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Clic, clic, clic et hop ! | Robert Yessouroun | 2022

11/09/2022
Lu 321 fois





Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Clic, clic, clic et hop !, fable du futur de Robert Yessouroun
Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Clic, clic, clic et hop !, fable du futur de Robert Yessouroun
« D'oĂą vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablĂ© de procès et de querelles Ă©tait ce matin si troublĂ©, n'y pense plus maintenant. Ne vous en Ă©tonnez pas, il est tout occupĂ© Ă  voir par oĂą passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Â» Pascal, PensĂ©es, Le divertissement, 136 (139)
 
Une voix fĂ©minine suave et rauque Ă©mana de la tablette que Luce allumait Ă  l’instant, par dĂ©pit et dĂ©sĹ“uvrement :

« Tous les problèmes, sans exception, fussent-ils des plus complexes, peuvent ĂŞtre rĂ©solus par les calculs de l’Intelligence artificielle. Bienvenue chez les solutionnistes ! Â»

Devant le paysage paradisiaque de son écran, Luce soupira d’un soupir qui semblait interminable…

« Oui, hello, vous ! Ă€ l’intĂ©rieur de la case blanche qui s’offre Ă  vous, lâchez tout : Ă©noncez votre Problème en moins de douze mots. Cela terminĂ©, veuillez cliquer trois fois sur le sourire jaune, et, en deux secondes, dans la nouvelle fenĂŞtre, hop, votre solution ! Â»

Luce n’en croyait pas ses oreilles. Le site que Claire lui avait recommandé existait vraiment. Claire, c’était une copine de bureau, laquelle venait d’être libérée de la phobie des étoiles.

Telle une page vide, le rectangle immaculĂ© l’attendait. Elle se surprit Ă  hĂ©siter. Par pudeur, sĂ»rement. Comment ne pas ĂŞtre gĂŞnĂ©e de rĂ©vĂ©ler Ă  l’on ne sait qui le tracas majeur qui la hantait depuis presque une annĂ©e ?

Enfin, coup de tĂŞte Ă©tonnant : elle tapa cinq mots dans l’encadrĂ© vierge.

« Ma mère a l’Alzheimer. Â»

Elle se relut, incrĂ©dule. Cette phrase Ă©crite la bousculait. Jusque-lĂ , elle s’était interdit de parler autour d’elle des tourments que provoquait la dĂ©mence de sa mère. Le dernier exploit maternel en pleine nuit : une sortie hors de son immeuble, toute nue.

Luce ferma les paupières, la gorge serrée…

Secousse nerveuse. Retour au rĂ©el. Sous la dĂ©claration « Ma mère a l’Alzheimer Â» apparurent la consigne « clic, clic, clic et hop ! Â» ainsi que l’espèce d’émoji d’un citron souriant. Elle cliqua trois fois sur l’icĂ´ne. AussitĂ´t, elle fut Ă©blouie, puis branchĂ©e sur la chaĂ®ne Euronews :

« Flash urgent : cette vingtaine de dames quittent l’hĂ´pital des amnĂ©sies après un traitement dernier cri top secret. Voyez comme elles reconnaissent tous les membres de leur famille, pour le plus grand bonheur des leurs ! Elles sont radicalement guĂ©ries de leur dĂ©gĂ©nĂ©rescence mentale.

La parole au professeur Durite :

‑ Adieu, la mĂ©moire qui flanche ! Nous avons triomphĂ© du pire mal de l’esprit. Â»

Dubitative, Luce se sentit hausser les Ă©paules. Se mordillant les lèvres, elle Ă©teignit la tablette. C’était ça ? C’était tout ? Mais quand elle se retourna pour se rendre Ă  la cuisine (elle avait soif), stupeur et frĂ©missement : bon sang, oĂą Ă©tait-elle ? Son studio lui parut inconnu, comme intĂ©gralement rĂ©novĂ©, du sol au plafond, avec des meubles d’un drĂ´le de goĂ»t. Elle se voyait perdue chez elle !

Ă€ peine dans la cuisine (ou plutĂ´t ce qui y ressemblait), elle se vit avancer Ă  dix centimètres du carrelage en damier noir et blanc. DĂ©contenancĂ©e, elle fit tomber une plaque de chocolat dĂ©laissĂ©e au bord d’une sorte de bar. Laquelle plaque s’enfonça dans cette espèce de coussin d’air, avant d’être dirigĂ©e vers la gauche. Un clapet se referma sur le chocolat. Dieu du ciel, la voilĂ  marcher sur une poubelle trieuse !

Dans son ensemble, l’équipement de la pièce Ă©tait sobre : ni four, ni frigo, ni encore de lave-vaisselle. Et oĂą donc Ă©tait passĂ© l’évier ? Les placards nacrĂ©s Ă©taient recouverts d’un inventaire calligraphiĂ© Ă  l’encre de Chine digitale. Ă€ peine Luce saisit-elle un verre dans une des armoires que le chiffre correspondant aux verres recensĂ©s perdit une unitĂ©. Les lèvres sèches, presque gercĂ©es, elle repĂ©ra contre le mur comme une vitre fumĂ©e sous un menu Ă©clairĂ©. Avec dĂ©licatesse, elle frĂ´la de l’index la touche « eau tempĂ©rĂ©e Â». AussitĂ´t, la vitre coulissa, le verre rempli. Mince ! Que lui arrivait-il ? Dans quel monde planait-elle ? Elle but jusqu’à plus soif.

Quelques notes jazzy d’un xylophone : subitement, dans le vestibule, devant la porte, au-dessus d’un ovale phosphorescent, l’image en relief de sa mère. Mazette, comme elle avait changĂ©, sa maman ! Quel superbe chignon ! Ses yeux vifs d’ancienne grutière la traquaient…

‑ Je t’attends devant l’entrĂ©e de ton immeuble, ma fille !

Avant de descendre, Luce se regarda dans le miroir losange. Ses pommettes Ă©taient parsemĂ©es de taches de rousseur, plus de cernes. Son visage semblait si amène. Ça alors !
En bas du studio supposĂ© ĂŞtre son logis, comment ne pas ĂŞtre abasourdie ? Dehors, la rue n’était plus qu’un souvenir : une allĂ©e d’herbes sauvages s’étendait jusqu’au bosquet du carrefour. Devant le portail de la rĂ©sidence, la mère de Luce se balançait portĂ©e par son drone en survol fixe.

‑ Alors ? Tu m’accompagnes toujours au musĂ©e des maladies incurables, comme convenu ?

‑ Mais m’man…

‑ Après la visite, j’organise un goĂ»ter sur le toit pour mon club d’ex-dĂ©mentes. Tu sais, les dames qui ont subi le mĂŞme traitement que moi.

Luce ne savait plus oĂą donner de la tĂŞte pour autant qu’une tĂŞte se tienne encore sur ses Ă©paules. Dans quelle foire venait-elle de se fourrer ? Dans un mĂ©tavers ? Ou plutĂ´t dans un de ces « divertivers Â» Ă  la mode ? En tout cas, ce monde - peu importait ce qu’il Ă©tait - lui donnait une telle rĂ©mission, une telle joie qu’il Ă©tait difficile de ne pas cĂ©der Ă  l’euphorie.

Une paire de raquettes volantes atterrit à ses pieds. Elle se posa sur celles-ci, bientôt attachée par des lanières automatiques. Les raquettes et le drone à balançoire prirent de l’altitude.

Au-dessus de la ville horticole, une voix fĂ©minine suave et rauque susurra, on ne sait d’oĂą, contre le vent :

« La solution standard va s’éteindre dans une minute. Pour poursuivre le dĂ©nouement, quelle belle aventure, ayez l’obligeance de dĂ©biter votre compte bancaire de 49 euros. Les taxes pour l’horizon durable seront soldĂ©es automatiquement. Â»

Furibonde d’avoir Ă©tĂ© abusĂ©e, Luce refusa de payer. Elle se retrouva chez elle, amère, dans son vrai studio, en mal de mĂ©nage. Un appel en absence : sa maman venait de dĂ©rober des myosotis chez un fleuriste.

L’évasionnite mexicaine avait encore frappé…

Source

Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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Robert Yessouroun
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đź’¬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 11/09/2022 08:14 | Alerter
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KoyoliteTseila
Depuis la nuit des temps, l’être humain, quand il rencontre des problèmes, est le roi de l’évasion. Au 17ème siècle par exemple, un ennui et hop, il partait à la chasse pour se changer les idées. De nos jours, c’est plus facile et moins pénible : il suffit d’allumer notre ordinateur ou notre tablette, de formuler un vœu, clic, clic, clic et hop, nous voilà transportés ailleurs. Mais le souci, c’est que cette porte ouverte sur le divertissement est aussi une porte par laquelle les charlatans savent s’infiltrer. Ce besoin maladif d’évasion peut donc s’avérer être très lucratif pour qui sait y faire…

2.Posté par Jean Christophe GAPDY le 12/09/2022 10:26 | Alerter
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JCGapdy
De battre mon cœur s'est arrêté…
Espoir, mais sans violence physique.
Mirage, mais sans espoir.
Marabout, bout de ficelle, celle qu’espère, perception, si on savait…
Si Luce, loin d’être naïve et dès le début, s’y laisse presque prendre, le rêve reste rêve et la réalité brutale quand on se réveille.
Un très joli texte sur les atours dont se parent certains illusionnistes sans scrupule.

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