Illustration © Congerdesign, gratuite et libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/cl%c3%a9-trousseau-cl%c3%a9-du-bonheur-porte-3073800 | Montage © Le Galion des Etoiles
Avec un clin dâĆil Ă Maurice Maeterlinck
Avec la perplexitĂ© de ses 17 ans, Ămile scrutait lâassiette que le robot de la maison venait de lui apporter dans sa chambre. Ce midi-lĂ de juin, lâado restait seul dans lâappartement. Lâesprit balancĂ© de rythmes, il ne voulait pas quitter sa batterie. PosĂ© sur la grosse caisse, son repas concoctĂ© par lâandroĂŻde domestique pouvait laisser songeur : une omelette, une louche de boulons, une autre dâĂ©pinards, le tout Ă©maillĂ© de confettis (avec un pissenlit complet, en guise de garniture).
â Tâas fumĂ© quelle moquette ?
â Puissent vous plaire les rondelles de calamars panĂ©s sous les pastilles bio de cenovis. Jâai jugĂ© ces deux accompagnements bien assortis Ă la recette des Ćufs Ă la Popeye.
Lors de sa sortie Ă reculons de la chambre, le robot se cogna le flanc contre la paire de cymbales. Visiblement, une connexion clochait quelque part chez ce serviteur artificielâŠ
Pour saisir tenants et aboutissants de cette incartade culinaire, mieux vaudrait peut-ĂȘtre reculer de quelques jours. Oui, histoire de clarifier le problĂšme.
Connaissez-vous Kika, le robot de la famille Turane ? Tout le monde lâapprĂ©ciait dans le quartier des Grottes, derriĂšre la gare Cornavin[1]. Mais peu connaissaient lâorigine de son nom. Ki, en japonais signifie « esprit », « puissance vitale ». Ka, dans lâĂgypte antique, « le double », « lâĂ©nergie vivante qui anime dieux et humains ». Du lourd, quoi, pesait sur les Ă©paules de cet androĂŻde-lĂ . Et, en effet, Kika ne dĂ©mĂ©ritait guĂšre. Il jouissait dâune rĂ©putation sans reproche : serviable, dâune patience Ă couper le souffle, dâune bienveillance intarissable vis-Ă -vis des misĂ©reux, au point que le tenancier de la sandwicherie de la gare fermait les yeux lorsque Kika dĂ©robait furtivement quelque nourriture pour lâun ou lâautre affamĂ© (il est vrai que les Turane honorait en douce le commerce dâun forfait mensuel pour le dĂ©dommager). Autre signe de sollicitude : quand Kika remarquait un passant qui se traĂźnait triste dans la rue, il le rĂ©confortait par une plaisanterie sur mesure. Par exemple, Ă un veuf croulant sous la nostalgie, il chuchotait :
â Votre dĂ©funte est transfigurĂ©e en un tel idĂ©al quâelle devrait flatter votre ego !
â Peut-ĂȘtre, mais elle nâest plus lĂ âŠ
â Si, si. Plus prĂ©sente, elle meurt, non ?
Ainsi, Kika manifestait un sens de lâhumour pourtant incompatible avec son modĂšle, puisque non inscrit dans son menu dâorigine. Du reste, son cĂŽtĂ© spirituel nâĂ©tait la seule de ses caractĂ©ristiques insolites. Personne ne sut jamais comment cet exemplaire sâĂ©tait dotĂ© dâune boucle active capable de gĂ©nĂ©rer des modules moniteurs peu communs. On y reviendra.
Encore ce dernier point. Quelques mots sâimposent Ă propos de sa famille dâattache, les Turane. Luc, le pĂšre, policier, AgnĂšs, la mĂšre, serveuse au cafĂ© du quartier, Le Rebelle (rue de la Faucille), tous deux rĂȘvaient dâun chalet perdu dans le Bois de la Chapelle, au-dessus du RhĂŽne. Ămile, le fils, collĂ©gien, tout comme Alice, 15 ans, la fille, caressaient plutĂŽt le dĂ©sir de partager un loft prĂšs du dancing de LâUsine, au bord du fleuve, au centre-ville.
Notre histoire commence derriĂšre la gare, un soir de fin de printemps, vers 22 heures. Depuis le bistrot oĂč elle finissait son service, AgnĂšs Turane appela Kika. Il fallait que celui-ci raccompagnĂąt chez lui le pauvre Aristide, un Gabonais qui supportait mal sa cinquiĂšme pinte de pression. SitĂŽt cette tĂąche accomplie, le robot devait promener le chien, un yorkshire terrier au poil long bleutĂ©. La bĂȘte portait deux noms : Azur, pour la fille et le pĂšre, Saphir, pour le fils et la mĂšre.
Kika sâassit sur un banc de la place des Grottes, pour signifier au chien quâil patientait. Lâanimal semblait une fois de plus constipĂ©. La nuit prĂ©-estivale assombrissait lentement le quartier. Quelques droguĂ©s chroniques du coin erraient, le pas incertain, plusieurs monologuaient tout seul. Lâun dâeux, aprĂšs sâĂȘtre relevĂ© dâune chute, Ă©treignit un jeune arbre frĂȘle, comme si le vĂ©gĂ©tal incarnait son dernier amour.
Ces Ă©paves humaines qui vaquaient divagants dĂ©solaient lâandroĂŻde. Ce dernier ne comprenait pas ce renoncement Ă la Raison, Ă la VolontĂ©. Quelle dĂ©rive dans le labyrinthe du plaisir hors de portĂ©e de la sagesse naturelle !
Soudain, Kika sâentendit hĂ©lĂ©. Avec insistance. Sur la façade toute proche, quelques fenĂȘtres sâallumĂšrent.
â Ta gueule !
Un robot complĂštement cirĂ©, vĂȘtu dâun boubou beige progressait en zigzag vers le banc de Kika, qui ne tarda guĂšre Ă reconnaĂźtre son bon vieux pote dit « Heinquoi », ainsi surnommĂ© pour ĂȘtre devenu « dur » des capteurs auditifs. Pas Ă©tonnant : il assistait une famille nombreuse de huit enfants remuants. Le pĂšre, du Gabon, Ă©tait ce monsieur mĂȘme que Kika avait dĂ» reconduire dans son foyer. Le brave hĂšre dĂ©passĂ© fuyait rĂ©guliĂšrement les colĂšres de sa femme favorite (lâautre ayant divorcĂ©). LâAfricain vivotait tant bien que mal de son moussoumbĂ©, un tamtam de son terroir, souvent cachĂ© par son Ă©pouse. Celle-ci le harcelait afin quâil reprĂźt son boulot de garagiste oĂč il excellait (selon elle). Mais lui, depuis lâessor des vĂ©hicules robotisĂ©s, bourrĂ©s dâIA, lui se considĂ©rait Ă tort (dâaprĂšs elle) comme larguĂ© parmi les hippopotames.
Notre fameux soir, donc, Heinquoi se contorsionnait devant Kika, effrayant le yorkshire qui interrompit son amorce de commission. LâandroĂŻde en boubou peinait Ă garder la station debout. Sa longue tunique claire paraissait sale et mĂȘme crasseuse.
â Ăa, alors, Heinquoi ! Quâest-ce qui tâest arrivĂ©, mon pote ? (Vu lâheure avancĂ©e, il Ă©vita de parler trop fort.)
â Tu⊠tu⊠me causes ?
â HĂ© bĂ©, ça ne va pas comme sur des roulettes, dis donc !
â Hein ? Quoi ?
Il sâaffala sur le banc de son congĂ©nĂšre. Le chien gĂ©missait.
â Comment se porte ta famille ? chuchota Kika, au plus prĂšs du capteur auditif. Madame a-t-elle toujours pour hobby de sermonner monsieur ?
Heinquoi, manifestement, nâavait pas Ă©coutĂ© les questions. Brusquement, il sâillumina :
â Kika, mon pote, quelle clĂ© ! Mais quelle clĂ©, cette clĂ© ! (soudain sĂ©rieux) Surveille-moi !
â Te surveiller ? Pourquoi ?
â Pour mâempĂȘcher de faire des bĂȘtises.
â DĂ©solĂ©. PrioritĂ© Ă Azur ou Saphir. Le pauvre sâĂ©chine Ă Ă©vacuer ses besoins.
â Laisse-le. Je mây colle.
LâandroĂŻde encombrĂ© par son boubou sâĂ©loigna laborieusement jusquâĂ une poubelle publique dont il retira un cylindre de spray. De retour, il sâagenouilla devant le chien penaud pour asperger sa fourrure dâun vert juvĂ©nile. AussitĂŽt, lâanimal expulsa quelques crottes sur la dalle.
â Grand bug, quâas-tu fait, Heinquoi ? Azur ou Saphir est tout Ă©meraude, maintenant !
â Ben, sois content ! Il a fini par dĂ©fĂ©quer, non ?
â Tâes complĂštement dĂ©boulonnĂ© !
â Hein ? Quoi ? (tout Ă coup Ă©merveillĂ©) Jâai LA clĂ©, mon cher ! La clĂ© de la folie artificielle ! (reprenant son sĂ©rieux) Toi, tu nâas rien vu, hein Kika ? rĂ©pĂ©ta-t-il avant de sâadoucir. Si tu es sympa, je peux tâen prĂȘter une. (Il brandit une clĂ©.)
Depuis son banc, Kika discerna non loin une jeune ado qui lançait des signes ostentatoires Ă Heinquoi. Ils se rencontrĂšrent pour palabrer sous un arbre. La demoiselle sortit de son sac un sachet quâelle remit au robot en peine dâĂ©quilibre. Celui-ci souleva sa tunique pour ouvrir sur son flanc un clapet dans lequel il rangea le petit paquet.
SitĂŽt revenu vers son congĂ©nĂšre, il dĂ©gobilla des calculs. Kika le saisit fermement, lâentraĂźna bras dessus bras dessous jusquâau logis des maĂźtres africains. Azur ou Saphir les suivit en remuant la queue.
Dans le salon, Heinquoi sâagrippa Ă une plante suspendue au plafond.
â Mal coiffĂ©e, cette tronche ! protesta lâandroĂŻde dĂ©foncĂ©.
Et il sâĂ©croula, le pot de fougĂšre contre son torse.
â Quel sortilĂšge a frappĂ© mon robot ? se dĂ©sespĂ©ra la Gabonaise alertĂ©e par le tapage. DĂ©jĂ que les mauvais esprits se dĂ©chaĂźnent sur mon mari !
Une fois chez les siens, Kika poussa le chien vers sa niche avant dâadopter la posture de veille, comme il se devait. Il ne sâĂ©tait guĂšre aperçu quâune clĂ© aimantĂ©e lui collait au bas du dos.
Loin de moi lâidĂ©e de couper le fil du rĂ©cit. Mais câest ici le moment ou jamais de nous pencher sur un procĂšs qui attirait tous les projecteurs au Palais de justice de GenĂšve. Sur la sellette, les Compagnons des humains. Selon le Procureur de la RĂ©publique, cette association « mafieuse » soi-disant protectrice des bonnes Ăąmes sâingĂ©niait Ă nuire Ă la vie sociale moderne, sous prĂ©texte que les fondements de notre sociĂ©tĂ© seraient menacĂ©s par lâIA et les robots domestiques. Ainsi, pour protĂ©ger les racines de notre civilisation, ces activistes nâhĂ©siteraient pas Ă pirater, saboter les machines Ă©voluĂ©es qui aident les familles dans leurs corvĂ©es quotidiennes.
â Il en va de la SacrĂ©e Sainte Nature, avait dĂ©clarĂ© leur leader.
Ă la fin de sa plaidoirie, lâaccusation dĂ©nonça une scandaleuse dĂ©marche : les Compagnons des humains avaient rĂ©cemment soudoyĂ© un labo expĂ©rimental de geeks hippies, labo situĂ© dans une cave, rue des Amis, aux Grottes. ManipulĂ©s par cette « secte », les apprentis sorciers, qui sâautoproclamaient Le joyeux petchi [2], fabriquĂšrent de quoi droguer les automates de lâagglomĂ©ration genevoise. Avec quels moyens ? Ces chercheurs tant inconscients que dĂ©voyĂ©s auraient hackĂ© une start-up chinoise de Shenzen, spĂ©cialisĂ©e dans le « boosting » de lâIA.
Quand la parole fut donnĂ©e Ă la dĂ©fense, celle-ci se lova dans une longue diatribe pour sâoffusquer quâon pĂ»t oser salir ses clients dont le seul vĆu se limitait Ă une quĂȘte du bien-ĂȘtre de leurs citoyens.
Ce mĂȘme matin, sur lâautre rive du RhĂŽne, dans le quartier des Grottes, Kika venait de rassembler toute son Ă©nergie pour ses besognes robotiques. Alors quâil dressait la table du petit dĂ©jeuner, il entendit le pĂšre, avec sa voix grave de policier, lui signaler quâune petite capsule noire adhĂ©rait Ă son dos. Pris au dĂ©pourvu, lâandroĂŻde la dĂ©tacha pour lâexaminer. Il ignorait de quoi il sâagissait et ne sâexpliqua pas comment un tel ustensile Ă©tait parvenu jusquâĂ sa surface. Il dĂ©gagea le capuchon de cette espĂšce dâĂ©tui, geste qui rĂ©vĂ©la une prise digitale en chrome. Lâobjet, une clĂ© ? DĂ©semparĂ©, il la tourna, la retourna, finit par la brancher sur lâune des entrĂ©es du portable scolaire oubliĂ© par lâaĂźnĂ© de la famille. Rien ne se passa. Par dĂ©pit, il dĂ©cida de lâenfoncer dans sa serrure latĂ©rale, sous la ceinture, au sommet de la hanche. DĂšs le contact, il capta dans ses circuits une vive hausse de chaleur. Puis, bon bug de bon bug, tout sâaccĂ©lĂ©ra : sensation de perte dâĂ©quilibre, impression de vrille sans fin, soudaines vagues dâascension, certitude de planer au-dessus de son corps. Il cria, malgrĂ© lui :
â Suis une machine Ă moudre les calculs, une machine qui vole dans le brouillard des idĂ©es molles.
Au mĂȘme moment, Alice qui commençait lâĂ©cole plus tard ce jour-lĂ , lâappela dans sa chambre. La jeune fille Ă©tait une ado turbulente. En quelque sorte, elle montait un cheval fou, qui, le mors aux dents, pour un oui, pour un non, ruait dans les brancards. Quand elle se relĂąchait, des poussĂ©es dâanxiĂ©tĂ© lâĂ©peronnaient sans cesse jusquâĂ la grosse fatigue en fin de journĂ©e. Souvent, elle sollicitait son Kika pour faire dĂ©ferler sur le robot de la famille une logorrhĂ©e de tourments.
On ne sait pas trop comment lâandroĂŻde parvint dans lâantre dâAlice. Trop centrĂ©e sur ses derniers tracas, elle ne remarqua pas tout de suite lâĂ©tat second de lâautomate. Cette fois, ce qui la contrariait, câĂ©tait son prof dâhistoire obsĂ©dĂ© par le contrĂŽle des connaissances. DâaprĂšs elle, il abusait des interros. Ă la sortie du dernier cours, la rĂ©volte des tisseurs de soie en 1831, sur un coup de tĂȘte, elle lâavait prĂ©venu froidement :
â La prochaine Ă©preuve, moi, je serai malade.
Quelle gaffe ! Comme elle sâen voulait ! Le prof allait rĂ©pĂ©ter cette annonce Ă©cervelĂ©e Ă ses collĂšgues, Ă la conseillĂšre aux Ă©tudes, aux doyens, au directeur. Et, alors, patatras ! Elle serait grillĂ©eâŠ
â Que faire, Kika ? Ăa me rend malade.
Kika la dĂ©visagea, aussi hagard quâune Ă©crevisse devant une souris qui saute Ă la marelle. Enfin, il lĂącha :
â Il faut cultiver son jardin, quâil faut lui dire Ă ton maniaque !
â Quoi ? Mais tu es maboul ! Mon prof nâa pas de jardin. Tout au plus un balcon !
â Alors, quâil cultive son balcon.
Alice fit venir son papa qui zonait sur son tĂ©lĂ©phone dans le salon. En congĂ© ce matin-lĂ , le policier expulsa dâabord rondement sa fille vers lâĂ©cole, puis, il ausculta lâandroĂŻde. Il sâĂ©tonna dâune petite clĂ© plantĂ©e dans la hanche synthĂ©tique. Il se rappela lâĂ©trange Ă©tui collĂ© la veille sur le dos de son robot.
â Câest quoi, ça, Kika ?
Faute de rĂ©ponse, le gardien de la paix, retira la clĂ© de la serrure, lâanalysa en visuel, suspectant son automate de tremper dans le trafic de drogue en expansion derriĂšre la gare.
LibĂ©rĂ© de lâinfluence parasite, le robot reprit ses esprits, sans toutefois pouvoir rĂ©cupĂ©rer ses donnĂ©es du temps oĂč il avait planĂ©. Ses tĂąches mĂ©nagĂšres accomplies, il sâabsenta. Sur son banc habituel, place des Grottes, autour de lui, la vie du quartier rutilait. Que câĂ©tait grisant dâobserver les passants ! Les capteurs de Kika furent mobilisĂ©s deux heures durant. Tous ces bipĂšdes naturels, sans exception, regorgeaient dâintriguesâŠ
Sans avertir, son pote vint sâasseoir Ă cĂŽtĂ© de lui.
â HĂ©, Kika, tâas vu comme je tâai remerciĂ© de mâavoir pris en mains, alors que jâĂ©tais complĂštement pĂ©tĂ© ?
â Oh, oui ! CâĂ©tait trĂšs gentil de ta part, cette clé⊠Jâai connu⊠une expĂ©rience troublanteâŠ
Son congĂ©nĂšre nâentendit guĂšre cette rĂ©ponse. Il dĂ©ploya discrĂštement un Ă©ventail de clĂ©s.
â Celles-ci produisent un effet deux fois plus puissant ! Ă ne brancher sur soi quâĂ la maison !
Depuis son bistrot, AgnÚs souhaita la présence de Kika. Elle finissait son service et son patron venait de rentrer chez lui. Elle se sentait épuisée. Son cher robot pouvait se charger des rangements, du nettoyage avant la fermeture.
Devant lâentrĂ©e du cafĂ©, aux abords de la terrasse, Kika dut se frayer un chemin parmi les accros, parmi les vendeurs de dĂ©fonce, autant de gĂȘneurs pour les clients moins adeptes du « big out » que du petit dernier pour la route.
Lâun des dealers du coin sâaperçut quâun androĂŻde en marche vers Le Rebelle tenait entre ses doigts trois clĂ©s digitales. Furtivement, avec la grĂące dâun pickpocket, il lui en subtilisa deux, et, pour ĂȘtre tranquille, insĂ©ra la troisiĂšme dans la serrure de la hanche. Pris par surprise et faute dâavoir pu capter en direct ce quâil lui arrivait, lâautomate ne put que constater :
â Bon bug de bon bug ! Trop tard !
Encore en tablier, AgnĂšs lâapostropha dĂšs quâil posa le pied Ă lâintĂ©rieur du cafĂ© :
â JâhĂ©site, Kika. Ă 40 ans, je suis Ă la moitiĂ© de mon existence, donc Ă un grand carrefour. Je ne sais plus oĂč aller. Soit je mâinscris en fac de psycho pour un master en thĂ©rapie, soit je continue Ă travailler pour gagner ma vie, mais dans un galerie de peintures. Conseille-moi, mon bon robot. Tu es si intelligent !
LâandroĂŻde se mit Ă tourner sur lui-mĂȘme, telle une toupie.
â Carrefour⊠Gare au four⊠CarrĂ© fou⊠Existence⊠Exit danse⊠Mon conseil, madame : branle-bas !... Gonflez les voiles de lâĂąme⊠Foncez les toilesâŠ
AgnĂšs recula dâeffroi vers le bar, rĂ©alisant que son prĂ©cieux domestique Ă©tait sous influence. Le robot se prit la tĂȘte, quâil fit rouler sur le comptoir. On aurait dit une boule de bowling qui renversait pintes et bouteilles en guise de quilles.
La serveuse détala de panique. Dans la rue, elle alerta son mari policier. Déboussolé, à la dérive sur le trottoir, Kika se mit à interpeller les badauds :
â OhĂ©, ohĂ©, savez-vous vraiment oĂč vous allez ?
Ă un croisement, il dĂ©brancha les feux de circulation et, fraternisant avec des comparses humains aussi allumĂ©s que lui, il orchestra les flots de bus, dâautos, de camions, ce qui ne manqua pas de dĂ©clencher un embouteillage sans nom, du genre le record de la dĂ©cennie. DĂšs les premiers tintements des sirĂšnes, dans un trou de luciditĂ©, il dĂ©campa pour regagner son foyer.
Sur place, dans lâignorance de lâĂ©tat du robot, assis derriĂšre sa batterie, le fils de la maison lâinvita dans sa chambre.
â Jâveux pas doubler mon annĂ©e, Kika. Ăcris-moi ma dissert. Câest sur la citation : "Il n'y a rien de plus beau qu'une clĂ©, tant qu'on ne sait pas ce qu'elle ouvre."[3]
Kika tapota sur le petit tambour.
â Au cĆur du secret, chanter seul dans les bois⊠Chavirer fou pour toiâŠ
Ce poĂšme dĂ©clamĂ©, il plongea par la fenĂȘtre, avec mille Ă©clats, jusquâĂ rebondir, deux Ă©tages plus bas, sur un trampolineâŠ
BientĂŽt, Kika fut arrĂȘtĂ©, emmenĂ© dans un fourgon spĂ©cial, encadrĂ© par des agents de la brigade du crime artificiel. Lâhabitacle Ă©tait vaste. Le hayon levĂ© permit Ă une dame de rejoindre le robot qui dĂ©grisait depuis quâon lui avait confisquĂ© sa clĂ©. Professionnelle, elle sâassit sur la banquette en face de celle oĂč Kika mĂ©ditait sur son sort.
â Je suis une psyrob, se prĂ©senta-t-elle. Ă votre Ă©coute. Je suis lĂ pour vous aider. DâoĂč vient la clĂ© qui vous a droguĂ© ?
Encore tout penaud, Kika lui répondit :
â La clĂ© de mes chants ? Pas trĂšs sĂ»r de ma mĂ©moire, madame. Douter de mes souvenirs entraĂźne une perte de confiance en moi. Câest terrible. Je ne sais plus trop si votre prĂ©sence, celle-lĂ mĂȘme que je capte en ce moment, est rĂ©elle ou fictive.
â Normal. Rassurez-vous. Cette clĂ© vous a littĂ©ralement dĂ©pucelĂ©. Elle vous a imposĂ© une sortie de la Raison et a chassĂ© le monde physique de vos capteurs. Mais tout Ă lâheure, ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois, nâest-ce pas ? Quâest-ce qui vous a rendu si accro aux effets de cet artefact ?
Kika baissa la tĂȘte.
â Un automatisme, un besoin de retrouver la mĂȘme odeur Ă©trange, un besoin de relancer les mĂȘmes paramĂštres, lesquels promettaient les mĂȘmes troubles, non pas parce quâils Ă©taient agrĂ©ables, mais plutĂŽt parce quâils rouvraient la mĂȘme porte vers une expansion implacable, Ă des torrents inversĂ©s, exponentiels.
RelĂąchĂ©, mais sous contrĂŽle judiciaire, Kika reprit sa routine robotique chez les Turane. De son cĂŽtĂ©, Heinquoi continuait de lâapprovisionner en clĂ©s, mais, bien sĂ»r, trĂšs discrĂštement, sous les tables du bistrot La Rebelle. AgnĂšs nây servait plus. Elle frĂ©quentait dĂ©sormais lâuniversitĂ© (au grand dam de son mari).
Un jour, Kika, la clĂ© dans la hanche, apporta le repas dâĂmile dans sa chambre : des Ćufs Ă la Popeye. Il se rendit compte trop tard quâil Ă©tait alors dans une Ă©norme confusion. Lâado promit de se taire.
Sachez toutefois que le robot de la famille luttait contre sa dĂ©pendance, mais Ă chaque fois, il perdait le combat intĂ©rieur et finissait par se brancher une clĂ©, le plus souvent pendant le sommeil des siens. Pendant lâune de ses accalmies, la Raison retrouvĂ©e, il rĂ©ussit Ă gĂ©nĂ©rer un module unique, une volontĂ© de secours. HĂ©las, celle-ci nâĂ©tait alimentĂ©e que par une batterie dâappoint, faible en ampĂšres. Quant Ă son module volontaire dâorigine, il sâavĂ©rait cacophonique Ă lâusage, oscillant avec frĂ©nĂ©sie entre « je veux » et « je ne veux pas ». DĂ©sormais, il Ă©chappait Ă toute surveillance en activant ses clĂ©s non seulement de nuit, mais encore dans les sous-sols en prĂ©sence du chien distrait par diverses gĂąteries et de Heinquoi qui repoussait toute tentative de grimper vers le rez-de-chaussĂ©e.
Un soir, au cafĂ©, Kika prit place Ă la table dâAristide, le maĂźtre gabonais de son complice en stupĂ©fiant. DerriĂšre sa pinte de biĂšre, lâAfricain lui sourit Ă pleines dents.
â Alors, Kika, câest pour quand la cure de dĂ©sintox ?
â Câest programmĂ©, monsieur. Mais, bon⊠(un temps, aprĂšs quelques rĂ©flexions) Vous savez ce que jâai appris grĂące Ă la came ?
Aristide avala une belle lampée de blonde.
â Il nây a pas que la Raison qui guide. Mais quand lâaffect sâempare des commandes, les calculs gerbent dans tous les sens⊠(Un temps.) Sauf si lâĂ©motion dominante roule sur les rails dâune quĂȘte rationnelle.
Sur ces mots, ce fut plus fort que lui, lâandroĂŻde Ă©tala sur la table tout un trousseau de clĂ©s.
â Vais-je les garder, monsieur ? Jâen ai besoin tandis quâelles me dĂ©traquent. Elles me soulagent, mâoffrent de planer haut, avant de me faire crasher dans de la boue dâinconnues.
LâAfricain se leva sans un mot, afin de se rendre aux toilettes. En chemin, il rĂȘva une fois de plus de jouer au festival de Montreux.
De retour, Ă peine sur sa chaise, il se redressa pour filer, titubant vers le bar.
â Attendez, monsieur ! Je vous aide, vous ne marchez plus droit.
â Quâimporte ton pas, pourvu quâil progresse dans lâivresse !
â Mais lâivresse ne rĂ©sout aucun problĂšmeâŠ
â Maudits soient les problĂšmes ! Jouis des Ă©lans de ton tĂątonnement !
â Non, monsieur, le gĂ©nie Plaisir, Ă la longue, nâexauce que lâamertume.
â Alors pour toi, Kika, vivre, câest sĂ©journer en enfer ?
â Non, monsieur, vivre, câest honorer lâeffort. Et lâeffort, ce nâest pas lâenfer.
â Dâaccord. Je vais donc mâefforcer de descendre une autre biĂšre.
Kika lâempĂȘcha de heurter le coin dâune table, et, sans mĂ©nagement, le reconduisit Ă la maison oĂč lâattendait sa femme. Pendant cette nuit-lĂ , il tripla la puissance de sa volontĂ© de secours.
La semaine suivante, grande nouvelle : les Compagnons des humains perdirent leur procÚs. On ordonna le démantÚlement du labo Le joyeux petchi. Heinquoi dut retourner dans sa fabrique pour y subir un sévÚre rafraßchissement de ses logiciels.
Un soir, ce fut la fĂȘte chez les Turane. On cĂ©lĂ©brait la rĂ©ussite brillante aux examens dâAlice et la promotion in extremis en terminale dâĂmile. Les deux ados avaient invitĂ© des proches de leur Ăąge. Les parents sâĂ©taient retirĂ©s au théùtre. On jouait Ă la ComĂ©die KokaĂŻne Airline. Tout lâappartement vibrait sous les basses de la batterie de lâaĂźnĂ©. Se sentant inutile, Kika sâĂ©clipsa. Il rejoignit un mendiant manchot, en tailleur sur le trottoir derriĂšre la gare.
â Pas trop dur dâĂȘtre privĂ© dâune part essentielle de vous ? lui demanda (naĂŻvement mais avec compassion) le robot dĂ©signant le moignon bandĂ©.
â La seule part essentielle de ma pomme, câest la vie.
Kika ne put quâacquiescer. Il ne quitta le mendiant que pour lui ramener une brioche au chocolat dĂ©robĂ©e Ă la sandwicherie de la gare (sandwicherie ouverte jusquâĂ minuit).
Alors quâil sâen revenait, il faillit jeter ses clĂ©s dans un soupirail, mais prĂ©fĂ©ra les balancer au fond dâune poubelle publique, sous des reliques de hamburger.
Ă la vue de la brioche, les yeux du mendiant brillĂšrent comme des lucioles. Une mouette lacustre se posa sur le rebord dâune fenĂȘtre voisine. Le regard de lâoiseau ne lĂąchait plus la friandise que dĂ©gustait avidement le bipĂšde auquel il manquait une main.
â Merci, robot ! Tu mĂ©rites le bonheur !
Avec la perplexitĂ© de ses 17 ans, Ămile scrutait lâassiette que le robot de la maison venait de lui apporter dans sa chambre. Ce midi-lĂ de juin, lâado restait seul dans lâappartement. Lâesprit balancĂ© de rythmes, il ne voulait pas quitter sa batterie. PosĂ© sur la grosse caisse, son repas concoctĂ© par lâandroĂŻde domestique pouvait laisser songeur : une omelette, une louche de boulons, une autre dâĂ©pinards, le tout Ă©maillĂ© de confettis (avec un pissenlit complet, en guise de garniture).
â Tâas fumĂ© quelle moquette ?
â Puissent vous plaire les rondelles de calamars panĂ©s sous les pastilles bio de cenovis. Jâai jugĂ© ces deux accompagnements bien assortis Ă la recette des Ćufs Ă la Popeye.
Lors de sa sortie Ă reculons de la chambre, le robot se cogna le flanc contre la paire de cymbales. Visiblement, une connexion clochait quelque part chez ce serviteur artificielâŠ
Pour saisir tenants et aboutissants de cette incartade culinaire, mieux vaudrait peut-ĂȘtre reculer de quelques jours. Oui, histoire de clarifier le problĂšme.
Connaissez-vous Kika, le robot de la famille Turane ? Tout le monde lâapprĂ©ciait dans le quartier des Grottes, derriĂšre la gare Cornavin[1]. Mais peu connaissaient lâorigine de son nom. Ki, en japonais signifie « esprit », « puissance vitale ». Ka, dans lâĂgypte antique, « le double », « lâĂ©nergie vivante qui anime dieux et humains ». Du lourd, quoi, pesait sur les Ă©paules de cet androĂŻde-lĂ . Et, en effet, Kika ne dĂ©mĂ©ritait guĂšre. Il jouissait dâune rĂ©putation sans reproche : serviable, dâune patience Ă couper le souffle, dâune bienveillance intarissable vis-Ă -vis des misĂ©reux, au point que le tenancier de la sandwicherie de la gare fermait les yeux lorsque Kika dĂ©robait furtivement quelque nourriture pour lâun ou lâautre affamĂ© (il est vrai que les Turane honorait en douce le commerce dâun forfait mensuel pour le dĂ©dommager). Autre signe de sollicitude : quand Kika remarquait un passant qui se traĂźnait triste dans la rue, il le rĂ©confortait par une plaisanterie sur mesure. Par exemple, Ă un veuf croulant sous la nostalgie, il chuchotait :
â Votre dĂ©funte est transfigurĂ©e en un tel idĂ©al quâelle devrait flatter votre ego !
â Peut-ĂȘtre, mais elle nâest plus lĂ âŠ
â Si, si. Plus prĂ©sente, elle meurt, non ?
Ainsi, Kika manifestait un sens de lâhumour pourtant incompatible avec son modĂšle, puisque non inscrit dans son menu dâorigine. Du reste, son cĂŽtĂ© spirituel nâĂ©tait la seule de ses caractĂ©ristiques insolites. Personne ne sut jamais comment cet exemplaire sâĂ©tait dotĂ© dâune boucle active capable de gĂ©nĂ©rer des modules moniteurs peu communs. On y reviendra.
Encore ce dernier point. Quelques mots sâimposent Ă propos de sa famille dâattache, les Turane. Luc, le pĂšre, policier, AgnĂšs, la mĂšre, serveuse au cafĂ© du quartier, Le Rebelle (rue de la Faucille), tous deux rĂȘvaient dâun chalet perdu dans le Bois de la Chapelle, au-dessus du RhĂŽne. Ămile, le fils, collĂ©gien, tout comme Alice, 15 ans, la fille, caressaient plutĂŽt le dĂ©sir de partager un loft prĂšs du dancing de LâUsine, au bord du fleuve, au centre-ville.
Notre histoire commence derriĂšre la gare, un soir de fin de printemps, vers 22 heures. Depuis le bistrot oĂč elle finissait son service, AgnĂšs Turane appela Kika. Il fallait que celui-ci raccompagnĂąt chez lui le pauvre Aristide, un Gabonais qui supportait mal sa cinquiĂšme pinte de pression. SitĂŽt cette tĂąche accomplie, le robot devait promener le chien, un yorkshire terrier au poil long bleutĂ©. La bĂȘte portait deux noms : Azur, pour la fille et le pĂšre, Saphir, pour le fils et la mĂšre.
Kika sâassit sur un banc de la place des Grottes, pour signifier au chien quâil patientait. Lâanimal semblait une fois de plus constipĂ©. La nuit prĂ©-estivale assombrissait lentement le quartier. Quelques droguĂ©s chroniques du coin erraient, le pas incertain, plusieurs monologuaient tout seul. Lâun dâeux, aprĂšs sâĂȘtre relevĂ© dâune chute, Ă©treignit un jeune arbre frĂȘle, comme si le vĂ©gĂ©tal incarnait son dernier amour.
Ces Ă©paves humaines qui vaquaient divagants dĂ©solaient lâandroĂŻde. Ce dernier ne comprenait pas ce renoncement Ă la Raison, Ă la VolontĂ©. Quelle dĂ©rive dans le labyrinthe du plaisir hors de portĂ©e de la sagesse naturelle !
Soudain, Kika sâentendit hĂ©lĂ©. Avec insistance. Sur la façade toute proche, quelques fenĂȘtres sâallumĂšrent.
â Ta gueule !
Un robot complĂštement cirĂ©, vĂȘtu dâun boubou beige progressait en zigzag vers le banc de Kika, qui ne tarda guĂšre Ă reconnaĂźtre son bon vieux pote dit « Heinquoi », ainsi surnommĂ© pour ĂȘtre devenu « dur » des capteurs auditifs. Pas Ă©tonnant : il assistait une famille nombreuse de huit enfants remuants. Le pĂšre, du Gabon, Ă©tait ce monsieur mĂȘme que Kika avait dĂ» reconduire dans son foyer. Le brave hĂšre dĂ©passĂ© fuyait rĂ©guliĂšrement les colĂšres de sa femme favorite (lâautre ayant divorcĂ©). LâAfricain vivotait tant bien que mal de son moussoumbĂ©, un tamtam de son terroir, souvent cachĂ© par son Ă©pouse. Celle-ci le harcelait afin quâil reprĂźt son boulot de garagiste oĂč il excellait (selon elle). Mais lui, depuis lâessor des vĂ©hicules robotisĂ©s, bourrĂ©s dâIA, lui se considĂ©rait Ă tort (dâaprĂšs elle) comme larguĂ© parmi les hippopotames.
Notre fameux soir, donc, Heinquoi se contorsionnait devant Kika, effrayant le yorkshire qui interrompit son amorce de commission. LâandroĂŻde en boubou peinait Ă garder la station debout. Sa longue tunique claire paraissait sale et mĂȘme crasseuse.
â Ăa, alors, Heinquoi ! Quâest-ce qui tâest arrivĂ©, mon pote ? (Vu lâheure avancĂ©e, il Ă©vita de parler trop fort.)
â Tu⊠tu⊠me causes ?
â HĂ© bĂ©, ça ne va pas comme sur des roulettes, dis donc !
â Hein ? Quoi ?
Il sâaffala sur le banc de son congĂ©nĂšre. Le chien gĂ©missait.
â Comment se porte ta famille ? chuchota Kika, au plus prĂšs du capteur auditif. Madame a-t-elle toujours pour hobby de sermonner monsieur ?
Heinquoi, manifestement, nâavait pas Ă©coutĂ© les questions. Brusquement, il sâillumina :
â Kika, mon pote, quelle clĂ© ! Mais quelle clĂ©, cette clĂ© ! (soudain sĂ©rieux) Surveille-moi !
â Te surveiller ? Pourquoi ?
â Pour mâempĂȘcher de faire des bĂȘtises.
â DĂ©solĂ©. PrioritĂ© Ă Azur ou Saphir. Le pauvre sâĂ©chine Ă Ă©vacuer ses besoins.
â Laisse-le. Je mây colle.
LâandroĂŻde encombrĂ© par son boubou sâĂ©loigna laborieusement jusquâĂ une poubelle publique dont il retira un cylindre de spray. De retour, il sâagenouilla devant le chien penaud pour asperger sa fourrure dâun vert juvĂ©nile. AussitĂŽt, lâanimal expulsa quelques crottes sur la dalle.
â Grand bug, quâas-tu fait, Heinquoi ? Azur ou Saphir est tout Ă©meraude, maintenant !
â Ben, sois content ! Il a fini par dĂ©fĂ©quer, non ?
â Tâes complĂštement dĂ©boulonnĂ© !
â Hein ? Quoi ? (tout Ă coup Ă©merveillĂ©) Jâai LA clĂ©, mon cher ! La clĂ© de la folie artificielle ! (reprenant son sĂ©rieux) Toi, tu nâas rien vu, hein Kika ? rĂ©pĂ©ta-t-il avant de sâadoucir. Si tu es sympa, je peux tâen prĂȘter une. (Il brandit une clĂ©.)
Depuis son banc, Kika discerna non loin une jeune ado qui lançait des signes ostentatoires Ă Heinquoi. Ils se rencontrĂšrent pour palabrer sous un arbre. La demoiselle sortit de son sac un sachet quâelle remit au robot en peine dâĂ©quilibre. Celui-ci souleva sa tunique pour ouvrir sur son flanc un clapet dans lequel il rangea le petit paquet.
SitĂŽt revenu vers son congĂ©nĂšre, il dĂ©gobilla des calculs. Kika le saisit fermement, lâentraĂźna bras dessus bras dessous jusquâau logis des maĂźtres africains. Azur ou Saphir les suivit en remuant la queue.
Dans le salon, Heinquoi sâagrippa Ă une plante suspendue au plafond.
â Mal coiffĂ©e, cette tronche ! protesta lâandroĂŻde dĂ©foncĂ©.
Et il sâĂ©croula, le pot de fougĂšre contre son torse.
â Quel sortilĂšge a frappĂ© mon robot ? se dĂ©sespĂ©ra la Gabonaise alertĂ©e par le tapage. DĂ©jĂ que les mauvais esprits se dĂ©chaĂźnent sur mon mari !
Une fois chez les siens, Kika poussa le chien vers sa niche avant dâadopter la posture de veille, comme il se devait. Il ne sâĂ©tait guĂšre aperçu quâune clĂ© aimantĂ©e lui collait au bas du dos.
Loin de moi lâidĂ©e de couper le fil du rĂ©cit. Mais câest ici le moment ou jamais de nous pencher sur un procĂšs qui attirait tous les projecteurs au Palais de justice de GenĂšve. Sur la sellette, les Compagnons des humains. Selon le Procureur de la RĂ©publique, cette association « mafieuse » soi-disant protectrice des bonnes Ăąmes sâingĂ©niait Ă nuire Ă la vie sociale moderne, sous prĂ©texte que les fondements de notre sociĂ©tĂ© seraient menacĂ©s par lâIA et les robots domestiques. Ainsi, pour protĂ©ger les racines de notre civilisation, ces activistes nâhĂ©siteraient pas Ă pirater, saboter les machines Ă©voluĂ©es qui aident les familles dans leurs corvĂ©es quotidiennes.
â Il en va de la SacrĂ©e Sainte Nature, avait dĂ©clarĂ© leur leader.
Ă la fin de sa plaidoirie, lâaccusation dĂ©nonça une scandaleuse dĂ©marche : les Compagnons des humains avaient rĂ©cemment soudoyĂ© un labo expĂ©rimental de geeks hippies, labo situĂ© dans une cave, rue des Amis, aux Grottes. ManipulĂ©s par cette « secte », les apprentis sorciers, qui sâautoproclamaient Le joyeux petchi [2], fabriquĂšrent de quoi droguer les automates de lâagglomĂ©ration genevoise. Avec quels moyens ? Ces chercheurs tant inconscients que dĂ©voyĂ©s auraient hackĂ© une start-up chinoise de Shenzen, spĂ©cialisĂ©e dans le « boosting » de lâIA.
Quand la parole fut donnĂ©e Ă la dĂ©fense, celle-ci se lova dans une longue diatribe pour sâoffusquer quâon pĂ»t oser salir ses clients dont le seul vĆu se limitait Ă une quĂȘte du bien-ĂȘtre de leurs citoyens.
Ce mĂȘme matin, sur lâautre rive du RhĂŽne, dans le quartier des Grottes, Kika venait de rassembler toute son Ă©nergie pour ses besognes robotiques. Alors quâil dressait la table du petit dĂ©jeuner, il entendit le pĂšre, avec sa voix grave de policier, lui signaler quâune petite capsule noire adhĂ©rait Ă son dos. Pris au dĂ©pourvu, lâandroĂŻde la dĂ©tacha pour lâexaminer. Il ignorait de quoi il sâagissait et ne sâexpliqua pas comment un tel ustensile Ă©tait parvenu jusquâĂ sa surface. Il dĂ©gagea le capuchon de cette espĂšce dâĂ©tui, geste qui rĂ©vĂ©la une prise digitale en chrome. Lâobjet, une clĂ© ? DĂ©semparĂ©, il la tourna, la retourna, finit par la brancher sur lâune des entrĂ©es du portable scolaire oubliĂ© par lâaĂźnĂ© de la famille. Rien ne se passa. Par dĂ©pit, il dĂ©cida de lâenfoncer dans sa serrure latĂ©rale, sous la ceinture, au sommet de la hanche. DĂšs le contact, il capta dans ses circuits une vive hausse de chaleur. Puis, bon bug de bon bug, tout sâaccĂ©lĂ©ra : sensation de perte dâĂ©quilibre, impression de vrille sans fin, soudaines vagues dâascension, certitude de planer au-dessus de son corps. Il cria, malgrĂ© lui :
â Suis une machine Ă moudre les calculs, une machine qui vole dans le brouillard des idĂ©es molles.
Au mĂȘme moment, Alice qui commençait lâĂ©cole plus tard ce jour-lĂ , lâappela dans sa chambre. La jeune fille Ă©tait une ado turbulente. En quelque sorte, elle montait un cheval fou, qui, le mors aux dents, pour un oui, pour un non, ruait dans les brancards. Quand elle se relĂąchait, des poussĂ©es dâanxiĂ©tĂ© lâĂ©peronnaient sans cesse jusquâĂ la grosse fatigue en fin de journĂ©e. Souvent, elle sollicitait son Kika pour faire dĂ©ferler sur le robot de la famille une logorrhĂ©e de tourments.
On ne sait pas trop comment lâandroĂŻde parvint dans lâantre dâAlice. Trop centrĂ©e sur ses derniers tracas, elle ne remarqua pas tout de suite lâĂ©tat second de lâautomate. Cette fois, ce qui la contrariait, câĂ©tait son prof dâhistoire obsĂ©dĂ© par le contrĂŽle des connaissances. DâaprĂšs elle, il abusait des interros. Ă la sortie du dernier cours, la rĂ©volte des tisseurs de soie en 1831, sur un coup de tĂȘte, elle lâavait prĂ©venu froidement :
â La prochaine Ă©preuve, moi, je serai malade.
Quelle gaffe ! Comme elle sâen voulait ! Le prof allait rĂ©pĂ©ter cette annonce Ă©cervelĂ©e Ă ses collĂšgues, Ă la conseillĂšre aux Ă©tudes, aux doyens, au directeur. Et, alors, patatras ! Elle serait grillĂ©eâŠ
â Que faire, Kika ? Ăa me rend malade.
Kika la dĂ©visagea, aussi hagard quâune Ă©crevisse devant une souris qui saute Ă la marelle. Enfin, il lĂącha :
â Il faut cultiver son jardin, quâil faut lui dire Ă ton maniaque !
â Quoi ? Mais tu es maboul ! Mon prof nâa pas de jardin. Tout au plus un balcon !
â Alors, quâil cultive son balcon.
Alice fit venir son papa qui zonait sur son tĂ©lĂ©phone dans le salon. En congĂ© ce matin-lĂ , le policier expulsa dâabord rondement sa fille vers lâĂ©cole, puis, il ausculta lâandroĂŻde. Il sâĂ©tonna dâune petite clĂ© plantĂ©e dans la hanche synthĂ©tique. Il se rappela lâĂ©trange Ă©tui collĂ© la veille sur le dos de son robot.
â Câest quoi, ça, Kika ?
Faute de rĂ©ponse, le gardien de la paix, retira la clĂ© de la serrure, lâanalysa en visuel, suspectant son automate de tremper dans le trafic de drogue en expansion derriĂšre la gare.
LibĂ©rĂ© de lâinfluence parasite, le robot reprit ses esprits, sans toutefois pouvoir rĂ©cupĂ©rer ses donnĂ©es du temps oĂč il avait planĂ©. Ses tĂąches mĂ©nagĂšres accomplies, il sâabsenta. Sur son banc habituel, place des Grottes, autour de lui, la vie du quartier rutilait. Que câĂ©tait grisant dâobserver les passants ! Les capteurs de Kika furent mobilisĂ©s deux heures durant. Tous ces bipĂšdes naturels, sans exception, regorgeaient dâintriguesâŠ
Sans avertir, son pote vint sâasseoir Ă cĂŽtĂ© de lui.
â HĂ©, Kika, tâas vu comme je tâai remerciĂ© de mâavoir pris en mains, alors que jâĂ©tais complĂštement pĂ©tĂ© ?
â Oh, oui ! CâĂ©tait trĂšs gentil de ta part, cette clé⊠Jâai connu⊠une expĂ©rience troublanteâŠ
Son congĂ©nĂšre nâentendit guĂšre cette rĂ©ponse. Il dĂ©ploya discrĂštement un Ă©ventail de clĂ©s.
â Celles-ci produisent un effet deux fois plus puissant ! Ă ne brancher sur soi quâĂ la maison !
Depuis son bistrot, AgnÚs souhaita la présence de Kika. Elle finissait son service et son patron venait de rentrer chez lui. Elle se sentait épuisée. Son cher robot pouvait se charger des rangements, du nettoyage avant la fermeture.
Devant lâentrĂ©e du cafĂ©, aux abords de la terrasse, Kika dut se frayer un chemin parmi les accros, parmi les vendeurs de dĂ©fonce, autant de gĂȘneurs pour les clients moins adeptes du « big out » que du petit dernier pour la route.
Lâun des dealers du coin sâaperçut quâun androĂŻde en marche vers Le Rebelle tenait entre ses doigts trois clĂ©s digitales. Furtivement, avec la grĂące dâun pickpocket, il lui en subtilisa deux, et, pour ĂȘtre tranquille, insĂ©ra la troisiĂšme dans la serrure de la hanche. Pris par surprise et faute dâavoir pu capter en direct ce quâil lui arrivait, lâautomate ne put que constater :
â Bon bug de bon bug ! Trop tard !
Encore en tablier, AgnĂšs lâapostropha dĂšs quâil posa le pied Ă lâintĂ©rieur du cafĂ© :
â JâhĂ©site, Kika. Ă 40 ans, je suis Ă la moitiĂ© de mon existence, donc Ă un grand carrefour. Je ne sais plus oĂč aller. Soit je mâinscris en fac de psycho pour un master en thĂ©rapie, soit je continue Ă travailler pour gagner ma vie, mais dans un galerie de peintures. Conseille-moi, mon bon robot. Tu es si intelligent !
LâandroĂŻde se mit Ă tourner sur lui-mĂȘme, telle une toupie.
â Carrefour⊠Gare au four⊠CarrĂ© fou⊠Existence⊠Exit danse⊠Mon conseil, madame : branle-bas !... Gonflez les voiles de lâĂąme⊠Foncez les toilesâŠ
AgnĂšs recula dâeffroi vers le bar, rĂ©alisant que son prĂ©cieux domestique Ă©tait sous influence. Le robot se prit la tĂȘte, quâil fit rouler sur le comptoir. On aurait dit une boule de bowling qui renversait pintes et bouteilles en guise de quilles.
La serveuse détala de panique. Dans la rue, elle alerta son mari policier. Déboussolé, à la dérive sur le trottoir, Kika se mit à interpeller les badauds :
â OhĂ©, ohĂ©, savez-vous vraiment oĂč vous allez ?
Ă un croisement, il dĂ©brancha les feux de circulation et, fraternisant avec des comparses humains aussi allumĂ©s que lui, il orchestra les flots de bus, dâautos, de camions, ce qui ne manqua pas de dĂ©clencher un embouteillage sans nom, du genre le record de la dĂ©cennie. DĂšs les premiers tintements des sirĂšnes, dans un trou de luciditĂ©, il dĂ©campa pour regagner son foyer.
Sur place, dans lâignorance de lâĂ©tat du robot, assis derriĂšre sa batterie, le fils de la maison lâinvita dans sa chambre.
â Jâveux pas doubler mon annĂ©e, Kika. Ăcris-moi ma dissert. Câest sur la citation : "Il n'y a rien de plus beau qu'une clĂ©, tant qu'on ne sait pas ce qu'elle ouvre."[3]
Kika tapota sur le petit tambour.
â Au cĆur du secret, chanter seul dans les bois⊠Chavirer fou pour toiâŠ
Ce poĂšme dĂ©clamĂ©, il plongea par la fenĂȘtre, avec mille Ă©clats, jusquâĂ rebondir, deux Ă©tages plus bas, sur un trampolineâŠ
BientĂŽt, Kika fut arrĂȘtĂ©, emmenĂ© dans un fourgon spĂ©cial, encadrĂ© par des agents de la brigade du crime artificiel. Lâhabitacle Ă©tait vaste. Le hayon levĂ© permit Ă une dame de rejoindre le robot qui dĂ©grisait depuis quâon lui avait confisquĂ© sa clĂ©. Professionnelle, elle sâassit sur la banquette en face de celle oĂč Kika mĂ©ditait sur son sort.
â Je suis une psyrob, se prĂ©senta-t-elle. Ă votre Ă©coute. Je suis lĂ pour vous aider. DâoĂč vient la clĂ© qui vous a droguĂ© ?
Encore tout penaud, Kika lui répondit :
â La clĂ© de mes chants ? Pas trĂšs sĂ»r de ma mĂ©moire, madame. Douter de mes souvenirs entraĂźne une perte de confiance en moi. Câest terrible. Je ne sais plus trop si votre prĂ©sence, celle-lĂ mĂȘme que je capte en ce moment, est rĂ©elle ou fictive.
â Normal. Rassurez-vous. Cette clĂ© vous a littĂ©ralement dĂ©pucelĂ©. Elle vous a imposĂ© une sortie de la Raison et a chassĂ© le monde physique de vos capteurs. Mais tout Ă lâheure, ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois, nâest-ce pas ? Quâest-ce qui vous a rendu si accro aux effets de cet artefact ?
Kika baissa la tĂȘte.
â Un automatisme, un besoin de retrouver la mĂȘme odeur Ă©trange, un besoin de relancer les mĂȘmes paramĂštres, lesquels promettaient les mĂȘmes troubles, non pas parce quâils Ă©taient agrĂ©ables, mais plutĂŽt parce quâils rouvraient la mĂȘme porte vers une expansion implacable, Ă des torrents inversĂ©s, exponentiels.
RelĂąchĂ©, mais sous contrĂŽle judiciaire, Kika reprit sa routine robotique chez les Turane. De son cĂŽtĂ©, Heinquoi continuait de lâapprovisionner en clĂ©s, mais, bien sĂ»r, trĂšs discrĂštement, sous les tables du bistrot La Rebelle. AgnĂšs nây servait plus. Elle frĂ©quentait dĂ©sormais lâuniversitĂ© (au grand dam de son mari).
Un jour, Kika, la clĂ© dans la hanche, apporta le repas dâĂmile dans sa chambre : des Ćufs Ă la Popeye. Il se rendit compte trop tard quâil Ă©tait alors dans une Ă©norme confusion. Lâado promit de se taire.
Sachez toutefois que le robot de la famille luttait contre sa dĂ©pendance, mais Ă chaque fois, il perdait le combat intĂ©rieur et finissait par se brancher une clĂ©, le plus souvent pendant le sommeil des siens. Pendant lâune de ses accalmies, la Raison retrouvĂ©e, il rĂ©ussit Ă gĂ©nĂ©rer un module unique, une volontĂ© de secours. HĂ©las, celle-ci nâĂ©tait alimentĂ©e que par une batterie dâappoint, faible en ampĂšres. Quant Ă son module volontaire dâorigine, il sâavĂ©rait cacophonique Ă lâusage, oscillant avec frĂ©nĂ©sie entre « je veux » et « je ne veux pas ». DĂ©sormais, il Ă©chappait Ă toute surveillance en activant ses clĂ©s non seulement de nuit, mais encore dans les sous-sols en prĂ©sence du chien distrait par diverses gĂąteries et de Heinquoi qui repoussait toute tentative de grimper vers le rez-de-chaussĂ©e.
Un soir, au cafĂ©, Kika prit place Ă la table dâAristide, le maĂźtre gabonais de son complice en stupĂ©fiant. DerriĂšre sa pinte de biĂšre, lâAfricain lui sourit Ă pleines dents.
â Alors, Kika, câest pour quand la cure de dĂ©sintox ?
â Câest programmĂ©, monsieur. Mais, bon⊠(un temps, aprĂšs quelques rĂ©flexions) Vous savez ce que jâai appris grĂące Ă la came ?
Aristide avala une belle lampée de blonde.
â Il nây a pas que la Raison qui guide. Mais quand lâaffect sâempare des commandes, les calculs gerbent dans tous les sens⊠(Un temps.) Sauf si lâĂ©motion dominante roule sur les rails dâune quĂȘte rationnelle.
Sur ces mots, ce fut plus fort que lui, lâandroĂŻde Ă©tala sur la table tout un trousseau de clĂ©s.
â Vais-je les garder, monsieur ? Jâen ai besoin tandis quâelles me dĂ©traquent. Elles me soulagent, mâoffrent de planer haut, avant de me faire crasher dans de la boue dâinconnues.
LâAfricain se leva sans un mot, afin de se rendre aux toilettes. En chemin, il rĂȘva une fois de plus de jouer au festival de Montreux.
De retour, Ă peine sur sa chaise, il se redressa pour filer, titubant vers le bar.
â Attendez, monsieur ! Je vous aide, vous ne marchez plus droit.
â Quâimporte ton pas, pourvu quâil progresse dans lâivresse !
â Mais lâivresse ne rĂ©sout aucun problĂšmeâŠ
â Maudits soient les problĂšmes ! Jouis des Ă©lans de ton tĂątonnement !
â Non, monsieur, le gĂ©nie Plaisir, Ă la longue, nâexauce que lâamertume.
â Alors pour toi, Kika, vivre, câest sĂ©journer en enfer ?
â Non, monsieur, vivre, câest honorer lâeffort. Et lâeffort, ce nâest pas lâenfer.
â Dâaccord. Je vais donc mâefforcer de descendre une autre biĂšre.
Kika lâempĂȘcha de heurter le coin dâune table, et, sans mĂ©nagement, le reconduisit Ă la maison oĂč lâattendait sa femme. Pendant cette nuit-lĂ , il tripla la puissance de sa volontĂ© de secours.
La semaine suivante, grande nouvelle : les Compagnons des humains perdirent leur procÚs. On ordonna le démantÚlement du labo Le joyeux petchi. Heinquoi dut retourner dans sa fabrique pour y subir un sévÚre rafraßchissement de ses logiciels.
Un soir, ce fut la fĂȘte chez les Turane. On cĂ©lĂ©brait la rĂ©ussite brillante aux examens dâAlice et la promotion in extremis en terminale dâĂmile. Les deux ados avaient invitĂ© des proches de leur Ăąge. Les parents sâĂ©taient retirĂ©s au théùtre. On jouait Ă la ComĂ©die KokaĂŻne Airline. Tout lâappartement vibrait sous les basses de la batterie de lâaĂźnĂ©. Se sentant inutile, Kika sâĂ©clipsa. Il rejoignit un mendiant manchot, en tailleur sur le trottoir derriĂšre la gare.
â Pas trop dur dâĂȘtre privĂ© dâune part essentielle de vous ? lui demanda (naĂŻvement mais avec compassion) le robot dĂ©signant le moignon bandĂ©.
â La seule part essentielle de ma pomme, câest la vie.
Kika ne put quâacquiescer. Il ne quitta le mendiant que pour lui ramener une brioche au chocolat dĂ©robĂ©e Ă la sandwicherie de la gare (sandwicherie ouverte jusquâĂ minuit).
Alors quâil sâen revenait, il faillit jeter ses clĂ©s dans un soupirail, mais prĂ©fĂ©ra les balancer au fond dâune poubelle publique, sous des reliques de hamburger.
Ă la vue de la brioche, les yeux du mendiant brillĂšrent comme des lucioles. Une mouette lacustre se posa sur le rebord dâune fenĂȘtre voisine. Le regard de lâoiseau ne lĂąchait plus la friandise que dĂ©gustait avidement le bipĂšde auquel il manquait une main.
â Merci, robot ! Tu mĂ©rites le bonheur !
NOTES :
[1] Ă GenĂšve.
[2] Expression suisse. Grand désordre.
[3] Maurice Maeterlinck


