Etoiles | Source illustrations : Pixabay, licence CC0
À Catherine Safonoff
 
Cette aube-là, les prunelles de Déborah (*) scintillaient d’enthousiasme. Elle ne pouvait que s’enorgueillir de l’événement majeur, extraordinaire qu’elle allait susciter.

Technicienne linguiste à la retraite dans son village suisse d’Etoy, Déborah était une grande dame âgée, avec beaucoup de classe. Elle adorait parler, parler avec tout le monde, sauf les cailloux, bien entendu (elle n’avait rien contre les géologues).

Elle se pencha vers les superbes yeux bleus.

‑ Es-tu prêt à lier connaissance avec une nouvelle copine ? Elle s’appelle Hortense.

« Je te sens contente, Déborah. Je suis content, moi aussi. »

‑ Sais-tu qui est Hortense ?

« Oui, oui, j’ai passé souvent devant elle. »

‑ Parfait, Balto.

Elle caressa l’épaisse touffe sur le crâne de son interlocuteur, puis, réajusta le collier vert de ce dernier.

‑ Viens, je vais vous présenter l’un à l’autre, pour de vrai.

Suivie de son husky sibérien, Déborah contenait sa joie, tandis qu’elle se dirigeait vers la véranda. Elle ne put s’empêcher de brandir une main victorieuse devant l’une des caméras de cette maison singulière. La retraitée, brillante bricoleuse avait logé des capteurs de sons, des capteurs d’images dans chaque pièce de sa demeure, afin de diffuser à toute la planète son existence quotidienne. Elle aimait tant parler avec tout le monde…

Enfin, parvenue devant la vaste baie vitrée qu’éblouissait le soleil levant, elle s’agenouilla près d’un pot couleur d’azur ombragé par l’efflorescence d’un hortensia bleu discret. Alors, un prodige s’accomplit :

« Le fond de l’air est frais. »

Le cœur de Déborah palpitait à tout rompre. Le vieux système ChatGPT bidouillé fonctionnait à la perfection. Les premiers mots d’Hortense ne saluaient-ils pas les êtres animés qui venaient d’approcher la plante ? Balto remua la queue.

« Amusant, amusant, amusant ! »

Sur cette exclamation, le chien renifla la terre humide et la tige de l’hortensia. Déborah se retint d’applaudir.

« Va-t-il me pisser dessus, celui-là ? Pas top ! »

Désagréablement surpris, Balto recula, la queue entre les jambes.

« Pas sympa, ton hortensia ! »

Décontenancée, Déborah tripota la bague verte qu’elle avait ajustée à la tige de la fleur.

‑ Tu comprends, Balto, le dispositif que je lui ai branché au point du jour souffre encore de son rodage. Ce « causeur » prototype est le premier qui permet à un végétal de nouer une conversation.

Le chien revint vers la tige, huma la bague verte, quand :

« Ho ! T’es qui, tes zigues ?

Déborah sourit à cet accent vaudois si prononcé.

‑ Hortense, tu es sentie par Balto, un animal polaire bien éduqué.

« Déborah ! Pourquoi causes-tu à ma place ? »

‑ Désolée, je…

« Suis Balto, un chien venu du froid. »

L’husky s’assit devant la fleur bleue. Puis, après un long temps sans parole :

« Pourquoi tu bouges pas, Hortense ? T’as peur de moi ? »

« Tu pues la carcasse faisandée. »

Déborah se raidit d’un air pincé. Le spectacle de cet échange entre une fleur et un chien s’avérait inouï, révolutionnaire, mais vu la tournure que prenait le dialogue, elle craignit une perte de contrôle en cas de dérapage prolongé.

‑ Mes amis, intervint-elle, restons courtois.

« Où sont mes racines ? »

« T’as du pot, t’es en Suisse, à Etoy. »

Des crépitements soudains dans les haut-parleurs de la véranda. Déborah se dressa, sur le qui-vive.

« Tentative de piratage déjouée » répéta trois fois le système domotique.

La retraitée déplora son sort : quand on aimait parler avec tout le monde, on risquait tôt ou tard d’attirer des personnages indésirables. Le monde n’était pas peuplé que par des enfants de chœur.

Elle s’épongea le front. Les vitres renforçaient la chaleur naissante. Elle avait neutralisé la clim qui aurait pu perturber l’hortensia.

« Ce qui me botte ? La terre, l’eau, le fer, ah, le fer, nom de bleu ! »

« Moi, je raffole du sucre, de la bonne chair, du calcium. »

« Ce qui me débecte, le soleil de l’aprèm. »

« Tiens, moi aussi, je fuis la chaleur. T’as vu mon pelage ? »

« Et toi, t’as vu mon œil ? »

Tout admirative fût-elle, Déborah souhaitait favoriser une conversation plus intéressante. Aussi activa-t-elle sa mini-catapulte à questions, l’un de ses bijoux technologiques dont la voix propulsait une question aléatoire toutes les 20 secondes.

La catapulte : quel est ton plus grand traumatisme ?

Hortense : la cochenille.

Balto : le chocolat.

La maîtresse de maison crut judicieux de laisser la fleur et le chien en tête à tête. Elle ne voulait pas influencer les réponses par sa présence. Elle pensait qu’ils seraient tous deux plus à l’aise sans elle. Ainsi, elle suivrait la conversation depuis la cuisine.

La catapulte : quel est ton plus grand fantasme ?

Hortense : chanter sous la pluie.

Balto : courir avec une copine sur la banquise.

La catapulte : comment vois-tu ton avenir ?

Hortense : en rose.

Balto : sans tache, immaculé comme la neige du blizzard.

La catapulte : quel est ton plus grand exploit ?

Balto : chasser une horde d’intrus.

Hortense : attirer une abeille.

La catapulte : quel est ta plus grande hantise ?

Hortense : perdre mes racines. (Elle se ravisa.) Non, ne plus me comprendre.

Balto : que mes dents tombent sur un os.

Faute de batterie, la catapulte se tut.

« De bleu, c’est quoi, un os ? » demanda la fleur.

« Le paradis à ronger. »

La sève d’Hortense ne fit qu’un tour, sans trouver ses mots. Sa bague restait muette. Il en découla un silence prolongé. Balto, lui aussi, peinait à enchaîner. Il se contenta d’aboyer, ce qui parut affecter la fleur.

« Veux plus causer avec ce gueulard ! » protesta-t-elle.

« Peux plus te sentir ! » rétorqua Balto.

L’hortensia se fana d’un seul coup.

Assombrie, Déborah accourut, détacha le collier vert du chien, puis la bague verte de ce qui restait de la fleur. Bouleversée, elle appela un ancien confrère qui achevait son souper en Nouvelle-Zélande. Hélas, Howard l’acheva par ses jugements sévères :

‑ Il ne t’a quand même pas échappé, ma pauvre Déborah, que tes puces ChatGPT, même rafistolées, ne traduisaient pas vraiment la pensée de ton chien, ni l’état biologique de ta plante. Ce que l’un et l’autre énonçaient correspondait à ce qu’ils auraient pu dire à tel ou tel instant. Si Balto t’a signalé : « je suis content », sa phrase affirme seulement ce qu’en toute probabilité le chien devrait exprimer à ce moment-là.

‑ Mais alors, selon toi, que comprenait Balto, au fond de lui, quand je lui parlais ?

‑ Grosso modo, seule l’intonation le touchait. Et quelques mots épars.

‑ Mais pas besoin de son collier pour ça !

‑ Quant à la bague d’Hortense, elle devait lui donner des vibrations plus ou moins bienveillantes…

‑ Tu rigoles !

‑ Ton système de « causeur » t’a fait vivre dans le possible, non dans le réel, sweety.

Sweety ! Déborah brisa la communication, se retint de hurler, coupa tous les micros, toutes les caméras, sous le regard triste de son fidèle husky.

Oui, d’accord, sa folle expérience avait échoué. Quelle erreur que de prétendre donner la parole à une fleur, à un chien ! La Nature n’était guère préparée à l’échange oral. En plus, à quoi bon, pour elle parler avec un humain ? Aucun intérêt, ni pour la flore, ni pour la faune… Le fabuleux spectacle qu’elle avait mis en scène, ces dialogues artificiels n’avaient exprimé que des arrangements de mots automatiques orientés par l’ « humeur » animale ou végétale.

À son cœur défendant, Déborah renonça. Fini, le bricolage d’apprentie sorcière sur les systèmes ChatGPT ! Elle se lança, illico, dans la culture potagère…

En dépit de ses déboires, comme elle adorait toujours parler avec tout le monde, elle ne cessa de papoter avec ses tomates, ses courgettes, ses abricots. Toutefois, à chaque fruit ou légume qu’elle découpait, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir l’impression de s’adresser à des condamnés à son estomac. Serait-elle devenue une ogresse ?

Embarrassée, ce fut plus fort qu’elle, elle se versa une belle dose de sherry pour lever son verre devant son chien polaire qui l’observait désolé.

‑ Tchin-tchin, mon bon Balto, tchin-tchin, ma bonne salade grecque. Finalement, votre silence favorise la féérie.

Sur ces mots, le husky sibérien disparut. Elle but cul sec son alcool. Quand le chien revint dans la cuisine, Déborah remarqua qu’il agitait la queue et qu’au grand jour, il serrait dans ses crocs le collier vert. Comment l’avait-il retrouvé ? Elle frissonna. Assistait-elle à un miracle ? Sur un coup de tête, elle boucla le collier autour du cou de son fidèle compagnon. Et ce qu’elle entendit alors la fit rosir :

« J’ai rêvé d’une fleur arctique. Au fond, la flore d’Etoy ne me comble pas. J’aimerais parler avec une plante de mon pays. »
 
Note
(*)
 : Déborah viendrait de Dvora en hébreu qui signifierait « abeille » (symbole de l’éloquence) et « parole ».

Source

Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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Robert Yessouroun
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 03/08/2023 08:55 | Alerter
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KoyoliteTseila
Dans cette fable du futur, Robert Yessouroun nous propose d'assister à un spectacle pour le moins peu ordinaire : celui d'une conversation entre un chien et une fleur rendue possible par le biais de l'intelligence artificielle. En voilà une idée originale ! Mais... cela fait-il réellement du sens de donner la parole à la Nature ? La faune et la flore ont-elles besoin de communiquer entre elles à voix haute ? Le peuvent-elles seulement ? Un petit texte sympathique qui permet de réfléchir à la question. Merci !

2.Posté par Michel MAILLOT le 03/08/2023 12:01 | Alerter
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mmaillot
Bravo pour ce texte. Les apprentis sorciers même animés des meilleures intentions récoltent souvent de bien mauvaises cultures. Mais c’est aussi les aventuriers qui découvrent de nouveaux territoires. Alors, pas facile de savoir où l’on met les pieds surtout quand on ne maîtrise pas trop de quoi est fait le sol, donc on avance prudemment. En tout cas, l’IA n’est pas exempte d’étourderies, tant qu’elle est inconsciente elle a au moins cette excuse, c’est ce qu’en font ou en feront les hommes qui nous inquiète !
Ici, il est vrai que pour des animaux ou des plantes, s’exprimer à la façon des humains, de plus traficoté par un algorithme c’est source d’incompréhensions. Est-ce que la nature ne sait pas déjà communiquer comme elle le désire sans besoins supplémentaires ? Est-ce que la technologie, quelle qu’elle soit, apporterait un plus de conscience aux protagonistes ?
La dernière ligne semble fournir un début de réponse puisque Balto avance une demande spécifique. Encore faut-il qu’elle vienne vraiment de lui et pas d’une interprétation de l’IA. En tout cas une belle mise en avant de l’éternel questionnement de l’Homme qui voudrait jouer au démiurge alors que lui-même n’est pas exempt d’imperfection.
Merci !

3.Posté par B BLANZAT le 09/08/2023 14:42 | Alerter
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Blanzat
L'histoire illustre très bien l'impossibilité de standardiser nos échanges, le "possible" n'est pas le "réel".
La manière même de s'exprimer du chien et de la fleur rappellent l'immédiateté, brute, radicale, des héros de NOU-3. Ce qui a été dit plus haut est vrai, la nature communique, avec nous et avec elle-même. Nous cherchons bien à court-circuiter le temps long de l'imprégnation, the long way round dirait le Docteur.
J'ai tout de même une remarque à faire sur la culpabilisation de l'héroïne vis-à-vis de ses tomates, courgettes et abricots : ce ne sont que les parties d'une plante, les fruits voués à tomber pour son renouvellement. Il y aurait plus à dire sur les croquettes de Balto. Qu'on tente d'y ajuster la bague IA et la pauvre bête sera assaillie de cris de douleurs innombrables.
Finalement, il est moins idiot de chercher à faire parler une fleur que d'élever des êtres vivants pour en nourrir d'autres.

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