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Le Robot dans la Bijouterie | Robert Yessouroun | 2021

23/08/2021
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Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Le Robot dans la Bijouterie de Robert Yessouroun
Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Le Robot dans la Bijouterie de Robert Yessouroun
Pour Jill
 
Dans la vieille ville de Genève, l’employĂ©e de la bijouterie « L’iris de la joaillière Â» semblait des plus empruntĂ©es. Bon, soit, elle s’exĂ©cuta, mais non sans rĂ©ticence. Elle retira donc l’écrin rouge de l’armoire vitrĂ©e.

Hors de son prĂ©sentoir, le collier de tourmaline fut analysĂ© avec minutie par les capteurs de la gynoĂŻde (*) : la ciselure de ses attaches en or Ă©tait exempte de ratĂ©s, la noirceur de ses cristaux, dense et profonde ; le fermoir irrĂ©prochable ; la lĂ©gèretĂ© de l’ensemble, un atout indĂ©niable ; en plus, la tourmaline Ă©tait connue pour rĂ©sister aux acides et pour se polariser Ă©lectriquement. Perfectionniste (comme il se devait), l’automate voulut encore s’assurer d’un dĂ©tail :

‑ Ce collier s’accorde-t-il avec les tuniques rouges ?

‑ Cela va de soi.

‑ Combien, ce bijou ?

‑ Heu… (Elle lit l’étiquette.) 10'000.

‑ C’est cher.

‑ Le prix de la qualitĂ©, mad… (Elle se corrigea :) ma chère gynoĂŻde.

‑ Je suis donc chère, moi aussi ?

‑ Non, je… (DĂ©contenancĂ©e par le jeu de mots.) Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

‑ Revenons Ă  ce collier de tourmaline. Allons, Ă  5'000, on n’en parle plus !

‑ Quoi ? Vous n’allez pas nĂ©gocier, tout de mĂŞme ! Regardez oĂą vous ĂŞtes !

Pour couper court, l’automate demanda d’examiner les boucles d’oreilles d’un bleu azur, exposées dans la vitrine.

Ses articulations digitales artificielles les soupesèrent.

‑ Un peu lourdes, non ?

‑ Normal, c’est de la CĂ©lestine.

‑ VoilĂ©, le cristal brille Ă  peine.

‑ Normal, c’est de la CĂ©lestine.

‑ Et le prix, aussi cĂ©leste ?

Ce nouveau calembour robotisĂ© dĂ©concerta fort la marchande. Cette fois, elle crispa carrĂ©ment, par manque d’habitude de traiter avec une vulgaire machine. En fait, c’était la première fois de sa vie qu’elle accueillait une gynoĂŻde dans son magasin de luxe. Par conscience professionnelle, toutefois, elle tenta de se rattraper :

‑ Vous cherchez un bijou pour qui ? Pas pour vous, j’imagine.

La gynoïde se pencha sur un bracelet de saphir qu’elle éclaira, par sa diode majeure, d’un faisceau ultra-lumineux.

‑ C’est pour ma propriĂ©taire. Un cadeau-surprise, histoire de fĂŞter mes dix annĂ©es de fidèles services.

‑ Du pur corindon, ces cristaux. Nous avons le mĂŞme modèle en rouge grenat.

‑ Des rubis, donc ? Pourquoi pas ? Puis-je les Ă©tudier ?

Docile, mĂŞme si l’expression « Ă©tudier Â» la faisait grimacer, elle monta sur l’échelle afin de saisir, au sommet de l’étagère murale, un Ă©tui de velours noir.

‑ Ce bracelet-ci est particulièrement somptueux. Le mĂŞme est portĂ© par la duchesse de Cornouaille.

‑ Somptueux ? Vous voulez dire « très pur Â» ? (La gynoĂŻde tritura le bracelet.) Ces rubis dĂ©gagent-ils pour les humains de l’énergie positive ou des ondes qui rendent zens ?

‑ Heu… ça dĂ©pend… chaque personne est diffĂ©rente et je…

La gynoïde n’écouta pas la suite de cette réponse inutilisable. Ses capteurs visuels zoomaient au maximum sur les pierres du bracelet.

‑ Il n’y a pas un bogue dans ce cristal-ci ?

Un brin agacée, mais avec patience, la vendeuse considéra le prisme incriminé.

‑ Que non, que non, c’est naturel, juste une petite inclusion.

‑ Et ça en rĂ©duit le prix ?

DĂ©cidĂ©ment, ce robot femelle avait le chic de rebuter la jeune femme ! Et, de guerre lasse :

‑ Pour nous faciliter la vie, de quelle somme disposez-vous ?

La gynoïde n’avait pas trop envie de répondre à cette question. Elle ne souhaitait pas se voir limitée quand elle furetait…

Subitement, l’arrivĂ©e ostentatoire d’une dame Ă©lĂ©gante en robe de soirĂ©e ne manqua pas de distraire la dĂ©taillante qui se prĂ©cipita, illico presto, au service de cette cliente dĂ©bordant de classe. Ă€ chaque article de brillants, la femme distinguĂ©e s’exclamait, admirative : superbe ! sublime ! quel trĂ©sor ! quelle merveille ! Parfois, sans façon, elle se limitait Ă  : oh ! (suivi de mon Dieu !).

Sans tergiverser, elle acheta un lot de trois bijoux assortis par leur verdeur, une broche, un pendentif et un diadème. Elle paya rubis sur l’ongle.

De nouveau seule avec la vendeuse, la gynoĂŻde Ă©pluchait le problème. De quoi, au juste, cette cliente s’était-elle Ă©merveillĂ©e ?

‑ De la beautĂ©, rĂ©pliqua la commerçante.

‑ S’émerveiller de la beauté… Je ne dispose pas de cette fonction, semblait regretter l’automate qui conclut par ces calculs : les gemmes obĂ©issent Ă  l’ordre gĂ©omĂ©trique ; j’aime tout ordre, j’aime donc tout gemme. Mais sans plus. Dommage, peut-ĂŞtre.

Un peu plus tard, sur le comptoir de la bijouterie s’amoncelait une myriade de pierreries. Au grand dam de la jeune femme, ce visiteur synthétique repassait en revue tous les bijoux qu’elle avait dû exhumer des tiroirs.

‑ Ils doivent tous ĂŞtre « de toute beautĂ© Â». Ils doivent tous avoir un dĂ©faut, une « petite laideur Â» cachĂ©e. Comme choisir est difficile !

‑ Mais nĂ©cessaire, ajouta la vendeuse.

‑ Allez, paf, je prends celui-ci, dit brusquement la gynoĂŻde en dĂ©signant le joyau d’émeraudes.

SoulagĂ©e, l’employĂ©e de la boutique salua cet achat de manière commerciale :

‑ Excellent choix ! Votre propriĂ©taire sera ravie ! Vous payez par carte ?

‑ Par monnaie virtuelle. VoilĂ , c’est dĂ©jĂ  payĂ©. Vous pouvez vĂ©rifier.

Elle vĂ©rifia, esquissa comme un sourire gĂŞnĂ©, puis, quand mĂŞme Ă©tonnĂ©e par la rapiditĂ© de ce qui ressemblait Ă  un coup de tĂŞte, elle ne put rĂ©sister Ă  la question qui la titillait :

‑ Pardonnez ma curiositĂ©, mais qu’est-ce qui vous a fait pencher si fort pour ce bel objet ?

‑ Très simple. J’ai Ă©liminĂ© les critères usuels : poids, matière, couleur, brillance, arrangement, propriĂ©tĂ©s physiques.

Elle toussa, visiblement troublée.

‑ Et… ?

‑ Et, automatisme de casino, j’ai pariĂ©. J’ai pariĂ© que c’était le meilleur. Au hasard, j’ai tout misĂ© sur cette parure.

‑ Parure d’une teinte pareille Ă  celle de la joaillerie emportĂ©e par la dame raffinĂ©e, remarqua-t-elle, d’une mine hagarde.

‑ En effet, concĂ©da la gynoĂŻde.

Animée d’une bouffée intuitive, la jeune femme songea que même chez les robots les désirs mimétisaient les désirs des autres…

Note

(*) : fĂ©minin d’androĂŻde

Source

Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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đź’¬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 23/08/2021 11:49 | Alerter
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KoyoliteTseila
Comment un robot s’y prend-il pour acheter un bijou pour sa propriétaire, s’il ne possède pas la capacité de s’émerveiller de la beauté d’une pierre précieuse ? Quels sont alors ses critères de sélection dans une bijouterie, endroit où n’importe quel être humain se laisserait tenter par l’achat d’un bijou sur un coup de cœur ? Voici tout en humour le dilemme d’une gynoïde conté par Robert Yessouroun dans cette fable du futur.

2.Posté par Julien VERHAEGE le 28/07/2022 11:10 | Alerter
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Juju
J'ai a-d-o-r-é cette (trop) courte nouvelle ! Franchement, tout est top : les personnages, les interactions, les répliques, le vocabulaire, tout parait d'un naturel, d'un quotidien sublimé par la présence d'un robot, et, comme toujours, la fin de la nouvelle porte à réfléchir sur la conception stéréotypée du robot : est-ce l'humain qui est robot (la vendeuse ne s'épanouit que dans un cadre qu'elle répète, avec des clients ayant la même manie de s'extasier) ou le robot qui est humain (le mimétisme, les neurones miroirs, la poursuite des désirs, n'est-ce pas être humain) ? J'en redemande des nouvelles comme celle-ci !

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