
Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Le sacre du printemps, une fable du futur de Robert Yessouroun
Ă Martine, qui mâa donnĂ© le thĂšme
Sa mini-station mĂ©tĂ©o prĂ©voyait un ciel clair et jusquâĂ 25 degrĂ©s en mi-journĂ©e. Bon robot gĂ©ologue dit « fouineur », GĂ©o5 nâavait pas Ă©tĂ© conçu pour comprendre le printemps, si bien que les phĂ©nomĂšnes insolites qui se multipliaient autour de lui ralentissaient sa prospection systĂ©matique des nappes phrĂ©atiques. Aussi roulait-il au pas sur le sol champĂȘtre, selon lâitinĂ©raire exploratoire. Rover sur six roues articulĂ©es, il ressemblait Ă Curiosity, lâun des automates pionniers sur la planĂšte Mars.
En ce dĂ©but de matinĂ©e, transgressant son programme, son bras hyper mobile muni de senseurs examinait par spectromĂ©trie le tandem de charançons collĂ©s lâun contre lâautre. Du jamais vu, pour GĂ©o5 ! En mĂȘme temps, au sommet de son mĂąt, la camĂ©ra 312K zoomait sur une abeille qui plongeait dans le calice dâune campanule (ça alors, quelle manie !), puis lâobjectif esquissa un panoramique sur un cerisier sauvage. Ses feuillages rosissaient, envahis par des boutons Ă pĂ©tales. En dehors du protocole rĂ©glementaire, il ne manqua pas dâenregistrer le long cri hirsute dâun liĂšvre posĂ© sur le dos dâun autre, tandis que, dans les hautes herbes, des grillons stridulaient. Que se passait-il donc dans ce coin de campagne ? Ces sons (du reste aussi bizarres que les rĂ©centes images) alourdissaient le travail de GĂ©o5. Et une contrariĂ©tĂ© chassait lâautre : son champ de vision captait un duo de renards qui observait une paire dâoies en fuite vers les fourrĂ©s. Pourquoi le chiffre deux dominait-il ce qui sâanimait ?
En retard sur lâhoraire, son dĂ©tecteur dâeau souterraine lança un nouveau sondage. Le forage fut compliquĂ©. DestinĂ©e Ă son labo portatif et au dĂ©tecteur de particules Ă©nergĂ©tiques, la carotte rĂ©sistait plus que dâhabitude. SimultanĂ©ment les propriocepteurs de GĂ©o5 signalaient dans son for intĂ©rieur des carences inconnues. Les donnĂ©es quâil engrangeait semblaient dĂ©nuĂ©es de sens. Ses calculs tournaient dans un cercle vicieux, comme un refrain discordant sans fin. Autour de lui, ce nouveau monde animal ou vĂ©gĂ©tal lui Ă©chappait. Des lacunes en sĂ©ries avalaient au fur et Ă mesure ses analyses de plus en plus Ă©perdues.
NĂ©anmoins, selon lâordre de la sĂ©quence gĂ©ologique, le Rover descendit tant bien que mal vers la riviĂšre pour y rincer le cylindre minĂ©ral obtenu non sans peine. Durant lâopĂ©ration, sa camĂ©ra remarqua quâune myriade de tĂȘtards grouillait dans le courant. DâoĂč provenaient-ils si nombreux ?
Les rĂ©sultats de son prĂ©lĂšvement rĂ©vĂ©lĂšrent dâautres anomalies. Les couches dâardoise dataient du Silurien, ce qui contredisait les prĂ©dictions, lesquelles tablaient sur un terrain de molasse rĂ©cent (dâune quinzaine de millions dâannĂ©es). GĂ©o5 nâĂ©tait pas au bout de ses surprises. GrĂące au grossissement de ses lentilles idoines apparurent sur les schistes gris des lettres poilues identifiĂ©es aussitĂŽt comme des graptolites, des reliques dâorganismes Ă©radiquĂ©s de la surface terrestre. Puis le laser localisa au milieu de lâĂ©chantillon un plus grand fossile, un trilobite. Incroyable ! Trilobite, graptolite, ces ĂȘtres autrefois vivants, Ă©clipsĂ©s dĂšs la fin de lâĂšre primaire, lui rappelaient la disparition subite cette semaine des ĂȘtres humains.
Soudain, surgis de nulle part, deux bonobos bondirent sur le module cubique Ă lâarriĂšre pour sâagripper Ă son mĂąt. Lâun dâeux lĂ©cha la camĂ©ra qui sâorientait spontanĂ©ment vers une silhouette bipĂšde en approche.
â Coucou ! Je suis Lucy, se prĂ©senta la gynoĂŻde blanche comme un albinos. Bravo, mon vieux, tu plais fort Ă Bimbo et Bamba, les deux chimpanzĂ©s nains que jâai libĂ©rĂ©s dâun laboratoire de psychologie. Les chercheurs testaient lâintelligence de ces bĂȘtes, mais les savants sont partis sans dire au revoir, comme tous leurs semblables.
Par Ă©conomie, GĂ©o5 nâavait pas Ă©tĂ© dotĂ© dâune voix. Son mutisme congĂ©nital ne lâempĂȘchait pas dâadresser des textos, sitĂŽt quâun interlocuteur nouait contact avec lui.
« Hello, Lucy. Suis Géo5, géologue itinérant. »
â Ah ? En quĂȘte de quelle pĂ©pite ?
« De lâeau souterraine. Et toi, Lucy, quel projet te motorise ? »
â Je rĂ©cupĂšre moutons, vaches, chĂšvres, poules et cochons en vadrouille, livrĂ©s Ă eux-mĂȘmes. »
« Comment te recharges-tu sans les humains ? »
â Au contact des animaux. Et toi ?
« Facile : en roulant sous la lumiÚre. »
AprĂšs avoir tripotĂ© lâantenne du rĂ©cepteur radio, les bonobos rivalisĂšrent pour escalader le miroir solaire parabolique. Depuis le bosquet voisin se propageait une sorte dâalarme : un cerf bramait.
« Lucy, tu dois mieux comprendre que moi ce qui arrive, non ? »
â Quâest-ce qui arrive ?
« Le printemps. »
Une gamme de sifflement Ă©mise depuis le feuillage vert tendre dâun chĂȘne frappa le rĂ©cepteur sonore de GĂ©o5. Son dĂ©cortiqueur acoustique piĂ©tina.
« Câest quoi ce bruit, Lucy ? »
â Ben, un oiseau qui appelle.
Un vent tiĂšde et lĂ©ger se leva furtivement. Sous les rayons matinaux du soleil sâallumait un essaim pĂ©tillant de pollen.
« Câest quoi, cette pollution ? »
â Ben, de la semence vĂ©gĂ©tale. (Lucy sâassit en tailleur devant le Rover.) Au printemps, vois-tu, la vie Ă©volue vers une phase roborative. Elle se propage, prolifĂšre, pour conquĂ©rir la matiĂšre inerte. Ne sens-tu pas cette odeur de lilas, cette invitation florale Ă la copie ?
« Analyse en cours. »
Malheureusement, GĂ©o5 ne pouvait tirer au clair le phĂ©nomĂšne olfactif, privĂ© quâil Ă©tait de puces ad hoc. Face au manque de rĂ©fĂ©rences, il amorça en lui un scan intĂ©gral afin de diagnostiquer un bogue.
â DĂ©marche inutile, mon vieux ! Bien que fabriquĂ© rĂ©cemment, tu es un ancien modĂšle. Tu nâas pas Ă©tĂ© conçu pour aimer le mois de mai.
LassĂ©s de chercher les poux lâun chez lâautre, Bimbo et Bamba sâembrassĂšrent. Lâimage de la camĂ©ra 312K pixellisa, puis sâĂ©teignit carrĂ©ment, dans lâattente dâune nouvelle alimentation.
« Les humains auraient-ils pu corriger mes insuffisances ? »
â Possible. Mais, hĂ©las, ils ont disparu. Le plus simple, GĂ©o5, câest que nous poursuivions chacun notre travail. Toi, tu cherches de lâeau, moi, je ramĂšne les animaux Ă la ferme.
« Pourquoi ramener les animaux à la ferme ? »
â Pour mieux les nourrir. Pour mieux les protĂ©ger.
« Les protéger ? »
â Oui. Les prĂ©dateurs sont Ă prĂ©sent tous sortis de leur hibernation.
La terre vibra discrĂštement. Ce nâĂ©tait pas un sĂ©isme. Une trappe parmi dâautres se souleva sous la mousse et les trĂšfles. Le visage dâune femme rousse Ă©mergea du sol.
â AllĂŽ, Charlie ? Ici la coordinatrice gĂ©nĂ©rale. Fais passer le message : nous pouvons tous enfin profiter des douceurs de la bonne saison ! LâexpĂ©rience a rĂ©ussi. MalgrĂ© notre absence, nos robots se sont dĂ©vouĂ©s pour prĂ©server la biosphĂšre en ce printemps. Sans exception, les humains peuvent quitter leur abri anti-robotique. Lâexercice Ă grande Ă©chelle est terminĂ©. Quâelle soit primitive ou Ă©laborĂ©e, lâintelligence artificielle abandonnĂ©e Ă elle-mĂȘme vient de prouver quâelle servait sans condition lâexistence naturelle. Elle relaie ainsi lâinstinct de vie sur notre planĂšte.
La rouquine coupa la communication pour se hisser hors du souterrain. Et elle se réjouit :
â Hummm, ce parfum de muguet !
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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés