Fables du Futur de Robert Yessouroun

Echec à la poisse ? | Robert Yessouroun | 2022


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 21/12/2022 | Lu 232 fois





Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Echec à la poisse ?, une fable du futur de Robert Yessouroun
À JC Gapdy
 
De mini-chiffres lumineux se succèdent furtivement sur les pupilles de l’étranger debout, vêtu d’un manteau de pluie.

‑ Excusez-moi, monsieur Thomas, je suis en retard. Je débute. C’est ma première intervention.

Assis sur la banquette murale du restaurant, l’homme partage l’air ahuri de sa compagne assise en face de lui.

‑ Heu… Intervention ?... Nous nous connaissons ?

‑ Non. Je m’appelle Phil.

Un malaise semble gagner la femme.

‑ Et… hem… nous avons rendez-vous, Phil ? soupire Thomas, d’un air pincé.

Le serveur à la moustache noire apporte l’une des spécialités du Belgica, dont l’enseigne donne sur le Quai des pêcheurs, à Ostende.

‑ Voici vos tomates crevettes, m’sieur dame. Mayonnaise maison. Vous m’en direz des nouvelles !

‑ Justement, non ! crie Phil en levant les deux bras. N’y touchez pas ! Les vôtres sont avariées, monsieur Thomas.

Le moustachu hausse les épaules. Encore l’un des délégués sauvages de l’association de défense des consommateurs, suppose-t-il. Ils ne reculent plus devant rien, ceux-là ! Le serveur ne daigne pas répondre et s’éclipse vers les cuisines.

Les poings contre les hanches, silencieuse, la compagne défie l’intrus. Décidément, elle n’aime pas les yeux trop artificiels de ce type.

‑ Oui, je suis en retard. Un mauvais temps. Pardon. J’aurai dû vous dissuader plus tôt, au moment de commander cette entrée.

Elle et lui commencent à se lasser de l’insistance de cet importun. Thomas s’efforce de demeurer courtois :

‑ Bon. Écoutez… Phil. Vous êtes gentil, mais Sophie et moi fêtons cinq années d’existence commune.

‑ Si vous mangez ces crevettes, monsieur Thomas, votre existence commune ne sera plus qu’un souvenir.

‑ Mais enfin…, tente de protester le gourmet, le nez au-dessus de son assiette.

‑ Les urgences qui vous recevront en civière seront débordées par un accident de car.

‑ Vous n’êtes vraiment pas drôle, s’offusque Sophie.

‑ Vous ne voulez quand même pas qu’il arrive du mal à votre compagnon, madame ?

‑ Je…

Elle baisse la tête, sans voix. Phil sourit, sort de son imper une tablette.

‑ Puisque vous ne croyez que ce que vous voyez…

L’écran montre une scène où un homme gémissant est emmené devant un chirurgien épuisé. Un assistant badigeonne le flanc droit du patient, tandis qu’un collègue lui applique un masque.

« Allez, en voiture, la péritonite ! »

‑ Ce toubib va… vous compliquer la vie, affirme Phil.

‑ Joli montage, commente la femme qui esquisse un sourire feint.

Troublé malgré ses réticences, Thomas fait revenir la séquence au début pour zoomer sur le visage encore nu du patient. Et là, c’est la stupeur.

‑ Inouï ! Inouï, comme ce gars me ressemble !

Il lève son regard vers les yeux effervescents de l’inconnu.

‑ D’où diable tenez-vous ces images ?

‑ De la nuit prochaine.

‑ Ben, voyons, chéri, monsieur rétropédale dans le temps, ironise Sophie.

Impatient d’en finir, Phil se penche vers l’oreille de monsieur Thomas :

‑ Croyez-moi. Je remédie aux dommages du produit « Hasard fois Destin ». À votre service, je suis un androïde du 22ème siècle. Mon rôle : prescrire des antidotes contre les coïncidences périlleuses des guignards qui remportent la loterie de la malchance. Et vous, vous avez tiré le gros lot. Laissez-moi vous sortir de ce méchant pas. Vous êtes mon premier protégé.

‑ C’est quoi, ces messes basses ? s’agace la femme.

‑ Ne t’en fais pas. Je n’ai rien compris, mais…

En approche, le serveur moustachu remarque que le couple n’a toujours pas entamé les crevettes de la maison.

‑ Un p’tit souci, m’sieur, dame ?

Thomas dévisage sa compagne avec une moue désolée.

‑ Chérie, je… je préfère ne pas prendre de risque.

‑ Ah, le risque ! s’amuse le garçon. Très bien, très bien. Vous allez faire le bonheur de mes deux clients là-bas, vers la fenêtre.

‑ Chéri, je ne veux pas te contrarier, mais… ne cèdes-tu pas un peu facilement ?

‑ Que dirais-tu d’un velouté aux petits pois ?

Sur ces mots, du bas vers le haut, Phil se désagrège.

Peut-être le futur ne donne-t-il plus aucun motif à sa présence ?

Soudain, contre toute attente, les lumières de la salle roussissent. Depuis le Quai des pêcheurs, un mystérieux ressac gronde, de plus en plus assourdissant. Bientôt, d’une singulière transparence, la mer du Nord se soulève, déferle à outrance, frappe, inexorable, la vitrine du restaurant. La vaste paroi de verre explose, laissant une myriade de tessons se propager dans les airs, ralentissant tous jusqu’à leur halte étrange : les débris suspendus sous le plafond.

L’homme assis sur la banquette murale se fige, la fourchette à la main, la femme à sa table s’immobilise en s’essuyant les lèvres. En arrêt, clients et serveur moustachu paraissent pétrifiés, comme saisis dans une photo en relief.

Enfin, chaque fragment cristallin recule vers l’impact initial, si bien que, peu à peu, la vitrine du restaurant se reconstitue, morceau par morceau, tel un puzzle en mouvement.

Au Belgica, sans l’ombre d’un doute, la vie se ranime comme si de rien n’était.

Thomas sourit à Sophie.

‑ Une merveille, ces tomates aux crevettes !

Sa compagne l’approuve, la bouche pleine.

Tout à coup, la porte claque contre le mur. Surgit un personnage pressé, en manteau de pluie. L’intrus fonce vers le couple.

‑ Excusez-mon retard, monsieur Thomas. (Il lui saisit le bras, sans ménagement.) Vite, vite, levez-vous ! Je vous emmène d’urgence chez l’infectiologue.

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