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Les demoiselles, l’amour et le marché aux puces | Robert Yessouroun | 2024

Par | 22/12/2024 | Lu 796 fois


Un tandem de libellules IA étudie l'amour en survolant un marché aux puces...



Marché aux puces | Photo @ Kikos, Pixabay, utilisation gratuite, https://pixabay.com/fr/
Marché aux puces | Photo @ Kikos, Pixabay, utilisation gratuite, https://pixabay.com/fr/

Les demoiselles, l’amour et le marché aux puces

À Richard Reimann
 
"Quand on prononce le mot d'amour, d'honneur, de liberté, de vérité, tout le monde croit se comprendre et penser la même chose alors qu'il n'y a rien qui sépare plus un homme d'un autre homme que les notions d'amour, d'honneur, de liberté ou de vérité."
Antonin Artaud dans une lettre à André Breton (1947)
 
Plainpalais, Genève, un beau matin de septembre.
Ce samedi-là, dans son uniforme écarlate, le gardien du marché aux puces patrouillait, son filet à papillons calé dans sa hampe dorsale en bandoulière. Sous son regard d’aigle, une foule ensoleillée de curieux chinait parmi les stands tout en vrac.
À faible altitude, côte à côte, deux espèces de libellules nacrées survolaient les badauds non sans scruter les attroupements près des brocanteurs. Que pouvaient-elles bien glaner, en rase-mottes, au-dessus de cette vaste plaine d’Ali-Baba, au Centre-ville ?
Sur l’allée principale, une blonde enceinte désinvolte poussait un landau vide. Elle murmurait toute seule… En tandem, les demoiselles opalines voltigèrent sur place, au-dessus de la jeune femme. Bientôt, elles déroulèrent leur trompe dorée en spirale, comme pour aspirer on ne sait quoi. La future mère s’adressait à son ventre rond :
‑ Oh, oui, je t’aimerai, mon amour ! Comme je t’aimerai !
En toute discrétion, les pseudo-libellules siphonnèrent ces deux phrases par leur trompe. Leurs gros yeux velus, globulaires, saillant de curiosité, se rencontrèrent. Enfin, elles se branchèrent l’une à l’autre en dialogue codé.
‑ Quelle anomalie ! décréta l’une, encore éberluée.
‑ Fort intrigante, convint l’autre.
‑ Comment peut-on aimer une personne qu’on n’a jamais vue, jamais entendue, jamais humée ?
‑ Juste une inconnue qui parfois remue… précisa la seconde.
‑ Au fond, savons-nous ce qu’est l’amour, ma chère ?
Sur cette question cul-de-sac, elles classèrent cette déclaration d’amour maternel en vue d’une prochaine étude.
Bien. Connaissez-vous les Noux ?
Noux est le nom de famille de deux insectes artificiels, Alpha et Alphabis, semblables à deux libellules. Prix Nobel des IA, ces créatures dernier cri sont en fait des théoriciennes affiliées au Département de Psycholinguistique de l’Université de Genève.
Sur le terrain, les Noux chassent les propos humains problématiques. Une fois décortiqués, leurs butins sont transmis aux androïdes domestiques, afin que ces derniers comprennent mieux les pensées de leurs propriétaires, pensées trop souvent énigmatiques, voire sibyllines. Ainsi, grâce aux Noux, de jour comme de nuit, les serviteurs artificiels s’adaptent mieux aux consignes, aux directives complexes des familles auxquelles ils obéissent.
Alpha et Alphabis parvinrent au bout de la rangée des exposants, là même où un barbu se tenait, admiratif, devant une toile posée négligemment parmi un lot de bibelots de cuisine. Le tableau, bien que déchiré, captivait l’homme qui s’exclama :
‑ Merveilleuse épouvante ! Aah, vraiment superbe, ce monstre répugnant qui terrorise cette pauvre fille dans une clairière… J’aime tant l’horreur ! L’horreur, je la vénère, je la chéris !
Les Noux se regardèrent, perplexes.
‑ Comment peut-on vénérer ce qui procure de l’effroi ? s’étonna la première.
‑ Comment peut-on tant priser la pire des sensations ? reformula la seconde.
Soudain, derrière des étagères de bouquins défraîchis, un discobole invisible catapulta vers le ciel une sorte d’assiette verte. Ce lancer intempestif interpella le gardien du marché aux puces. Il brandit son filet à papillons et se dandina, au trot, pour attraper le disque qui frôlait les crânes des passants.
Mais, trop leste, trop rapide, trop fugace, l’objet mobile lui échappait systématiquement, à la plus grande satisfaction de Rutor.
D’accord. Qui est Rutor ? Pas la moindre idée ?
Rutor est un électricien de la vieille école, à la retraite. Ce gros moustachu qui crache tient un stand d’appareils électriques surannés : calculatrices, téléphones à fil, émetteurs de morse, magnétoscopes, lecteurs de disques lasers, machine à écrire Remington.
Déjà, il vitupérait contre les portables. Plus grave, tout ce qui tournait autour des IA « last generation » lui infligeait des ulcères. Ce jour-là, dans son collimateur, les Noux qui tournoyaient, tels des vautours, au-dessus de son stand. Il ne put s’empêcher de les brocarder :
‑ Maudits bidules ! Quelle honte ! Oser pomper leurs créateurs !
"Peut-être fabriquerons-nous un jour celui qui nous comprendra ?" cita, par défiance, Alpha qui connaissait tout de Jean Rostand.
Il cracha.
‑ En tout cas, moi, je refuse de vous subir ! grommela Rutor avant d’expulser une nouvelle dose de salive. Beaucoup demeurent passifs devant la menace. Moi, j’agis, je contre !
‑ Tu parles comme le poète Michaux, le nargua Alphabis, non sans ventiler l’oreille du moustachu.
‑ Saleté d’automate ! Patience ! Mon disque broyeur n’en fera qu’une bouchée de vos carcasses, foutues Noux !
En effet, de retour, l’objet volant ne tarda guère à plonger sur ces insectes artificiels.
Courbé, son filet lâché, le gardien du marché peinait à récupérer son souffle…
Mais, bien sûr, Alpha et Alphabis avaient détecté l’approche hostile. La première libellule éjecta une traînée de leurres sur laquelle fonça l’engin vert. Après absorption, le disque chuta tout patraque sur un plâtre de Bonaparte.
Plus loin, accoudé à la buvette du marché aux puces, un artiste aussi chevelu qu’éméché s’emporta, enthousiaste :
‑ J’aime l’amour, nom de Dieu !
Dans sa fougue, il ne décela guère les petites ombres gracieuses sur le comptoir. Alertées par cette profession de foi, les Noux venaient d’activer leur trompe.
‑ Ben, oui, quoi ! J’aime l’amourrr !
Cette anomalie-ci semblait trop belle. Comment pouvait-on s’attacher à ce qui vous attache ?
De son côté, Rutor râlait à voix haute en astiquant son disque vert bosselé. Puis, de sa main vengeresse, il le propulsa dans les airs. L’engin se mit à fureter au-dessus des tréteaux marchands.
Alors qu’avec sa disciple, une peintre fouinait dans un carton de posters, elle fut distraite par un frétillement au-dessus de sa tête. Puis, dans un essor contemplatif, elle affirma :
‑ Ah, comme j’aime ce ciel, cette lumière !
Les deux libellules aspirèrent cet élan du cœur.
‑ Comment est-ce possible ? s’étonna l’une. Quelle affinité entre le ciel et l’être humain ?
‑ Entre la lumière et l’être humain ? compléta l’autre, en écho.
Bientôt midi, les premiers stands pliaient bagages.
‑ J’ai faim, dit un pucier.
‑ Aimerais-tu des spaghetti carbonara ? lui proposa sa compagne.
Décontenancées, les Noux siphonnèrent cette bizarrerie.
Quoi ? Aimer ce qu’on allait détruire dans son ventre ? Voilà qui s’avérait difficile à concevoir.
‑ En fait, manger, revient à quoi ? Assimiler, non ? L’affinité entre soi et la nourriture n’apparaît qu’un peu plus tard, tenta d’expliquer Alphabis.
Un ronronnement rauque menaça non loin de leurs antennes. C’était malheureusement le disque vert à leur poursuite ! Elles se planquèrent dans le tiroir entrouvert d’une commode croulante. À l’abri, du moins le croyaient-elles,  elles s’interrogèrent à nouveau sur l’amour, une notion décidément bien complexe.
‑ Peut-être, pour mieux la saisir, faudrait-il nous pencher sur l’origine du sentiment ?
‑ Oui, acquiesça l’autre. Tout est là. Qu’est-ce qui pousse à aimer ?
‑ Le contraire de ce qui pousse à détester ?
‑ Oh, ça, c’est facile : ce qui pousse à détester, c’est la faillite de la peur.
Au pied de l’armoire dans laquelle s’étaient réfugiées les Noux, une dame exubérante, coiffée d’une casquette de capitaine feuilletait des ouvrages volumineux.
‑ J’adore les ces vieux albums de la marine !
Aussitôt, les trompes sucèrent ce propos décalé.
‑ Adorer ?
‑ « Aimer d’une affection ou d’un amour passionné », selon le lexique.
‑ Affection » ?
Au-dessus du tiroir où elles se terraient, le disque périlleux en approche. Grande alarme. Les deux libellules jaillirent de la commode et filèrent cap sur la brocante des vieux robots.
‑ Ennemi trop proche pour lancer nos leurres !
‑ Accélère !
‑ On lâche notre brouilleur !
Aussitôt, un champignon d’incandescence embrume le secteur. L’effet défensif des Noux ? Un autre phénomène ?
Encore éblouie, Alpha s’aperçut trop tard qu’elle fuyait seule. Alphabis avait disparu. Le gardien, les joues aussi rouges que son costume, venait de remettre son filet entre les mains d’une agile adolescente. Par petits bonds, ayant pris le relai, elle pourchassait le disque qui tenait accroché à sa face inférieure un fouillis articulé.
Alpha, elle aussi, serrait de près l’engin qui s’était emparé d’Alphabis. Heureusement, sous l’influence probable d’un parasitage, il zigzaguait en perte d’altitude. Sans crier gare, d’un coup de filet, la la jeune fille mit fin à la quête impitoyable de la rondelle verte. Elle libéra même son alter ego, le petit être artificiel tout recroquevillé, qu’elle déposa délicatement sur une peinture de tempête alpine.
Accouru, Rutor invectiva l’adolescente qui bondit pour se blottir derrière le dos du gardien, sans lâcher le filet dans lequel frétillait sa capture.
‑ Rendez-moi mon bien, sale voleuse !
Et il cracha.
À bout de patience, saturée d’inquiétudes, Alpha plongea vers Alphabis, qu’elle happa du bout de ses pincettes. Elles firent halte sur la feuille d’un platane, dissuadant une chenille de poursuivre son grignotage. Sur cette surface végétale, les Noux échangèrent leur soulagement. La libellule indemne fut aux petits oignons pour l’infortunée, mal en point, les quatre ailes écornées, son long corps mince coudé, ses frêles membres tordus. Avec dextérité, Alpha soigna sa partenaire, lui redressa le thorax, lui retoucha les ailes, lui rafraîchit ses trois paires de pattes. Alphabis se perdit en remerciements. Gênée, Alpha tut qu’elle appréciait la gratitude de sa consœur.
Hélas, à l’évidence, malgré les soins délicats, la convalescence de la blessée interdisait au tandem des libellules de sonder le marché aux puces avant longtemps. Suspendue donc, la collecte de phrases sur l’amour ! Elles durent se contenter de traiter ce que leur trompe avait aspiré. Maigre butin ! Juste une demi-douzaine de citations en rapport avec l’étrange sentiment. Stoïques, elles s’en accommodèrent, les réexaminèrent, s’entêtèrent à triturer les énoncés, à décrypter leurs implicites. Cette étude n’était pas facile. Le mot « amour » sucé par leur trompe semblait trompeur. Enfin surgit en Alpha l’intuition automatique :
‑ Eurêka, ma belle !
‑ Quoi ? Quoi ? Quoi ?
‑ À l’origine de l’amour, un mystère, une énorme anomalie, s’étonna-t-elle. Or, pour paraphraser Baudelaire, le bizarre est lié à ce qui est beau. D’où, miracle : face au charme étrange, la curiosité s’anime. Enfin, à force d’être revisité, le mystère mue en attirance. « Tout bruit écouté longtemps devient une voix » affirme Victor Hugo.
‑ Et, là, prodige ! L’inconnu ciblé se transfigure en sosie de l’être qui l’aime, paracheva Alphabis. Peut-être pour mieux partager son cœur transfiguré…
‑ Pas mal, reconnut Alpha.
‑ Imprécis, imparfait, mais potable, faute de mieux, admit Alphabis.
‑ On peut donc partager ce résultat avec les androïdes domestiques.
‑ Bonne idée. Ça les aidera bien à saisir certaines attitudes de leurs proches humains.
Long silence. Long silence. Et ça dure…
‑ Tu sais quoi, Alphabis ?
‑ J’allais te poser la même question !
‑ Cela fait longtemps que je t’aime…
‑ Et moi donc, Alpha !

Robert Yessouroun
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💬Commentaires

1.Posté par Éric MARIE le 22/12/2024 10:19 | Alerter
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ATRAVERSLESPACE
Dehors il pleut, la température est basse et entre mon deuxième et troisième café, je viens de boire les mots de Robert Yessouroun. Que puis-je dire, c’est : qu’est-ce que ça fait du bien, une étincelle de positif voguant dans un océan de déprime. Un joli conte, donc, où je n’ai retenu qu’un mot : AMOUR. On en redemande, merci Robert.

2.Posté par Michel MAILLOT le 22/12/2024 12:23 | Alerter
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mmaillot
Chez Robert, on aime particulièrement cet univers foutraque et les personnages qui l'habitent. Certes, les humains de toutes sortes mais avant tout, ces synthétiques qui se débattent face aux contradictions incessantes chez les êtres de chair. Langage et comportement. Comment comprendre et intégrer ce fichu bazar ? Au final, on voit bien qu'ils s'en sortent plutôt bien et mieux que la plupart des bipèdes. Dans ce nouvel Opus, l'Amour a des ailes, insaisissable, c'est lui qui nous saisit, il s'envole et nous avec. Merci Robert.

3.Posté par Southeast JONES le 22/12/2024 23:00 | Alerter
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southeast
Sous le charme, merci pour cette friandise Robert.

4.Posté par Jean Christophe GAPDY le 23/12/2024 06:07 | Alerter
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JCGapdy
Une fable avec un petit goût de « croquignole », un petit goût de gâteau sec au-dehors et tendre, moelleux à souhait en son cœur. Un petit goût de « reviens-y ». Découvrir des libellules-robots capables d’échanger, d’écouter et de se questionner sur ces seuls mots que sont « amour » et « aimer » nous offre un peu d’émerveillement, d’étonnement et de sourire. Par contre, savoir que le sanskrit dispose de 96 mots pour ce sentiment et cet acte me fait imaginer l’imposante étude qui aurait plongé dans de drôles d'abîmes ces petits Noux. Cela n’a sans doute aucun rapport, mais leur nom me fait songer au groupe NouX et à leur titre « On decouvrait l’amor » (sic) dans l’album « Sombres illuminés »)
J’avoue qu’un peu de joie, de gaieté et d’optimisme sont bien venus en cette fin d’année ; même Rutor, ce vilain butor, prête à sourire.
Un grand merci, Robert, surtout pour cette merveilleuse idée de robots odonates et non humanoïdes.

5.Posté par Koyolite TSEILA le 23/12/2024 11:45 | Alerter
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KoyoliteTseila
Oh ! J'adore ces petits Noux ! Des libellules artificielles et intelligentes (des libellulia ?), qui survolent un marché aux puces en quête de comprendre ce que "aimer" signifie ? Que c'est original ! Et quelle belle ambiance dans ce marché, on s'y croirait. Merci Robert pour cette pause de lecture qui réchauffe le coeur et remonte le moral.

6.Posté par Robert YESSOUROUN le 24/12/2024 16:31 | Alerter
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Yessouroun
Merci pour vos précieux, chaleureux retours! Que l'allégresse des fêtes vous emporte vers une belle dérive!

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