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Textes d'Eric Marie

        




Le chien qui voulait gober les nuages | Eric Marie | 2025

Par | 19/01/2025 | Lu 453 fois


Voici "Le chien qui voulait gober les nuages", la suite et la fin des aventures de Tobby, celui qui rêvait de pêche à la ligne... Bonne lecture !



Le chien qui voulait gober les nuages @ 2025 Eric Marie
Le chien qui voulait gober les nuages @ 2025 Eric Marie

Le chien qui voulait gober les nuages

— Tobby, Tobby, tu viens ? il est l’heure de rentrer. Allez debout ! … tu deviens sourd mon pauvre pépère.
 
Tobby avait parfaitement entendu, il voulait seulement profiter encore quelques instants de la douce chaleur du ponton. Les planches semblaient avoir emmagasiné toute l’énergie de ce pâle soleil d’automne et son dos en avait grandement besoin. Traînant la patte vers ses quinze ans, sa carcasse de vieille bête l’incommodait plus qu’elle ne le faisait souffrir. Il y avait des matins où … Tobby savait que ses jours étaient comptés. Tous les chiens devinent cela, ils le ressentent au plus profond de leur être et humblement, ils l’acceptent. Pas de peur ou de tristesse inopportune, seuls les humains pétris de suffisance refusent le grand départ. Et puis, il avait si bien vécu durant ces huit dernières années. Une vie de chien ; quelle expression imbécile ; une belle vie, faite d’amour, de partage, de bienveillance et de fidélité. Donner sans en attendre rien et il avait tant reçu.
Bien sûr avant cela, il y avait eu le triste épisode de son odieux maître, alcoolique et violent qui, dans ses accès de rage, aimait à tabasser toute la famille. Sans oublier le chien évidemment qui ne comprenait guère. Cette époque était défunte depuis fort longtemps, Tobby s’était chargé du malotru. Quel terrible accident. Enfin, pas exactement, mais une chose s’avérait correcte, le bibendum malfaisant avait coulé à pic au fond du petit étang. Les causes aujourd’hui n’avaient plus la moindre importance. Tobby en conservait une grande satisfaction, il ne supportait plus alors, les pleurs de sa petite Maîtresse lorsqu’elle se réfugiait dans sa chambre, des marques de doigts sur ses joues rouges. Une période trouble, la pauvre Lucie n’avait que neuf ans.
Et aujourd’hui, la splendide jeune femme qui appelait son chien, grand amateur de pêche à la ligne, c’était elle. Du haut de ses dix-sept ans, elle contemplait le monde presque avec arrogance, une force et une confiance en soi qu’elle cultivait depuis la mort de son triste père. Malgré les tourments passés, Lucie était devenue une bonne personne. À n’en pas douter, son chien, bâtard ordinaire et éternel rêveur, l’avait beaucoup aidé, ne négligeant rien pour la rendre heureuse. Mais ne ressassons point le passé, par essence, il est révolu.
Tobby se releva, sans grande conviction tenta de s’ébrouer et partit en trottinant rejoindre sa maîtresse.
— Eh bien ! c’est pas trop tôt, lança Lucie avec un grand sourire. T’inquiète, demain c’est jeudi, il y aura sûrement Darius.
La bête remua vivement la queue, le Darius en question était son rejeton, sa progéniture et malgré ses six ans, toujours son bébé.
 
*****

Le lendemain, prévisiblement, Darius pointait fièrement son museau au bord de l’eau. Contrairement à Tobby, la pêche l’indifférait au plus haut point, il préférait courir sur le sable, au ras des vaguelettes pour essayer de prendre dans sa gueule, les nuages qui s’y reflétaient. Une bien curieuse activité me direz-vous, mais qui à y bien réfléchir, en vaut une autre. Tobby lança un étrange jappement, sans équivoque, Darius le reconnut et il stoppa net son gambadage. En quelques foulées énergiques, il sautillait déjà autour de son pater en lui léchant la truffe. Les effusions terminées, père et fils reprirent leur activité respective, l’un avachi sur le ponton, l’autre s’évertuant à gober les nuages. En observant ce grand cabot plein d’énergie qui s’élançait vers l’écume, Tobby restait songeur. La génétique est vraiment facétieuse. Comment une mignonne Jack Russel et un Fox terrier croisé et recroisé avaient pu engendrer une sorte de Whippet, un bestiau équipé avec ses longues pattes, pour la chasse et la course. Stupéfiant. Mais outre les divergences physiques indéniables, il existait bien un point commun entre les trois canidés que l’on ne pouvait négliger : ils détestaient la chasse, ils l’avaient même en horreur.
 
*****

— Darius, aide-moi ! …. Allez ! approche … attrape, attrape le fusil et tire-moi … Vite, bouge putain de clébard, je vais pas tenir très longtemps … Viens, viens, bon chien, allez choppe la sangle … mais qu’est-ce que tu fous ? pourquoi tu recules, bâtard de mes deux, bon à rien … Allez, approche …
Darius allait réfléchir, en l’instant présent, peu sensible à l’équilibre précaire de son maître, il pensait à Lila, sa mère. S’il en avait été capable, il aurait certainement souri.

*****

Lila avait aperçu Tobby un jour près de l’étang. Elle était fort jeune, insouciante et heureuse de vivre. Le vent dans les poils, elle avait vite attiré le regard du mâle pourtant obnubilé par les pêcheurs. De leurs courses-poursuites sur le sable naquit une idylle qui ne se démentit point. Le soleil est retors lorsqu’il s’ingénie à faire briller la robe blanc et feu des jeunes demoiselles. Ce qui devait arriver, arriva, la nature est ainsi faite, soixante-huit jours plus tard naissait ce grand pataud de Darius.
 
*****

—  Allez Darius, regarde-moi ! Attrape la sangle …
Au secours, y’a quelqu’un… À l’aide, je vais tomber… Darius, viens… Aaaaaah putain, comment t’as fait pour me taper dans les jambes, t’es aussi con que ta mère …
 
*****

Eh bien soit, parlons-en de Lila. Abandonnée à la naissance, elle passe les trois premiers mois de sa vie dans un refuge, incarcérée, en prison, engrillagée dans un box. Heureux hasard, nous sommes en été, elle ne connaîtra pas les morsures du froid. Courte peine, tout juste sevrée, un homme cigare au bec s’intéresse à elle. L’espoir luit dans les yeux du chiot, mais il sera bref, le bougre a une idée en tête.
« Je vous débarrasse de celle-là, je vais bien m’en occuper, vous pouvez me croire, c’est pour la chasse », grogne le rougeaud entre deux expectorations. Hormis la toux, ce n’est pas un bon présage.
Pendant les quelques mois qui suivent, il lui inculque les rudiments de la chasse. Les coups de feu la terrorisent, la vue du sang lui soulève le cœur, la mort qu’elle perçoit la tétanise. Son maître n’est pas satisfait et il lui exprime sa reconnaissance par quelques coups de pied bien placés. La gabegie dure près de deux ans. Son seul et immense bonheur, elle a croisé le regard de Tobby, celui dont on dit qu’il s’est débarrassé de son maître. Quelques mois après la naissance de Darius, la petite chienne ne revient pas de la chasse. Entre deux bouffées de son immonde cigare, l’homme affirme tout sourire que Lila s’est perdue, elle doit errer dans les collines et qu’elle rentrera un jour ou l’autre. Tobby est dévasté, sa peine est immense. Il cherche sa compagne durant deux jours et deux nuits… en vain. Il ne croit pas un instant en l’explication fournie par l’homme. La petite chienne possède une truffe incomparable et un sens aigu de l’orientation. Qu’elle puisse se perdre est une idée absurde. Il sait depuis longtemps, que les humains sont capables d’horribles mensonges. Il n’accorde aucune confiance en cet homme et à sa pétoire, engin de mort. Mais il y a Darius et il doit s’occuper de sa progéniture. Le jeunot est insouciant, il remplace sa mère à la chasse et avec ses longues pattes, il s’avère performant.
« Au moins, ça lui évite les coups de pied », pense Tobby.
Il verrait plus tard, il allait prendre le temps de la réflexion et la vie reprit son cours.
 
*****

— Darius, Daaaaarius, bon chien, attrape… attrape la sangle, j’en peux plus …. Aaaaaaaaaaa.
 
Bon, force est de constater qu’à ce jour, peu nombreux sont les objets qui remontent lorsqu’on les lâche. L’homme et son fusil ne firent pas exception et ils chutèrent d’une bonne trentaine de mètres. La rencontre entre la roche et le crane fut abrupte. Une sorte de craquement d’os qui ravit Darius, témoin de la scène. Tout s’était passé comme l’avait prévu Tobby. « Trop fort ce pépère », pensa Darius avant de quitter les lieux en gambadant, comme il savait si bien le faire. Les chiens sont viscéralement attachés à leur maître. Soit ! mais Darius, lui, aimait sa maîtresse par conséquent, il ne fut pas chagriné outre-mesure. Il avait des nuages à capturer, une tâche cosmique.
 
*****

Tobby se sentait fatigué. Il ne quittait plus guère son panier ou le coin du canapé depuis toujours réservé. Il était las, il allait partir bientôt, de l’autre côté, rejoindre Lila et avec le sentiment du devoir accompli. L’homme au fusil avait trépassé, Darius n’avait plus rien à craindre. Son plan pour éliminer le nuisible, il l’avait concocté durant des jours, des semaines. Mais une idée aussi belle soit-elle, c’est souvent la mise en œuvre qui pose problème. Le plus laborieux fut de convaincre Darius. Il fallut le désendoctriner, le forcer à écouter, le faire travailler à la répétition de certains gestes. Il rechignait. Enfin, vous connaissez les jeunes, Darius estimait plus divertissant de gober les nuages. Néanmoins, lorsque la période de chasse arriva, Darius était fin prêt.
— Si je le fais, tu me lâches les babines ? avait-il demandé.
Le marché fut conclu par un coup de langue.
Le jour fortuit ne se fit pas languir. Par un petit matin d’automne où le soleil semble renâcler à poindre, l’homme et son chien partirent pour le vallon des aulnes. Un coin à perdrix, l’endroit même où Lila avait mystérieusement disparu. Une bonne heure de marche à crapahuter entre les arbousiers, la bruyère, la ciste et les immortelles. Darius avait le plan bien en tête, il lui tardait d’en finir. Tout en trottinant, il pensait à sa mère. Malgré le thym et le romarin, le décor empestait la sueur rance et le cigare bon marché. La truffe offensée, il se secoua, l’escarpement des clapas se profilait à l’horizon. Les clapas, un sentier étroit et escarpé, long d’une cinquantaine de mètres à peine, qui longeait une vilaine falaise, sorte d’à-pic se terminant sur une rivière d’éboulis. À l’entrée de la sente, le souffle court, l’homme croisé bovidé décida de faire une pause afin de tousser et cracher avec éloquence. C’était le moment. Darius se remémora toutes les recommandations de Tobby et sans hésitation fonça sur l’homme les deux pattes en avant. Le balourd fut déstabilisé, il perdit un semblant d’équilibre et glissa sur le côté. Malheureusement pour Darius, l’homme se rattrapa à la maigre branche d’un figuier équilibriste qui nichait sur la paroi. N’ayant pas envisagé ce cas de figure, Darius ne savait qu’en penser. Il s’assit pour réfléchir, ce qui, il faut l’avouer, n’était pas son point fort. Quant au cuistre, les jambes pendantes, appréhendant le vide, il comprit d’emblée qu’il se trouvait dans une position fort délicate, éphémère s’il en est. Il tenta de parlementer avec Darius et nous connaissons la suite. Une tentative d’amadouement, quelques invectives et puis… Crack.
 
In nomine patris et filii et spiritus canis…
 
*****
 
Tobby nous a quitté, il y a quelques jours. Les pêcheurs à la ligne sont moroses, ils ont perdu un admirateur fidèle. Il reste bien Darius, comment ne pas le remarquer avec ses grandes guibolles ? Mais, lui c’est autre chose, c’est un poète, un doux rêveur qui préfère courir après les nuages.



Éric Marie
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 19/01/2025 12:08 | Alerter
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KoyoliteTseila
La maltraitance animale m'arrache le coeur et les viscères, tant elle me révolte profondément. Ce texte, que tu as écrit avec beaucoup de coeur Eric, m’a touché. Tobby est parti, et je me souviendrai de lui comme celui qui rêvait de pêche à la ligne et qui a rendu un juste retour de manivelle à qui de droit ! Intelligent et brave, il a également - indirectement - sauvé Darius et vengé Lila pour lui rendre justice. Brave Tobby, il va me manquer ! Je me console à l'idée qu’il a connu un peu de bonheur et une fin de vie paisible 🙏 Merci pour ce texte !

2.Posté par Michel MAILLOT le 19/01/2025 12:43 | Alerter
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mmaillot
Tobby, puis maintenant Darius. Avec Éric, c’est pas demain les chiens, c’est aujourd’hui ! Il ne fait pas bon être chasseur, surtout quand on exerce, de plus, sa cruauté au delà de la faune sauvage. Et là, c’est à son tour de connaitre le destin funeste, qu’il a bien cherché, on doit le reconnaitre. Moi, je l’avoue, le chasseur que j’aime, c’est celui de Michel Delpech qui préfère, plutôt que les canarder, regarder passer les oies sauvages s’en allant vers le Midi, la méditerranée. Comme Éric, et Pierre en son temps, on trouve plus d’humanité dans l’œil d’un canidé que dans celui de certains bipèdes. Il n’a pas tort, voire même franchement raison. Au delà de l’histoire, saluons la manière qui, on le sait, accompagne l’art dans nos balades livresques. Merci Éric !

3.Posté par Jean Christophe GAPDY le 20/01/2025 13:40 | Alerter
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JCGapdy
Mêmes réactions que la Capitaine. La maltraitance de n'importe quel être vivant m'étant insupportable, cette "douce" fin de Tobby lui a offert un peu de réconfort pour clore son histoire.

4.Posté par Robert YESSOUROUN le 21/01/2025 08:42 | Alerter
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Yessouroun
Un conte canin dans lequel les victimes se font justice. On n'est jamais si bien servi que par soi-même, dit-on. Les chiens y semblent inoffensifs vis-à-vis de la gente animale, mais éliminent sans vergogne les alcooliques brutaux et les chasseurs sanguinaires. Et ce Tobby qui aime gober les nuages. Ah, la Nature...

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