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Gravé sur Chrome | Burning Chrome | William Gibson | 1986


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 26/06/2022 | Lu 271 fois




Recueil de Nouvelles | Parution originale : 1986
Recueil de Nouvelles | Parution originale : 1986

Fiche de lecture

PRÉFACE

Sleeping Bag

Une seule personne est à même à respecter un auteur de la trempe de William Gibson en introduisant sa réalité science fictionnelle aux portes de la déchéance qu’elle produit sur les paranoïaques peuplant cet ouvrage. La schizophrénie des bas-fonds au sein d’un futur dont la crasse s’accumule dans la machinerie littéraire d’une époque révolue (les années 1980) se réalise sous une écriture alerte, pas toujours comprise, recelant de systèmes liés à la cyberculture dont fait partie le préfacier de ce recueil de nouvelles. Qui mieux que Bruce Sterling pour ménager le lecteur dans cet amas de consciences compactées, assujetties à des « lois dématérialisées », aux drogues des avancées technologiques écrasant de sa laideur une psychologie humaine déjà bien abimée. Le présentateur des maux de William Gibson nous plonge dans les organes compliqués de sa dimension sociale et technologique faisant de ce parterre de fleurs numériques la fatalité de marcher sur des orties (outils) synthétiques, holographiques, éprouvant les esprits ; comme un polar (à part), une série noire qui réduit la conviction d’un meilleur endroit à vivre par une condition humaine se sabordant elle-même. Les courts récits de William Gibson ne demandent qu’à nous désunir. Que de consciences digitalisées, dupliquées, câblées, malmenées, ce sont les conséquences néfastes de cette réalité augmentée. Ici les injustices marchandes assoient les puissants à la table d’un monde crachant encore et toujours plus fort sur les plus démunis. Ces victimes sont des gens acculés à leur dette, à leur perte, pour la pire des situations, voyant dans ce concept scientifique la possibilité de s’en sortir. Cependant l’instabilité des hommes fait de ces rouages futuristes le réceptacle de notre déshonneur flagrant à ne jamais nous respecter. Cette préface de Bruce Sterling se remplit de respect pour un univers aussi classique qu’original, aussi intrigant qu’horrible dans sa démonstration nihiliste. En tant que lecteur nous avons l’impression que les deux auteurs dorment dans le même sac de couchage sur le banc d’une intelligence artificielle désœuvrée.

JOHNNY MNEMONIC (Johnny Mnemonic, 1981)

Stages

Les étapes de la couverture d’un genre, telles celles correspondantes au Cyberpunk, se traduisent essentiellement sur une fusion des « sens informatiques » accolés aux genres humains. Johnny Mnemonic embrasse autant qu’il embrase tous les facteurs d’un monde verrouillé par l’artificialité d’un univers intérieur projeté dans un réel sombre et perverti. S’il dégénère sa conscience en y introduisant des données sensibles, afin qu’elles soient extraites dans le meilleur des cas, pour s’enrichir, il ne déroge pas à la règle du pire des engrenages dès que l’on décide de s’y introduire. Pourtant dans cet environnement de câbles et d’aciers, les symboles neuronaux, organiques, donnent l’image qu’ils se sont solidifiés à l’ère d’une civilisation en déclin. Les hommes sont des banques de données, les drogues de synthèses abondent, les mutations se connectent, les esprits libèrent le paraître digital. La cité rayonne comme un circuit qui se détériore par un temps malsain et désespéré. Cependant dans cette alchimie cybernétique, le coffre-fort informationnel à code caché qu’est Johnny Mnemonic n’aura, comme dans un bon polar, que la signification de sa propre perte. William Gibson ne justifie pas les décisions pirates de son personnage, il met en marche son instinct de survie sur les chromes des tuyaux surplombant la ville. De rencontres suspendues aux fils de ses actions, ce coursier en cyber économie, soudoyé par une organisation criminelle, trouvera un espoir dans la remodélisation de ses principes par l’exploration d’une nouvelle tribu ; un scintillement métallique comme un miroir dichotomique à peine nettoyé.

• Adapté au cinéma par Robert Longo (1995)

FRAGMENTS DE ROSE EN HOLOGRAMME (Fragments of a Hologram rose, 1977)

Woke up with wood

La vie fragmentée par le découpage sémantique, d’un jeu holographique, accapare le récit intrinsèque d’un programmeur. À travers sa biographie d’écrivaillions de scripts, le temps superpose par couche ses perceptions personnelles en retour sur son vécu avec la bande vierge immaculée des scénarios qu’il écrit. Toutefois, dans le style coup de poing de l’auteur, tout se conjugue par l’élaboration d’images qui se chevauchent les unes des autres. Ne plus dissocier la réalité par la fabrique de faux évènements additionnés à ceux exprimant la laideur d’une Amérique assaillie par un coup d’état militaire, la pauvreté extrême et la main mise d’une industrie disséquant les bas instincts des hommes, prophétise l’aseptisation d’une population asservie aux nouvelles technologies. Au final, se réveiller avec ses propres souvenirs, distinctifs par leur force affective, restera en soi comme autant de fragments conceptualisés par la matrice. C’est un tourbillon d’annonces dont nous devenons les pantins.

LE GENRE INTÉGRÉ, coécrit avec John Shirley (The Belonging Kind, 1981)

Rough boy

La nuit du cyberpunk, avec ce fourmillement d’individus se mouvant dans la sphère marchande des produits illicites distille un poison coloré. C’est comme si la corrosivité ambiante se déposait sur un tout toxique déversé sur la ville. Le cheminement de pensée dû à l’exploration des dérives de ces toxines sont comme ces particules de mort se synthétisant sur toutes les consciences, se métamorphosant dans le tronc commun de la déchéance. William Gibson rend lisible ce mécanisme ; de ses phases, enrichies par les particularités mortifères de ces atomes modifiées, le consommateur assujetti au mal qu’il absorbe, de cafés en cafés, de boissons ingurgitées, de chairs changeantes qui échappent à la vue d’autrui, apporte en lui l’inconcevable transformation des genres. Un genre aussi neutre et invisible qu’un décor en plexiglas feutré composant le mobilier des bars que le personnage fréquente. Ici sa fascination autour d’êtres intégrant cette conceptualisation, du renouveau d’un genre humain, redéfini, parviendra à déstabiliser intrinsèquement, jusqu’à son ultime « amélioration », le peu d’humanité lui restant. Ici, aidé par un autre auteur apprécié du Cyberpunk, John Shirley, l’auteur obtient des obsessions humaines le reflet d’une mécanique peu reluisante, celle d’un modelage sexué et fétichiste intronisant une boucle temporelle, anxiogène, déterminée par des perversités rituelles. C’est l’histoire du temps qui s’embourbe dans les tréfonds d’une ville illuminée qui fabrique, à hauteur d’hommes, son aliment indispensable à sa survie, une nouvelle race d’hybrides, asservies et inutiles. C’est stupéfiant comme le vide peut s’installer dans le cœur d’hommes et de femmes rougeoyants sous les écriteaux de tripaux infames d’une entité technologique devenue à force de se répéter quelconque. C’est la condamnation de l’asservissement volontaire, des gestes et actions qui n’ont plus de sens mais génèrent une économie, nihiliste, absurde et inappropriée.

HINTERLANDS (Hinterland, 1981)

Can’t stop rockin

L’exploration de l’univers à la Kirk (Star Trek) n’aura jamais été autant pervertie par l’abandon de soi pour une science aveugle et démunie. Ne plus pouvoir se charger de suivre une piste lumineuse sous couvert de gloires et de réponses sans devoir revenir aliéné, suicidaire ou diminué par une souffrance léthargique ; les vaisseaux ressemblant à des tombeaux partent depuis un aéroport en s’introduisant sur une « autoroute » filaire où les espoirs de ramener quelques artifices éclairant sur le devenir des hommes futures deviennent des clefs sans serrures ; à part quelques exceptions, mais à quel prix. Le cancer a été guéri par ce procédé, la cosmonaute en retour du « talisman » responsable de cette réussite majeure ne pourra jamais dire si ce fragment de savoir lui a été donné par quelques dieux extraterrestres, une entité gazeuse venant d’un espace caché, une dimension provenant de la feuille écornée de l’univers, la mort aura comme réponse une sorte de béatification envers elle, et à travers elle, l’idolâtrie d’un système finalement orgueilleux et très dangereux. Le doute s’est installé et ce portail trouvé où l’on fait glisser des billes habitées s’écrasent sous l’effet du filament d’une ampoule qui s’illumine et se grille juste après. William Gibson pousse la déviance du procédé jusqu’à l’apparition d’une sorte de maladie addictive avec une science suspendue aux lèvres d’une pêche des plus sournoises. Comme si des abimes inexplorés de l’océan on y descendait à l’aide d’une palangrotte un long nylon nouant un piège et une fois refermé sur de nouvelles espèces se faire dévorer par elles.

ÉTOILE ROUGE, BLANCHE ORBITE, coécrit avec Bruce Sterling (Red Star, Winter Orbit, 1983)

Planet of women

Avec l’aide de Bruce Sterling l’auteur met en place cette ordonnance des hautes autorités moscovites, à démanteler leur station spatiale. Elles auraient continué à perpétuer l’image de gloire portée sur l’un de leur congénère ; le colonel Korolev : « le Dernier homme dans l’Espace qui avait été jadis le Premier sur Mars », en se soustrayant le droit de tout explication. Bien que cette Nouvelle ne s’habille que très peu des teintes psychédéliques et chaotiques du genre Cyberpunk, l’esprit de révolte traverse les arcanes d’un conglomérat militaire et scientifique, normalement dévoué à sa patrie, se disloquant par le cynisme des évènements. Mais l’image perdue d’un saint Empire rayonnant dans l’univers du peu de résultat reçu ; sur la base d’une exploration minière des planètes qui n’atteint plus son objectif, éteint les principes d’une représentation crédible. Seul le papier peint trompeur d’un passé révolu avait su maintenir cette plateforme spatiale à l’abri de toute justification. Seul y était « surligné » la banderole publicitaire idéalisant la politique du meilleur, comme si la guerre froide devait se propager au-delà des siècles entre les deux puissances mondiales. Toutefois le ton est à l’amertume, à la désobéissance des institutions et je suspecte, peut-être, l’idéalisation d’un esprit occidentale comme référence derrière. Seulement voilà que le ton mutin du récit prend le pas sur une dramaturgie que l’on croyait prévisible et se terminant sur une note étrangement positive. Personnellement il me manque la folie et la violence imaginative des mots de Gibson pour vraiment apprécier ce texte.

HÔTEL NEW ROSE (New Rose Hotel, 1984)

I got the message

Être à la « pointe » dans son domaine de prédilection, être au-dessus de ses rivaux par l’ascension des maitrises des domaines par lesquels le pouvoir s’exerce. Ce n’est pas forcément donné à tout le monde et lorsque les Zaibatsu s’affrontent et s’efforcent à manipuler l’économie autant que les chargés de missions leur permettant d’assoir un peu plus leur richesse, c’est la preuve que l’espionnage et les coups bas se gèrent par l’exploitation d’une science prise en étau par les conflits d’intérêts. Ce texte court et fataliste se comporte comme si ce message évident était destiné aux chercheurs qui pensent que leur savoir leur appartient ; car il tombera toujours entre des mains puissantes et sales. Le trio d’agents libres de croire que leur gesticulation les enrichira se donneront en frais mortels. Les lieux inertes et froids où ils exercent leur stratagème ne pourront qu’animer une atmosphère clinique d’une chambre froide où ils finiront allongés. Dès le début du récit la description de l’hôtel New Rose s’affiche comme un puzzle d’ensemble de cercueils sur de hauts échafaudages, empilés comme tous les endroits signalés par un point sur la carte des riches conspirateurs. Le parfum de mort se ressent par une sorte de désinvolture macabre avec une architecture moderne et glaciale, distanciée de toute marque d’amour. Les rouages de la corruption seront toujours plus insidieux, pervers, et l’illusion de l’affection se payera au prix fort. Ces clans financiers, ces mafias industrialisées tireront de leurs succès croissants un trait sur les tombes des gens manipulés, érudits, savants ou simple employés, aucune importance ; l’importance c’est l’entreprise et ses bénéfices, sa violence, sa criminalité.

• Adapté au cinéma par Abel Ferrara (1998)

LE MARCHÉ D’HIVER (The Winter Market, 1985)

Velcro Fly Dans cet amas de mixages, de pensées et de musiques des âmes, délaissées, puis enregistrées, se raccrochant à une fréquence captée par une détresse digitalisée, nait une résistance. Le fourbis survivaliste de l’espèce humaine engrange une addiction au-dessus de toutes raisons valables. Lorsque du matériel aussi technique sort le diamant qui immortalise toutes les données d’un succès à travers son média, aussi puissant, aussi influent, c’est le découvreur, le producteur qui en profite. Et pourtant la diffusion du récit psychique et authentique de Lise ne résout pas les problèmes liés à sa maladie, sa souffrance et ses amours impossibles.

Cette histoire est, à contrario de la « pestilence » sécrétée par le genre du Cyberpunk, une déclaration d’amour de l’auteur envers ses concitoyens et par plein d’aspects un hymne à la vie. D’abord le ton y est forgé en l’honneur des personnages. On y repère l’essentiel d’une lutte personnelle avec tout le respect se nouant aux drames existentiels qu’ils affrontent. La force de faire exister leur ressentiment suscite un respect touchant. Toute l’empathie attribuée à cet amour de l’autre, de ce qu’il a de précieux dans son humanité, défile par la démonstration de leurs maux. Ce sont trois formidables portraits, opposés, qui se conjuguent par une amitié physique et mentale destinée à se développer dans le reflet du regard de chacun d’entre eux. Mais Lise est fragile, handicapée, obligée de se mouvoir avec l’aide d’une ossature métallique entravant sa personnalité. La synthèse des sentiments va échapper à celui qui a permis son succès puis revitalisé par l’ami de toujours, distancié, comprenant l’un et l’autre et s’effaçant devant leur malheur pour mieux en dénouer les enjeux. L’écriture y est peu claustrophobique et concrétise une solution libératrice, pour le lecteur aussi. Un formidable texte profondément associé à nos cultures compliquées. Également un exercice de style impressionnant.

DUEL AÉRIEN, coécrit avec Michael Swanwick (Dogfight, 1985)

Dipping low (in the lap of luxury)

Plonger aussi bas dans la vie et sans relever par une passion compétitive centrée sur la maîtrise technologique et sensitive (avec une formidable cinétique projetée holographiquement devant soi et les autres), ne permet aucun honneur suite à la connexion permise et enveloppée par la drogue. Un jeu aérien ne remplacera jamais sa nature profonde dès lors qu’elle est mauvaise. Voilà le propos de William Gibson, parce qu’il nous propulse dans un monde où la manipulation mentale, aidée par la technologie, ne remplacera jamais la chaleur humaine des sentiments vrais, de l’empathie et du savoir vivre. Tromper les autres s’est se tromper soi-même. L’esprit science fictionnel du texte s’efface rapidement par la gravité sociale et les verrouillages contraignants que subissent les personnages. Les choix paraissent égoïstes lorsque les enjeux sont poussés par une égocentricité aussi accrue, alors tout se teinte sous l’ombre indécente de de la psychologie humaine, abimée, de ce nouveau détenteur d’un exploit sportif lié à l’esprit vide d’un compétiteur qui ne pense qu’à son succès, fatalement mort-né.

Le diagnostic de l’amplification des maux de Deke n’aurait pas été uniquement noirci par les deux formes d’addiction le caractérisant, celle du jeu aérien et des produits illicites, mais par ses traits d’hommes insensibles incapables de se remettre en cause. Sur la forme on a donc affaire à un environnement anticipatif, sur le fond c’est un récit purement noir, purement Polar.

GRAVÉ SUR CHROME (Burning Chrome, 1982)

Delirious

Comment générer du suspens sur un craquage de données, ou plutôt une attaque par deux hackers dont l’intention est de graver leur virus (russe) et casser la glace de protection de cette énorme et riche entreprise qu’ils veulent piller. Cette conception du syndrome de Robin des bois n’aura comme conviction de la part de ses inoculés la charge d’adrénaline fixée sur le désir de manipuler le chrome, en faire le tour, d’en détourner les dangers, soumettre de nouvelles doctrines techniques grâce à un nouvel habillage, toxique et libérateur. Ici, les mots sont autant de câbles et symboles dansants, incompréhensibles, avec une structure scénaristique drôlement fluide malgré sa complexité. Le temps affiché ne s’écarte pas non plus des nécessités porté à l’affectif, le travail imagé sur la console pointe des atouts graphiques plaisant entre les doigts de personnages qui ne sont jamais austères.

En définitive les pirates auront toujours une place dans la mémoire collective d’une manière aimante, aventureuse et romantique. Même dans le cyberespace qui fait office ici de mer démontée secouant le Galion pirate d’une nouvelle destinée.

EN CONCLUSION

Dans l’ensemble ces neufs nouvelles absorbent le spectre de notre curiosité en proposant des schémas différents les uns des autres. On peut passer de la joie à l’ombrage dans l’encombrement des câblages et connectiques de cités vouées au mal technologique. Et pourtant « Gravé sur chrome » n’est pas que cette entité compactée qui dévore les humains, puisque les couleurs y sont chatoyantes autant que blafardes. Comme si la planète était une boule à facette informatique faisant de ses faces dichotomiques une sauce pas si indigeste que l’on peut y croire.

Philippe André
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