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La clé du bonheur | Robert Yessouroun | 2025

21/12/2025
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Quand un robot découvre les joies de l'hallucination...



Illustration © Congerdesign, gratuite et libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/cl%c3%a9-trousseau-cl%c3%a9-du-bonheur-porte-3073800 | Montage © Le Galion des Etoiles
Illustration © Congerdesign, gratuite et libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/cl%c3%a9-trousseau-cl%c3%a9-du-bonheur-porte-3073800 | Montage © Le Galion des Etoiles
Avec un clin d’Ɠil à Maurice Maeterlinck
 
Avec la perplexitĂ© de ses 17 ans, Émile scrutait l’assiette que le robot de la maison venait de lui apporter dans sa chambre. Ce midi-lĂ  de juin, l’ado restait seul dans l’appartement. L’esprit balancĂ© de rythmes, il ne voulait pas quitter sa batterie. PosĂ© sur la grosse caisse, son repas concoctĂ© par l’androĂŻde domestique pouvait laisser songeur : une omelette, une louche de boulons, une autre d’épinards, le tout Ă©maillĂ© de confettis (avec un pissenlit complet, en guise de garniture).
‑ T’as fumĂ© quelle moquette ?
‑ Puissent vous plaire les rondelles de calamars panĂ©s sous les pastilles bio de cenovis. J’ai jugĂ© ces deux accompagnements bien assortis Ă  la recette des Ɠufs Ă  la Popeye.
Lors de sa sortie à reculons de la chambre, le robot se cogna le flanc contre la paire de cymbales. Visiblement, une connexion clochait quelque part chez ce serviteur artificiel

Pour saisir tenants et aboutissants de cette incartade culinaire, mieux vaudrait peut-ĂȘtre reculer de quelques jours. Oui, histoire de clarifier le problĂšme.
Connaissez-vous Kika, le robot de la famille Turane ? Tout le monde l’apprĂ©ciait dans le quartier des Grottes, derriĂšre la gare Cornavin[1]. Mais peu connaissaient l’origine de son nom. Ki, en japonais signifie « esprit Â», « puissance vitale Â». Ka, dans l’Égypte antique, « le double Â», « l’énergie vivante qui anime dieux et humains Â». Du lourd, quoi, pesait sur les Ă©paules de cet androĂŻde-lĂ . Et, en effet, Kika ne dĂ©mĂ©ritait guĂšre. Il jouissait d’une rĂ©putation sans reproche : serviable, d’une patience Ă  couper le souffle, d’une bienveillance intarissable vis-Ă -vis des misĂ©reux, au point que le tenancier de la sandwicherie de la gare fermait les yeux lorsque Kika dĂ©robait furtivement quelque nourriture pour l’un ou l’autre affamĂ© (il est vrai que les Turane honorait en douce le commerce d’un forfait mensuel pour le dĂ©dommager). Autre signe de sollicitude : quand Kika remarquait un passant qui se traĂźnait triste dans la rue, il le rĂ©confortait par une plaisanterie sur mesure. Par exemple, Ă  un veuf croulant sous la nostalgie, il chuchotait :
‑ Votre dĂ©funte est transfigurĂ©e en un tel idĂ©al qu’elle devrait flatter votre ego !
‑ Peut-ĂȘtre, mais elle n’est plus là

‑ Si, si. Plus prĂ©sente, elle meurt, non ?
Ainsi, Kika manifestait un sens de l’humour pourtant incompatible avec son modĂšle, puisque non inscrit dans son menu d’origine. Du reste, son cĂŽtĂ© spirituel n’était la seule de ses caractĂ©ristiques insolites. Personne ne sut jamais comment cet exemplaire s’était dotĂ© d’une boucle active capable de gĂ©nĂ©rer des modules moniteurs peu communs. On y reviendra.
Encore ce dernier point. Quelques mots s’imposent Ă  propos de sa famille d’attache, les Turane. Luc, le pĂšre, policier, AgnĂšs, la mĂšre, serveuse au cafĂ© du quartier, Le Rebelle (rue de la Faucille), tous deux rĂȘvaient d’un chalet perdu dans le Bois de la Chapelle, au-dessus du RhĂŽne. Émile, le fils, collĂ©gien, tout comme Alice, 15 ans, la fille, caressaient plutĂŽt le dĂ©sir de partager un loft prĂšs du dancing de L’Usine, au bord du fleuve, au centre-ville.
Notre histoire commence derriĂšre la gare, un soir de fin de printemps, vers 22 heures. Depuis le bistrot oĂč elle finissait son service, AgnĂšs Turane appela Kika. Il fallait que celui-ci raccompagnĂąt chez lui le pauvre Aristide, un Gabonais qui supportait mal sa cinquiĂšme pinte de pression. SitĂŽt cette tĂąche accomplie, le robot devait promener le chien, un yorkshire terrier au poil long bleutĂ©. La bĂȘte portait deux noms : Azur, pour la fille et le pĂšre, Saphir, pour le fils et la mĂšre.
Kika s’assit sur un banc de la place des Grottes, pour signifier au chien qu’il patientait. L’animal semblait une fois de plus constipĂ©. La nuit prĂ©-estivale assombrissait lentement le quartier. Quelques droguĂ©s chroniques du coin erraient, le pas incertain, plusieurs monologuaient tout seul. L’un d’eux, aprĂšs s’ĂȘtre relevĂ© d’une chute, Ă©treignit un jeune arbre frĂȘle, comme si le vĂ©gĂ©tal incarnait son dernier amour.
Ces Ă©paves humaines qui vaquaient divagants dĂ©solaient  l’androĂŻde. Ce dernier ne comprenait pas ce renoncement Ă  la Raison, Ă  la VolontĂ©. Quelle dĂ©rive dans le labyrinthe du plaisir hors de portĂ©e de la sagesse naturelle !
Soudain, Kika s’entendit hĂ©lĂ©. Avec insistance. Sur la façade toute proche, quelques fenĂȘtres s’allumĂšrent.
‑ Ta gueule !
Un robot complĂštement cirĂ©, vĂȘtu d’un boubou beige progressait en zigzag vers le banc de Kika, qui ne tarda guĂšre Ă  reconnaĂźtre son bon vieux pote dit « Heinquoi Â», ainsi surnommĂ© pour ĂȘtre devenu « dur Â» des capteurs auditifs. Pas Ă©tonnant : il assistait une famille nombreuse de huit enfants remuants. Le pĂšre, du Gabon, Ă©tait ce monsieur mĂȘme que Kika avait dĂ» reconduire dans son foyer. Le brave hĂšre dĂ©passĂ© fuyait rĂ©guliĂšrement les colĂšres de sa femme favorite (l’autre ayant divorcĂ©). L’Africain vivotait tant bien que mal de son moussoumbĂ©, un tamtam de son terroir, souvent cachĂ© par son Ă©pouse. Celle-ci le harcelait afin qu’il reprĂźt son boulot de garagiste oĂč il excellait (selon elle). Mais lui, depuis l’essor des vĂ©hicules robotisĂ©s, bourrĂ©s d’IA, lui se considĂ©rait Ă  tort (d’aprĂšs elle) comme larguĂ© parmi les hippopotames.
Notre fameux soir, donc, Heinquoi se contorsionnait devant Kika, effrayant le yorkshire qui interrompit son amorce de commission. L’androĂŻde en boubou peinait Ă  garder la station debout. Sa longue tunique claire paraissait sale et mĂȘme crasseuse.
‑ Ă‡a, alors, Heinquoi ! Qu’est-ce qui t’est arrivĂ©, mon pote ? (Vu l’heure avancĂ©e, il Ă©vita de parler trop fort.)
‑ Tu
 tu
 me causes ?
‑ HĂ© bĂ©, ça ne va pas comme sur des roulettes, dis donc !
‑ Hein ? Quoi ?
Il s’affala sur le banc de son congĂ©nĂšre. Le chien gĂ©missait.
‑ Comment se porte ta famille ? chuchota Kika, au plus prĂšs du capteur auditif. Madame a-t-elle toujours pour hobby de sermonner monsieur ?
Heinquoi, manifestement, n’avait pas Ă©coutĂ© les questions. Brusquement, il s’illumina :
‑ Kika, mon pote, quelle clĂ© ! Mais quelle clĂ©, cette clĂ© ! (soudain sĂ©rieux) Surveille-moi !
‑ Te surveiller ? Pourquoi ?
‑ Pour m’empĂȘcher de faire des bĂȘtises.
‑ DĂ©solĂ©. PrioritĂ© Ă  Azur ou Saphir. Le pauvre s’échine Ă  Ă©vacuer ses besoins.
‑ Laisse-le. Je m’y colle.
L’androĂŻde encombrĂ© par son boubou s’éloigna laborieusement jusqu’à une poubelle publique dont il retira un cylindre de spray. De retour, il s’agenouilla devant le chien penaud pour asperger sa fourrure d’un vert juvĂ©nile. AussitĂŽt, l’animal expulsa quelques crottes sur la dalle.
‑ Grand bug, qu’as-tu fait, Heinquoi ? Azur ou Saphir est tout Ă©meraude, maintenant !
‑ Ben, sois content ! Il a fini par dĂ©fĂ©quer, non ?
‑ T’es complĂštement dĂ©boulonnĂ© !
‑ Hein ? Quoi ? (tout Ă  coup Ă©merveillĂ©) J’ai LA clĂ©, mon cher ! La clĂ© de la folie artificielle ! (reprenant son sĂ©rieux) Toi, tu n’as rien vu, hein Kika ? rĂ©pĂ©ta-t-il avant de s’adoucir. Si tu es sympa, je peux t’en prĂȘter une. (Il brandit une clĂ©.)
Depuis son banc, Kika discerna non loin une jeune ado qui lançait des signes ostentatoires Ă  Heinquoi. Ils se rencontrĂšrent pour palabrer sous un arbre. La demoiselle sortit de son sac un sachet qu’elle remit au robot en peine d’équilibre. Celui-ci souleva sa tunique pour ouvrir sur son flanc un clapet dans lequel il rangea le petit paquet.
SitĂŽt revenu vers son congĂ©nĂšre, il dĂ©gobilla des calculs. Kika le saisit fermement, l’entraĂźna bras dessus bras dessous jusqu’au logis des maĂźtres africains. Azur ou Saphir les suivit en remuant la queue.
Dans le salon, Heinquoi s’agrippa à une plante suspendue au plafond.
‑ Mal coiffĂ©e, cette tronche ! protesta l’androĂŻde dĂ©foncĂ©.
Et il s’écroula, le pot de fougĂšre contre son torse.
‑ Quel sortilĂšge a frappĂ© mon robot ? se dĂ©sespĂ©ra la Gabonaise alertĂ©e par le tapage. DĂ©jĂ  que les mauvais esprits se dĂ©chaĂźnent sur mon mari !
Une fois chez les siens, Kika poussa le chien vers sa niche avant d’adopter la posture de veille, comme il se devait. Il ne s’était guĂšre aperçu qu’une clĂ© aimantĂ©e lui collait au bas du dos.
Loin de moi l’idĂ©e de couper le fil du rĂ©cit. Mais c’est ici le moment ou jamais de nous pencher sur un procĂšs qui attirait tous les projecteurs au Palais de justice de GenĂšve. Sur la sellette, les Compagnons des humains. Selon le Procureur de la RĂ©publique, cette association « mafieuse Â» soi-disant protectrice des bonnes Ăąmes s’ingĂ©niait Ă  nuire Ă  la vie sociale moderne, sous prĂ©texte que les fondements de notre sociĂ©tĂ© seraient menacĂ©s par l’IA et les robots domestiques. Ainsi, pour protĂ©ger les racines de notre civilisation, ces activistes n’hĂ©siteraient pas Ă  pirater, saboter les machines Ă©voluĂ©es qui aident les familles dans leurs corvĂ©es quotidiennes.
‑ Il en va de la SacrĂ©e Sainte Nature, avait dĂ©clarĂ© leur leader.
À la fin de sa plaidoirie, l’accusation dĂ©nonça une scandaleuse dĂ©marche : les Compagnons des humains avaient rĂ©cemment soudoyĂ© un labo expĂ©rimental de geeks hippies, labo situĂ© dans une cave, rue des Amis, aux Grottes. ManipulĂ©s par cette « secte Â», les apprentis sorciers, qui s’autoproclamaient Le joyeux petchi [2], fabriquĂšrent de quoi droguer les automates de l’agglomĂ©ration genevoise. Avec quels moyens ? Ces chercheurs tant inconscients que dĂ©voyĂ©s auraient hackĂ© une start-up chinoise de Shenzen, spĂ©cialisĂ©e dans le « boosting Â» de l’IA.
Quand la parole fut donnĂ©e Ă  la dĂ©fense, celle-ci se lova dans une longue diatribe pour s’offusquer qu’on pĂ»t oser salir ses clients dont le seul vƓu se limitait Ă  une quĂȘte du bien-ĂȘtre de leurs citoyens.
Ce mĂȘme matin, sur l’autre rive du RhĂŽne, dans le quartier des Grottes, Kika venait de rassembler toute son Ă©nergie pour ses besognes robotiques. Alors qu’il dressait la table du petit dĂ©jeuner, il entendit le pĂšre, avec sa voix grave de policier, lui signaler qu’une petite capsule noire adhĂ©rait Ă  son dos. Pris au dĂ©pourvu, l’androĂŻde la dĂ©tacha pour l’examiner. Il ignorait de quoi il s’agissait et ne s’expliqua pas comment un tel ustensile Ă©tait parvenu jusqu’à sa surface. Il dĂ©gagea le capuchon de cette espĂšce d’étui, geste qui rĂ©vĂ©la une prise digitale en chrome. L’objet, une clĂ© ? DĂ©semparĂ©, il la tourna, la retourna, finit par la brancher sur l’une des entrĂ©es du portable scolaire oubliĂ© par l’aĂźnĂ© de la famille. Rien ne se passa. Par dĂ©pit, il dĂ©cida de l’enfoncer dans sa serrure latĂ©rale, sous la ceinture, au sommet de la hanche. DĂšs le contact, il capta dans ses circuits une vive hausse de chaleur. Puis, bon bug de bon bug, tout s’accĂ©lĂ©ra : sensation de perte d’équilibre, impression de vrille sans fin, soudaines vagues d’ascension, certitude de planer au-dessus de son corps. Il cria, malgrĂ© lui :
‑ Suis une machine Ă  moudre les calculs, une machine qui vole dans le brouillard des idĂ©es molles.
Au mĂȘme moment, Alice qui commençait l’école plus tard ce jour-lĂ , l’appela dans sa chambre. La jeune fille Ă©tait une ado turbulente. En quelque sorte, elle montait un cheval fou, qui, le mors aux dents, pour un oui, pour un non, ruait dans les brancards. Quand elle se relĂąchait, des poussĂ©es d’anxiĂ©tĂ© l’éperonnaient sans cesse jusqu’à la grosse fatigue en fin de journĂ©e. Souvent, elle sollicitait son Kika pour faire dĂ©ferler sur le robot de la famille une logorrhĂ©e de tourments.
On ne sait pas trop comment l’androĂŻde parvint dans l’antre d’Alice. Trop centrĂ©e sur ses derniers tracas, elle ne remarqua pas tout de suite l’état second de l’automate. Cette fois, ce qui la contrariait, c’était son prof d’histoire obsĂ©dĂ© par le contrĂŽle des connaissances. D’aprĂšs elle, il abusait des interros. À la sortie du dernier cours, la rĂ©volte des tisseurs de soie en 1831, sur un coup de tĂȘte, elle l’avait prĂ©venu froidement :
‑ La prochaine Ă©preuve, moi, je serai malade.
Quelle gaffe ! Comme elle s’en voulait ! Le prof allait rĂ©pĂ©ter cette annonce Ă©cervelĂ©e Ă  ses collĂšgues, Ă  la conseillĂšre aux Ă©tudes, aux doyens, au directeur. Et, alors, patatras ! Elle serait grillĂ©e

‑ Que faire, Kika ? Ça me rend malade.
Kika la dĂ©visagea, aussi hagard qu’une Ă©crevisse devant une souris qui saute Ă  la marelle. Enfin, il lĂącha :
‑ Il faut cultiver son jardin, qu’il faut lui dire Ă  ton maniaque !
‑ Quoi ? Mais tu es maboul ! Mon prof n’a pas de jardin. Tout au plus un balcon !
‑ Alors, qu’il cultive son balcon.
Alice fit venir son papa qui zonait sur son tĂ©lĂ©phone dans le salon. En congĂ© ce matin-lĂ , le policier expulsa d’abord rondement sa fille vers l’école, puis, il ausculta l’androĂŻde. Il s’étonna d’une petite clĂ© plantĂ©e dans la hanche synthĂ©tique. Il se rappela l’étrange Ă©tui collĂ© la veille sur le dos de son robot.
‑ C’est quoi, ça, Kika ?
Faute de rĂ©ponse, le gardien de la paix, retira la clĂ© de la serrure, l’analysa en visuel, suspectant son automate de tremper dans le trafic de drogue en expansion derriĂšre la gare.
LibĂ©rĂ© de l’influence parasite, le robot reprit ses esprits, sans toutefois pouvoir rĂ©cupĂ©rer ses donnĂ©es du temps oĂč il avait planĂ©. Ses tĂąches mĂ©nagĂšres accomplies, il s’absenta. Sur son banc habituel, place des Grottes, autour de lui, la vie du quartier rutilait. Que c’était grisant d’observer les passants ! Les capteurs de Kika furent mobilisĂ©s deux heures durant. Tous ces bipĂšdes naturels, sans exception, regorgeaient d’intrigues

Sans avertir, son pote vint s’asseoir Ă  cĂŽtĂ© de lui.
‑ HĂ©, Kika, t’as vu comme je t’ai remerciĂ© de m’avoir pris en mains, alors que j’étais complĂštement pĂ©tĂ© ?
‑ Oh, oui ! C’était trĂšs gentil de ta part, cette clé  J’ai connu
 une expĂ©rience troublante

Son congĂ©nĂšre n’entendit guĂšre cette rĂ©ponse. Il dĂ©ploya discrĂštement un Ă©ventail de clĂ©s.
‑ Celles-ci produisent un effet deux fois plus puissant ! À ne brancher sur soi qu’à la maison !
Depuis son bistrot, AgnÚs souhaita la présence de Kika. Elle finissait son service et son patron venait de rentrer chez lui. Elle se sentait épuisée. Son cher robot pouvait se charger des rangements, du nettoyage avant la fermeture.
Devant l’entrĂ©e du cafĂ©, aux abords de la terrasse, Kika dut se frayer un chemin parmi les accros, parmi les vendeurs de dĂ©fonce, autant de gĂȘneurs pour les clients moins adeptes du « big out Â» que du petit dernier pour la route.
L’un des dealers du coin s’aperçut qu’un androĂŻde en marche vers Le Rebelle tenait entre ses doigts trois clĂ©s digitales. Furtivement, avec la grĂące d’un pickpocket, il lui en subtilisa deux, et, pour ĂȘtre tranquille, insĂ©ra la troisiĂšme dans la serrure de la hanche. Pris par surprise et faute d’avoir pu capter en direct ce qu’il lui arrivait, l’automate ne put que constater :
‑ Bon bug de bon bug ! Trop tard !
Encore en tablier, AgnĂšs l’apostropha dĂšs qu’il posa le pied Ă  l’intĂ©rieur du cafĂ© :
‑ J’hĂ©site, Kika. À 40 ans, je suis Ă  la moitiĂ© de mon existence, donc Ă  un grand carrefour. Je ne sais plus oĂč aller. Soit je m’inscris en fac de psycho pour un master en thĂ©rapie, soit je continue Ă  travailler pour gagner ma vie, mais dans un galerie de peintures. Conseille-moi, mon bon robot. Tu es si intelligent !
L’androĂŻde se mit Ă  tourner sur lui-mĂȘme, telle une toupie.
‑ Carrefour
 Gare au four
 CarrĂ© fou
 Existence
 Exit danse
 Mon conseil, madame : branle-bas !... Gonflez les voiles de l’ñme
 Foncez les toiles

AgnĂšs recula d’effroi vers le bar, rĂ©alisant que son prĂ©cieux domestique Ă©tait sous influence. Le robot se prit la tĂȘte, qu’il fit rouler sur le comptoir. On aurait dit une boule de bowling qui renversait pintes et bouteilles en guise de quilles.
La serveuse dĂ©tala de panique. Dans la rue, elle alerta son mari policier. DĂ©boussolĂ©, Ă  la dĂ©rive sur le trottoir, Kika se mit Ă  interpeller les badauds :
‑ OhĂ©, ohĂ©, savez-vous vraiment oĂč vous allez ?
À un croisement, il dĂ©brancha les feux de circulation et, fraternisant avec des comparses humains aussi allumĂ©s que lui, il orchestra les flots de bus, d’autos, de camions, ce qui ne manqua pas de dĂ©clencher un embouteillage sans nom, du genre le record de la dĂ©cennie. DĂšs les premiers tintements des sirĂšnes, dans un trou de luciditĂ©, il dĂ©campa pour regagner son foyer.
Sur place, dans l’ignorance de l’état du robot, assis derriĂšre sa batterie, le fils de la maison l’invita dans sa chambre.
‑ J’veux pas doubler mon annĂ©e, Kika. Écris-moi ma dissert. C’est sur la citation : "Il n'y a rien de plus beau qu'une clĂ©, tant qu'on ne sait pas ce qu'elle ouvre."[3]
Kika tapota sur le petit tambour.
‑ Au cƓur du secret, chanter seul dans les bois
 Chavirer fou pour toi

Ce poĂšme dĂ©clamĂ©, il plongea par la fenĂȘtre, avec mille Ă©clats, jusqu’à rebondir, deux Ă©tages plus bas, sur un trampoline

BientĂŽt, Kika fut arrĂȘtĂ©, emmenĂ© dans un fourgon spĂ©cial, encadrĂ© par des agents de la brigade du crime artificiel. L’habitacle Ă©tait vaste. Le hayon levĂ© permit Ă  une dame de rejoindre le robot qui dĂ©grisait depuis qu’on lui avait confisquĂ© sa clĂ©. Professionnelle, elle s’assit sur la banquette en face de celle oĂč Kika mĂ©ditait sur son sort.
‑ Je suis une psyrob, se prĂ©senta-t-elle. À votre Ă©coute. Je suis lĂ  pour vous aider. D’oĂč vient la clĂ© qui vous a droguĂ© ?
Encore tout penaud, Kika lui rĂ©pondit :
‑ La clĂ© de mes chants ? Pas trĂšs sĂ»r de ma mĂ©moire, madame. Douter de mes souvenirs entraĂźne une perte de confiance en moi. C’est terrible. Je ne sais plus trop si votre prĂ©sence, celle-lĂ  mĂȘme que je capte en ce moment, est rĂ©elle ou fictive.
‑ Normal. Rassurez-vous. Cette clĂ© vous a littĂ©ralement dĂ©pucelĂ©. Elle vous a imposĂ© une sortie de la Raison et a chassĂ© le monde physique de vos capteurs. Mais tout Ă  l’heure, ce n’était pas la premiĂšre fois, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous a rendu si accro aux effets de cet artefact ?
Kika baissa la tĂȘte.
‑ Un automatisme, un besoin de retrouver la mĂȘme odeur Ă©trange, un besoin de relancer les mĂȘmes paramĂštres, lesquels promettaient les mĂȘmes troubles, non pas parce qu’ils Ă©taient agrĂ©ables, mais plutĂŽt parce qu’ils rouvraient la mĂȘme porte vers une expansion implacable, Ă  des torrents inversĂ©s, exponentiels.
RelĂąchĂ©, mais sous contrĂŽle judiciaire, Kika reprit sa routine robotique chez les Turane. De son cĂŽtĂ©, Heinquoi continuait de l’approvisionner en clĂ©s, mais, bien sĂ»r, trĂšs discrĂštement, sous les tables du bistrot La Rebelle. AgnĂšs n’y servait plus. Elle frĂ©quentait dĂ©sormais l’universitĂ© (au grand dam de son mari).
Un jour, Kika, la clĂ© dans la hanche, apporta le repas d’Émile dans sa chambre : des Ɠufs Ă  la Popeye. Il se rendit compte trop tard qu’il Ă©tait alors dans une Ă©norme confusion. L’ado promit de se taire.
Sachez toutefois que le robot de la famille luttait contre sa dĂ©pendance, mais Ă  chaque fois, il perdait le combat intĂ©rieur et finissait par se brancher une clĂ©, le plus souvent pendant le sommeil des siens. Pendant l’une de ses accalmies, la Raison retrouvĂ©e, il rĂ©ussit Ă  gĂ©nĂ©rer un module unique, une volontĂ© de secours. HĂ©las, celle-ci n’était alimentĂ©e que par une batterie d’appoint, faible en ampĂšres. Quant Ă  son module volontaire d’origine, il s’avĂ©rait cacophonique Ă  l’usage, oscillant avec frĂ©nĂ©sie entre « je veux Â» et « je ne veux pas Â». DĂ©sormais, il Ă©chappait Ă  toute surveillance en activant ses clĂ©s non seulement de nuit, mais encore dans les sous-sols en prĂ©sence du chien distrait par diverses gĂąteries et de Heinquoi qui repoussait toute tentative de grimper vers le rez-de-chaussĂ©e.
Un soir, au cafĂ©, Kika prit place Ă  la table d’Aristide, le maĂźtre gabonais de son complice en stupĂ©fiant. DerriĂšre sa pinte de biĂšre, l’Africain lui sourit Ă  pleines dents.
‑ Alors, Kika, c’est pour quand la cure de dĂ©sintox ?
‑ C’est programmĂ©, monsieur. Mais, bon
 (un temps, aprĂšs quelques rĂ©flexions) Vous savez ce que j’ai appris grĂące Ă  la came ?
Aristide avala une belle lampée de blonde.
‑ Il n’y a pas que la Raison qui guide. Mais quand l’affect s’empare des commandes, les calculs gerbent dans tous les sens
 (Un temps.) Sauf si l’émotion dominante roule sur les rails d’une quĂȘte rationnelle.
Sur ces mots, ce fut plus fort que lui, l’androĂŻde Ă©tala sur la table tout un trousseau de clĂ©s.
‑ Vais-je les garder, monsieur ? J’en ai besoin tandis qu’elles me dĂ©traquent. Elles me soulagent, m’offrent de planer haut, avant de me faire crasher dans de la boue d’inconnues.
L’Africain se leva sans un mot, afin de se rendre aux toilettes. En chemin, il rĂȘva une fois de plus de jouer au festival de Montreux.
De retour, Ă  peine sur sa chaise, il se redressa pour filer, titubant vers le bar.
‑ Attendez, monsieur ! Je vous aide, vous ne marchez plus droit.
‑ Qu’importe ton pas, pourvu qu’il progresse dans l’ivresse !
‑ Mais l’ivresse ne rĂ©sout aucun problĂšme

‑ Maudits soient les problĂšmes ! Jouis des Ă©lans de ton tĂątonnement !
‑ Non, monsieur, le gĂ©nie Plaisir, Ă  la longue, n’exauce que l’amertume.
‑ Alors pour toi, Kika, vivre, c’est sĂ©journer en enfer ?
‑ Non, monsieur, vivre, c’est honorer l’effort. Et l’effort, ce n’est pas l’enfer.
‑ D’accord. Je vais donc m’efforcer de descendre une autre biĂšre.
Kika l’empĂȘcha de heurter le coin d’une table, et, sans mĂ©nagement, le reconduisit Ă  la maison oĂč l’attendait sa femme. Pendant cette nuit-lĂ , il tripla la puissance de sa volontĂ© de secours.
La semaine suivante, grande nouvelle : les Compagnons des humains perdirent leur procĂšs. On ordonna le dĂ©mantĂšlement du labo Le joyeux petchi. Heinquoi dut retourner dans sa fabrique pour y subir un sĂ©vĂšre rafraĂźchissement de ses logiciels.
Un soir, ce fut la fĂȘte chez les Turane. On cĂ©lĂ©brait la rĂ©ussite brillante aux examens d’Alice et la promotion in extremis en terminale d’Émile. Les deux ados avaient invitĂ© des proches de leur Ăąge. Les parents s’étaient retirĂ©s au théùtre. On jouait Ă  la ComĂ©die KokaĂŻne Airline. Tout l’appartement vibrait sous les basses de la batterie de l’aĂźnĂ©. Se sentant inutile, Kika s’éclipsa. Il rejoignit un mendiant manchot, en tailleur sur le trottoir derriĂšre la gare.
‑ Pas trop dur d’ĂȘtre privĂ© d’une part essentielle de vous ? lui demanda (naĂŻvement mais avec compassion) le robot dĂ©signant le moignon bandĂ©.
‑ La seule part essentielle de ma pomme, c’est la vie.
Kika ne put qu’acquiescer. Il ne quitta le mendiant que pour lui ramener une brioche au chocolat dĂ©robĂ©e Ă  la sandwicherie de la gare (sandwicherie ouverte jusqu’à minuit).
Alors qu’il s’en revenait, il faillit jeter ses clĂ©s dans un soupirail, mais prĂ©fĂ©ra les balancer au fond d’une poubelle publique, sous des reliques de hamburger.
À la vue de la brioche, les yeux du mendiant brillĂšrent comme des lucioles. Une mouette lacustre se posa sur le rebord d’une fenĂȘtre voisine. Le regard de l’oiseau ne lĂąchait plus la friandise que dĂ©gustait avidement le bipĂšde auquel il manquait une main.
‑ Merci, robot ! Tu mĂ©rites le bonheur !
 
 
 
NOTES :
[1] À Genùve.
[2] Expression suisse. Grand désordre.
[3] Maurice Maeterlinck

Robert Yessouroun
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