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Le Voyageur imprudent | René Barjavel | 1944


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 03/05/2022 | Lu 542 fois





Illustration et quatrième de couverture

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Mon premier voyage après l'accident me ramena au lieu même où il s'était produit. Sous la coupole, dans la lumière des champignons, les débris de mon maître mettaient leurs taches sombres sur l'or roux de la chevelure de la tête coupée. L'expression de celle-ci n'avait pas changé. Les yeux clos, les lèvres enfin calmées esquissaient un sourire de paix totale...

Fiche de lecture

« Il faisait un froid de guerre ».

C’est par ces mots que s’ouvre Le voyageur imprudent, paru un an après Ravage, en 1944. C’est le deuxième des « romans extraordinaires » (le terme de science-fiction est à l’époque exclusivement réservé à une obscure fantaisie éditoriale américaine) de René Barjavel et il ambitionne de renouveler le thème du voyage temporel.

L’histoire débute avec les difficultés du caporal d’échelon Pierre Saint-Menoux à faire avancer « la roulante », antique cuirassé préposé au ravitaillement des troupes, en plein mouvement militaire français de la Seconde Guerre Mondiale. À l’étape suivante, il rencontre fortuitement son idole. Car dans le civil, Saint-Menoux est prof de maths, admirateur de Noël Essaillon, célèbre physicien-chimiste et créateur de la noëlite. Cette substance, version française de la cavorite de Wells, permet de voyager dans le temps. Le professeur Essaillon en développe trois versions, permettant de voyager dans son existence, de se transporter dans l’avenir, et d’éterniser le présent.

Très vite, Saint-Menoux accepte de devenir l’assistant d’Essaillon, et bénéficie de la noëlite pour passer les années de guerre en un clin d’œil. Il garde le souvenir des mois et des années passées, mais sans en avoir subi le laborieux enchaînement.

Le voilà donc à Paris, faisant le trajet quotidien de sa chambre de bonne à l’appartement d’Essaillon et de sa fille Annette. Cette dernière s’occupe de son père impotent et le seconde dans tous ses travaux. En deux ans, le professeur a perfectionné sa noëlite et a conçu un scaphandre temporel, enduit de peinture à base de noëlite 3.

Les premiers essais de Saint-Menoux le confrontent à son moi de futur proche, puis à un monde plus vieux d’un millénaire, sur une Terre ravagée. L’adjectif est de circonstance, puisque Saint-Menoux se retrouve en 2052, alors que l’électricité a disparu, c’est-à-dire en plein dans le récit de Ravage. Voilà déjà un premier exploit de notre personnage qui voyage dans le futur de sa narration et dans le passé de son narrateur.

Enhardis, Saint-Menoux et Essaillon appuient sur le champignon et se propulsent en l’an 100 000, sur une Terre où les hommes sont hyper spécialisés : hommes-ventres, hommes-nez, hommes-pelles, et des cerveaux en culture, le « bren-treust ».

L’imprudence évoquée dans le titre ne tarde pas à se manifester, aux dépens d’Essaillon d’abord, qu’on retrouve pareil à un zombi, puis pour Saint-Menoux, qui inaugure le paradoxe du grand-père en littérature.

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Je n’ai pas lu Ravage, c’est donc mon premier contact avec Barjavel. Dès le livre refermé, j’ai eu très vite envie de dire que c’est une histoire d’amour, ce que mon résumé ne dit pas. J’y retrouve des souvenirs de La lumière qui s’éteint, de Kipling, qui se déroule aussi dans un contexte de guerre  (une autre). Sans rien connaître de lui, je trouve au premier abord que cette guerre lui fait horreur, et je découvre que le récit date de 1944, et que quatre ans auparavant, le jeune René s’est retrouvé caporal-chef en charge du ravitaillement. L’auteur voyage donc ainsi dans son passé proche.

J’apprends aussi que Barjavel dut faire face après guerre au Comité National des Écrivains (dont faisait partie mon auguste aïeul, Jean Blanzat) et qu’il fut accusé de collaborationnisme. Aïe. Le livre est dédié à Robert Denoël, collabo notoire. Aïe. Barjavel est finalement blanchi, ouf.

J’ai été très surpris par les descriptions du Me siècle. Ce sont des visions à la Bosch dessinées par Tison et Taylor : Barjavel étire l’idée de division du travail, d’abord social puis technique à un extrême que serait une division organique des fonctions vitales. Les hommes ouvriers qui terrassent les souterrains dantesques de cette Terre future, avec leurs mains comme des pelles, dans un monde trop lisse, je n’ai pas pu faire autrement que penser aux Barbapapas…

Quant au bren-treust, j’y vois une théorie Gaïa avant la lettre, avec une charge acide de l’auteur : « l’évolution qui a transformé l’humanité au cours de ces cent mille années a pratiquement commencé en 1940. Elle s’est poursuivie, inéluctable, à travers toutes les catastrophes. Le bren-treust a continué l’œuvre des Comités d’organisation ».

On a beaucoup comparé Ravage et Le voyageur imprudent aux œuvres de Wells, mais Barjavel s’est vite affranchi du modèle pour explorer à fond le thème du voyage temporel, par l’application méthodique du what if jusque dans les tâches ménagères (Essaillon va récupérer sa vieille gouvernante décédée pour continuer de bosser dans son présent, il applique de la noëlite 3 pour figer les aliments et les conserver plus longtemps…). Il n’oublie pas l’humour avec l’emballement du Diable Vert, et j’étais heureux de siffler avec lui L’abricot de la cantinière. Saint-Menoux ferait également un bon héros de comics, avec son scaphandre qui ressemble pas mal à un costume de super-héros, les fameuses péripéties du Diable Vert reprises dans les ouvrages populaires, et le côté cartoon de l’an 100 000.

Avant le post-scriptum qui explicite le paradoxe du grand-père, Barjavel nous livre à travers Saint-Menoux une réflexion moderne mais hésitante. Il aurait pu vouloir tuer Hitler, mais il remonte à l’époque de Wells et s’en prend au petit Corse : « Si, Bonaparte tué, un autre empereur des Français surgit de l’armée ou du peuple et livre les mêmes guerres, ce sera la preuve que les hommes ne sont point libres, mais qu’une fatalité effrayante les conduit sur une route de sang tracée de toute éternité, et qu’il est vain de tenter de les en détourner. Le sage, alors, s’écartera de la vie active, laissera les ignorants s’agiter, savourera dans un lieu écarté les petites joies quotidiennes. »

L’histoire ne répond pas à la question mais en pose une autre, vertigineuse, quand Saint-Menoux tue son ancêtre. Comment peut-il le tuer et exister ? Exister et le tuer ? S’il existe, il ne peut pas le tuer, s’il le tue, il ne peut pas exister. Soit il est, soit il n’est pas. Kierkegaard aurait posé les choses ainsi. Eh bien non, nous dit Barjavel : to be and not to be, comme disent les Danois. Nous aboutissons à un vertige existentiel, tel Hamlet dialoguant avec le fantôme de son père, Saint-Menoux vaguant avec celui d’Essaillon, une situation hors du temps, celle du voyageur imprudent, en équilibre entre l’être et le non-être, une ligne de crête propre à cette époque, philosophiquement empreinte d’existentialisme, et scientifiquement découvrant la physique de l’atome : « ces particules improbables tournant autour du néant qui constituent le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre œil qui le regarde et votre cerveau qui s’inquiète… »

Angoisse d’un temps pas si lointain.

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En préparant cet article, j’ai découvert une adaptation de Pierre Tchernia pour la télévision, en 1982. Il avait adapté auparavant le Passe-muraille de Marcel Aymé, un héros qu’on pourrait imaginer en team-up avec le Diable Vert. 

En complément de cet article, voici ma présentation de ce téléfilm : Le Voyageur imprudent ou L'Habit vert (1982).

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On en parle ailleurs
👉 RENÉ BARJAVEL - LE VOYAGEUR IMPRUDENT (1943) - Chroniques Terriennes - Le blog qui a soif de curiosité

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