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7 d'un coup | Robert Yessouroun | 2025

07/09/2025
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Fable inspirée par un chantier réel près de chez moi. Comment les robots des riverains affectés traitent le problème de sept barres d'immeubles construites en même temps du même côté de l'avenue.



Photo © Robert Yessouroun
Photo © Robert Yessouroun
À Valérie de Caboga
 
Tôt le matin, ce six juin, jour du débarquement de Normandie, ce jour prometteur de libération, dans l’avenue de l’Amandolier, trois gros camions bloquaient la circulation jusque-là bien laborieuse, pour décharger des lots de châssis de fenêtre, ces derniers tous de la même taille.
Ce six juin, donc, cette avenue connut le début d’une chaîne d’incidents et de phénomènes pour le moins étranges, lesquels allaient perturber les résidents déjà bordés de désagréments. Ces habitants de l’Amandolier ne pouvaient que lorgner un dérangeant spectacle : derrière des échafaudages de tubulures métalliques se dressaient, à la queue-leu-leu, sept murailles aux allures de gaufres en béton d’un gris dégrisant que hachureraient, horizontales, des bandes blanches parallèles aussi pures qu’un linceul (selon le concierge du numéro 22, un ancien bâtiment dont les balcons ressemblaient à des cercueils).
Peu avant sept heures, à la réouverture des chantiers, un ouvrier soudeur héla son collègue pour de l’aide : hisser hors de la fosse aux conduites d’eau une jeune fille en pyjama, recroquevillée, sans connaissance. Une ambulance finit par se frayer un chemin pour emmener la blessée jusqu’aux urgences. La rumeur affirmerait plus tard qu’à son réveil, la malheureuse avait évoqué des ribambelles de chauves-souris qui hantaient les étages encore dépourvus de vitrage. Ses médecins avaient conclu qu’elle avait été victime d’hallucinations nocturnes.
Vers huit heures, un premier occupant de l’avenue parvint à la pharmacie de l’arrêt du bus, route de Malagnou. C’était Martin, un robuste androïde domestique aussi velu qu’un grizzly (ses poils recelaient des capteurs – un modèle révolutionnaire). Il était au service des enfants du 16. Devant lui, plusieurs clients patientaient docilement. Un quadragénaire en blouse blanche pliait sous les questions d’une dame rauque, méticuleuse. Dans la file, Martin fut bientôt rejoint par Stella, du numéro 18, une gynoïde attifée d’une combinaison de cosmonaute, le visage imperceptible sous le casque. À la hauteur de sa poitrine, sa devise : « Ni douleur, ni peine ». En attente de leur tour, ils lièrent conversation :
‑ Chez moi, entama Martin, hier, mercredi, jour sans école, le petit frère a entraîné sa grande sœur vers les barrières, aux abords des constructions. Le garçon regrettait l’absence de donjon. Il n’y aurait jamais de dragon dans le coin, déplora-t-il. La fille, elle, se plaignait du manque de bulbes. Tout cela allait faire peur aux abeilles ! Au petit déjeuner, elle m’a avoué qu’elle et son frère avaient été effrayés par cette « géométrie cauchemardesque »… Or, depuis le lever, ce jour, les enfants sont mouchetés de boutons gris, comme infectés par la couleur dominant les nouvelles façades.
‑ Les pauvres ! compatit Stella. (La visière noire de son casque cosmique laissait Martin se figurer la tristesse de la gynoïde.) Chez moi, mes maîtres, des retraités dont l’âge n’a guère atténué la curiosité, s’obstinent à observer aux jumelles l’évolution des immeubles d’en face. Ça devait mal finir. Eh bien, voilà, depuis l’aube, leurs yeux souffrent. Ils ne cessent de verser des larmes teintées d’une sorte de poussière d’obsidienne.
Au comptoir de la pharmacie, un vétéran derrière son déambulateur se faisait réexpliquer les fréquences quotidiennes de ses prises de pilules, de comprimés, de gélules.
On entendit des grelots franchir l’entrée de l’officine. C’étaient Buck et Bick, du 20, deux robots nains coiffés d’un bonnet de Schtroumpf, avec, chacun quatre bras. Normal, ils s’occupaient d’une famille nombreuse.
‑ Au petit déj, à la maison, personne n’a parlé, déclara Buck.
‑ Ils ont tous comme perdu leur langue, compléta Bick.
‑ En fait, révéla le premier, leurs papilles gustatives étaient rabotées du bout jusqu’à la glotte.
‑ Oui, la veille, compléta le second, ils s’étaient tous emportés sur le mauvais goût de l’architecture d’en face.
Cloc vint s’ajouter au groupe d’automates. Bipède aux articulations visibles, chromées, il était doté d’un bruit de fond, le tictac d’un métronome. Il servait un couple de musiciens au numéro 14, très affectés tous deux par ces masses qui s’élevaient devant leur tête, tel un tsunami aussi raide que pétrifié. Ça leur griffait cœur et tripes. D’après eux, les façades ignoraient la courbure, la spirale, la grâce de la vague pour imposer leurs arêtes, leurs angles droits, la froideur systématique de leur prisme. Pas d’arche, ni dôme, ni rotonde. Merci, les cubistes, chapeau, monsieur Le Corbusier.
‑ Que viens-tu chercher ici ? lui demanda Martin.
‑ Mes maîtres musiciens répètent à la maison pendant la journée. Les ondes sonores sont désormais réfléchies par les nouvelles surfaces murales. L’acoustique à proximité se voit faussée, se sont-ils plaints. Depuis ce matin, le couple est frappé d’un mal, le canal auditif qui mousse. Une allergie des tympans, pour sûr.
Le pharmacien débordé ne savait plus où donner de la tête, d’autant plus que le vieillard au comptoir ne mémorisait pas la posologie que tentait de lui résumer pour la troisième fois le gérant de l’officine.
C’est alors que Phil sautilla, tel un criquet camarguais, jusqu’à la petite coterie de robots. Phil était un engin filiforme aux membres rétractiles. Ainsi constitué, il pouvait se métamorphoser en un mince et long serpent. Cette forme ophidienne lui permettait de se faufiler partout avec facilité. Il obéissait à un pompier, au numéro 20. Les sept bâtiments d’en face rendait de plus en plus anxieux ce combattant des flammes. Chaque nuit, il rêvait que l’avenue brûlait. Il ne pouvait pas sentir le béton armé qui se substituait aux anciens bosquets ayant embaumé l’avenue. Selon lui, ce ciment puait, empestant même le vent du lac. Un puissant déodorant s’imposait.
La cliente suivante avait perdu son ordonnance. Le cabinet du médecin ne répondait pas, malgré les tentatives répétées du pharmacien.
L’attente s’éternisait. Les robots se concertaient. Les remèdes souhaités pour leurs maîtres n’allaient pas leur être délivrés les prochaines minutes. Martin prit l’initiative :
‑ Nous poireautons tous ici pour la même raison. Ce qui résulte des sept chantiers simultanés affecte notre entourage.
‑ Les travaux qui vont bientôt prendre fin sont un moindre mal, intervint Stella. Le pire, c’est ce qu’ils vont laisser derrière eux pour longtemps.
‑ Oui, le plus dur, c’est la laideur de l’ensemble, trancha Buck.
‑ Non, rectifia Bick, c’est la laideur de chaque ouvrage, cette laideur qui s’insinue dans la chair de leurs témoins à vie.
‑ On ne peut se contenter de soigner nos maîtres, estima Martin. Il faut nous atteler aux sources de leurs maux.
Tous acquiescèrent.
‑ Organisons un Pow Wow sous le grand cèdre du parc du collège et de l’école de commerce, rue Le Corbusier, proposa le robot velu comme un grizzly.
Une bonne heure plus tard, munis de leur médicament, ils formèrent tous un demi-cercle assis en tailleur dans l’herbe, à l’ombre de l’arbre séculaire et somptueux. Les élèves étaient en examen de fin d’année, si bien que les six robots jouissaient du parc pour eux tous seuls. Là, ils s’adonnèrent à un débat complexe sur la question : comment remédier aux troubles humains provoqués par l’invasion cubique ?
Chacun s’accorda sur le fait que les travaux bruyants et sources de poussière allaient bientôt aboutir. Il fallait donc se concentrer sur l’impact hostile et durable des sept édifices, lesquels ne manqueraient pas dans le futur de torturer quotidiennement les riverains (au point qu’ils finiraient par ne plus s’en rendre compte).
‑ On pourrait colorer les façades, ça les égaierait, suggéra le nain Buck.
‑ Taguons, taguons ! approuva le nain Bick.
Mais la petite assemblée ne suivit guère. On bavardait de partout.
‑ Moi, je couvrirais plutôt le tout avec des lierres et des fougères, cria Martin, pour se faire entendre.
Brouhaha sceptique.
‑ Et si l’on projetait des sketches comiques sur les immeubles ? lança Bick.
‑ Génial ! Des sketches italiens, inspirés des Nouveaux Monstres ! se solidarisa Buck.
‑ De jour ? objecta Phil, dubitatif.
Le robot filiforme envisageait, lui, d’organiser un concours artistique de sculpture et de bas-relief.
‑ Ça prendrait trop de temps. Restons réalistes, rappela à l’ordre Stella. Je verrais bien les sept horreurs cachées derrière de vastes rideaux. La bise leur donnerait des plis élégants.
‑ Ne nous emballons pas ! Imiter Christo, avec son empaquetage de l’Arc de triomphe, ça va coûter un saladier. Où trouver des fonds ? s’inquiéta Cloc, toujours rythmé de son tictac.
‑ Ben, à la Bourse, pardi ! se défendit Stella.
‑ Mais avec quelle mise ? insista le robot aux rouages ostentatoires.
‑ Il suffit de pirater la loterie romande ! répliqua, décontractée, la gynoïde en cosmonaute.
Des réticences contradictoires se propagèrent, non sans une certaine confusion.
‑ Eurêka ! s’exclama fièrement Cloc. On dissimule les sept façades derrière autant de cascades. Quel joli bruissement ça donnerait !
Martin souleva ses épaules velues.
‑ Non. Trop grandiose, trop tarabiscoté. J’ai mieux, plus pratique, plus facile à réaliser… et surtout peu coûteux.
Tous se turent.
L’androïde poilu se dressa, faillit heurter de son crâne une basse branche du cèdre.
‑ Le cache-façade le plus simple, n’est-ce pas le brouillard ? Le beau brouillard… On pourrait équiper les sept toits de lance-brume. Cette nuée, lors de sa lente descente masquerait le spectacle sinistre que nous infligent ces architectes genevois dénués d’imagination.
‑ Bonne idée, applaudit Stella, mais, privés de vue, comment vont réagir les locataires et propriétaires des sept bâtisses ?
‑ Justement, ils ne verraient plus les embouteillages chroniques dans leur avenue !
Après la rentrée de septembre, aux premiers brouillards présages de l’automne, les sept immeubles étaient presque tous achevés, sans plus aucun échafaudage, et déjà, pour la plupart, habités. La bande des six robots délégua la manutention requise au bon Phil, seul capable de ramper, de s’insinuer partout comme une couleuvre. Bientôt chacun se félicita de l’installation du dispositif sur les toits, prêt à être déclenché. Hélas, lors d’une tournée d’inspection, l’un des maîtres d’œuvre constata, surpris, au faîte de son immeuble, une rangée incongrue de mini-canons. Sur le champ, il les fit démanteler, puis, par méfiance, sollicita de jour une surveillance policière et engagea une équipe de sentinelles de nuit qui garderait chaque toiture.
Sans se laisser démonter, Martin et ses complices reconstituèrent le stock de lance-brume. Restait à tromper la vigilance nocturne. L’un des voisins de Stella collectionnait les grenouilles artificielles. Pour la bonne cause, moyennant quelques menus services, il accepta de prêter son trésor.
La nuit suivante, la bande accéda discrètement sur le premier toit. Assis sur une chaise pliable, le veilleur semblait aux aguets. Aussitôt, Martin, Phil et les autres lâchèrent les batraciens mécaniques qui bondissaient dans tous les coins, comme des kangourous miniatures. La panique du gardien ne facilita guère son efficacité. Bredouille, après cinq heures de chasse à la grenouille, les nerfs à bout, il démissionna.
Quel succès, cette opération ! Le lendemain, on réinstalla les lance-brume avant de répéter de nuit le grenouillage sur les terrasses voisines.
N’était-ce pas un beau mystère que ces sept doux nuages, lesquels absorbaient les sévères façades ? On protégea leur source à l’aide de divers pièges, notamment des trouble-tympans conçus par Cloc. Évidemment, les architectes se coalisèrent pour se débarrasser de ce scandaleux enfumage. Des habitants s’associèrent pour dénoncer la privation de leur panorama. Mais les résidents d’en face s’étaient aussi organisés en comité de défense. Venus à la rescousse, des avocats de l’association des locataires ne lésinèrent pas pour soutenir la cause du floutage. Quant aux responsables des appareils qui soufflaient des nuages, en tant que machines, les domestiques synthétiques échappaient juridiquement à la justice des humains. Pendant les procès qui s’enchaînaient, la demi-douzaine de compères artificiels produisait la nuit des réserves de lance-brume qu’ils entreposaient dans les garages, avec la complicité de leurs maîtres. Un précieux dépôt, au cas où…
Bientôt, avec la bénédiction de la municipalité, des nuées de touristes affluèrent dans le quartier, pour immortaliser sur leur portable cette désormais célèbre avenue aux sept brouillards.

Robert Yessouroun
Copyright @ Robert Yessouroun pour Le Galion des Etoiles. Tous droits réservés. En savoir plus sur cet auteur


💬Commentaires

1.Posté par Michel MAILLOT le 07/09/2025 15:52 | Alerter
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mmaillot
Quand on est dans le brouillard, c’est qu’on ne perçoit pas grand-chose. On voudrait bien, mais on ne parvient pas à le percer. Ici, il ne se trouve pas là pour nous empêcher de saisir une vérité, une beauté qui se dérobe à nos regards. Bien au contraire, il vient pour nous sauver, nous épargner la vision désagréable, la laideur qui s’étale. Combien de fois, n’ai-je pesté contre ces constructions vite conçues et exécutées. Sans imagination, sans âme, cubes empilés, réalisations dénuées de rondeurs, de courbes suggestives pour caresses visuelles. Comme je les comprends ces humains et autres synthétiques qui n’en peuvent plus de ces chantiers sans fin. Pollution sonore et aérienne d’abord, puis disgrâce urbaine ensuite. Ils vous rendent malades physiquement durant et moralement après.

Sept d’un coup, comme le petit tailleur !

Le rideau du brouillard est tombé sur la scène, grâce à nos ingénieux amis. N’est-il pas mieux de laisser chacun concevoir ce qu’il cache puisque la beauté peine à trouver sa place ?

Merci à Robert, grand architecte de l’imaginaire pour réveiller la nôtre.

2.Posté par Koyolite TSEILA le 08/09/2025 08:40 | Alerter
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KoyoliteTseila
J'aime beaucoup ce texte, parce que son sujet me touche et me parle. En effet, nous sommes chaque jour confrontés à des horreurs architecturales qui poussent comme des champignons. A la longue, ces nuisances visuelles en deviennent pesantes, voire oppressantes. A l'instar du vaillant petit tailleur, ici les machines et les humains s'allient et déploient des trésors d'astuces et de ruses pour vaincre, et donc embellir, ces sept géants de béton. Cette idée me plaît ! Il se dégage de cette fable une poésie et une belle énergie positive. Merci Robert !

3.Posté par Éric MARIE le 08/09/2025 10:37 | Alerter
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ATRAVERSLESPACE
Un défilé de robot dans une pharmacie. Voilà une entame bien peu classique, surtout pour se saisir d’un thème qui l’est encore moins : La Laideur. Beeeeurk ! La laideur insidieuse qui s’immisce dans nos vies
Ici, il s’agit de 7 bâtiments, mais soyons lucides, le moche est partout.
Six petits robots s’efforcent d’apporter des solutions pour soulager leurs maîtres. Je ne dévoilerai pas leur trouvaille, je préfère laisser le lecteur dans le brouillard. Un texte que j’ai beaucoup aimé et qui mériterait une suite.
En attendant vous pouvez toujours écouter – I want to know de Celentano.
Merci Robert pour le partage.

4.Posté par Christobal COLUMBUS le 17/09/2025 17:10 | Alerter
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ChristoColumbus
Des robots qui s'associent ensemble afin de résoudre les désagréments de leurs propriétaires humains causés par des décisions urbanistiques humaines. Voilà qui est original ! Et ils s'obstinent et tiennent bon le têtus ! 😂 Très bonne idée Robert !

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