Illustration : Horloge analogique en laiton et argent © Wallpaper Flare – libre d’utilisation, domaine public | Source : wallpaperflare.com
Un temps pour tout
23 octobre 1906, 10h30
La porte s’ouvrit en deux temps. Elle résista mollement en frottant du bas sur le carrelage avant de céder. Pour célébrer sa victoire, la clochette fixée en haut, tintinnabula sa complicité. Mais il était nécessaire de patienter un peu pour que la vision s’accommode à la pénombre régnant dans le magasin. Il faut dire que s’étalaient partout, un sacré fouillis de pendules, de montres de tous âges, qui marinaient sur les étagères en bois. Elles dessinaient, disposées en parallèle ou en perpendiculaire, un parcours tortueux faisant écho aux mécanismes complexes qui composaient le corps des habitants lézardant sur leurs planches. Il y avait aussi contre le mur, l’air renfrogné d’y avoir été remisée, une grande horloge à l’ancienne qui jouait gravement du balancier pour se distinguer des tictacs agaçants de ses congénères. La robe qui s’avança gracieusement dans un bruit incongru de frou-frou sembla attirer les regards circulaires de tous les cadrans sur son passage. Elle stoppa devant le comptoir où un fatras d’outils de toutes tailles, des vis, des ressorts, des engrenages, se disputait la scène éclairée par une lampe dont l’œil promenait sa curiosité sur ce petit monde foutraque. Derrière, assis sur son tabouret qu’il balançait dangereusement à la limite de la rupture du centre de gravité de la construction, un jeune homme concentré s’affairait. Il n’avait même pas entendu la sonnette. Quand il vit dans son champ de vision apparaître une main fine à peine masquée par la mitaine en résille, il sursauta. Le tabouret lança un cri d’effroi de ses pieds qui dérapèrent sur le sol ; la loupe monoculaire, jusque-là protégée, tomba de là où elle était coincée, rebondissant sur le bois qui couina sa désapprobation. Enfin éveillés au monde extérieur, les yeux du jeune homme croisèrent le regard noisette de la visiteuse. Captés, captivés, subjugués, ils firent le tour du visage pour contempler jusqu’au chapeau qui parachevait l’admirable. La plume discrète rejetée vers l’arrière donnait la touche finale au charme qui se dégageait sans modération, mais sans désir ostentatoire de séduire. Ils n’osèrent pas trop s’attarder sur la robe sage et serrée qui suggérait avec retenue la silhouette avant de revenir, un peu honteux de l’observation, se fixer sur ceux de la jeune femme. Le regard amusé de celle qui n’avait rien manqué de l’examen où, semble-t-il, elle avait été reçue haut les yeux, le fit rougir jusqu’à la racine des cheveux. En retour, elle ne se gêna pas pour scruter le visage juvénile tout en longueur de l’horloger. Des yeux qui tiraient sur le bleu clair, une fine moustache dont la discrétion accompagnait la blondeur pileuse des favoris de taille raisonnable, encadrant le tableau. La chevelure au ton paille parachevait le décor dans un désordre plus dû à l’oubli du peigne qu’à la rébellion capillaire. Malgré un certain laisser-aller, le résultat ne manquait pas de charme, même si intégralement involontaire.
Les salutations embarrassées prirent la suite du langage des regards pour se présenter comme il se doit. Suzanne Pairault, la jeune femme, demandait de réparer ou du moins comprendre pourquoi le mécanisme de sa montre était devenu muet. Elle retira une de ses mitaines, la posa sur le comptoir pour tendre l’objet qu’elle sortit de son sac à Arthur Ruellan, le jeune homme, horloger de son métier, qui lui faisait face.
C’était en apparence une montre à gousset dont la taille se révélait plus grande qu’à l’habitude. Qualité et finition incroyables, ciselures précises et délicatesse étaient de mise. De nombreux boutons, interrogeant leur utilité, ornaient curieusement sa périphérie. Sur le cadran, de multiples figures et des chiffres incompréhensibles. Plusieurs cercles qui se joignaient du centre vers l’extérieur semblaient indépendants les uns des autres.
— Qu’est-ce donc que cette montre bizarre ? Je n’en ai jamais vu de pareille, et que donne-t-elle ? L’heure ? Je ne distingue pas, dans ce cadran, les chiffres habituels. Et d’ailleurs, il y en a plusieurs des cadrans. Vous pouvez m’en dire plus ? questionna le jeune homme.
Suzanne prit un air embarrassé et écarta les mains en signe d’ignorance.
— À vrai dire, c’est un cadeau de famille. C’est un peu compliqué ; une invention de mon père. Normalement, le mécanisme est toujours en action. Il doit y avoir quelque chose qui a sauté à l’intérieur ; elle s’est arrêtée d’un seul coup.
Arthur fixa un instant la visiteuse, la mine dubitative, avant de reprendre.
— Tous ces boutons semblent fonctionner ; je ne sais lequel est le remontoir, mais si vous me dites qu’elle s’est bloquée subitement… Sans doute devriez-vous vous adresser au constructeur ; je ne voudrais pas endommager ce qui vous appartient.
— Oui, je comprends, mais je suis bien loin de pouvoir leur demander ; la distance d’où je viens m’en empêche. On m’a chaudement recommandé cette adresse, vos connaissances dans le domaine des montres et des dispositifs complexes… Alors, je ne sais plus à qui je pourrais faire appel, à part vous.
L’air contrit de la jeune femme ne pouvait que l’obliger, si c’était nécessaire, à lui venir en aide. Bien embarrassé par cette rencontre, qui semblait avoir mis en marche de curieux mouvements dans son mécanisme interne, il ne voulait pas risquer de la décevoir.
— Bien, bien, non, je vais regarder. Si je peux, croyez-moi, je m’en charge ; je vais faire mon maximum.
Arthur retourna la montre et, de l’index, accomplit le tour du dos pour trouver l’encoche permettant de l’ouvrir. Un éclair dans l’œil marqua le succès de sa recherche. La main droite, ses doigts, virevoltèrent comme animés d’une vie propre tant ils couraient, sautaient par-dessus les objets qui semblaient s’écarter d’eux-mêmes. Il y avait risque de collision, mais, au dernier moment, ils épargnaient la pièce qui avait fermé les yeux de crainte du choc imparable. Sous le regard attentif de la jeune femme, il se saisit d’un petit tournevis, à l’aide duquel il entama la lutte. Le dos de la montre résista, puis céda à la pression douce, mais ferme, de l’outil. Elle s’ouvrit et le capot sortit de son emplacement. Délicatement, il le posa de côté et, tout aussi précautionneusement, plaça l’objet à l’envers au centre du halo de la lampe. Il remit sa loupe à l’œil droit puis, avec la grimace caractéristique de l’horloger consciencieux et curieux, se pencha sur sa patiente. Suzanne, en face de lui, esquissa un petit sourire à la vue de l’expression du rictus comique. Suivit l’observation, l’étude méthodique du contenu, qui offrit à la vue un enchevêtrement de rouages minuscules emboîtés minutieusement. Le regard survola, caressa le mécanisme complexe, s’interrogea, tenta de comprendre. Il s’arrêta, acquiesça, puis repartit avant de se fixer enfin sur ce microscopique ressort timide qui paraissait orphelin d’un côté dans son logement.
À l’aide d’une petite pince à épiler, Arthur le saisit de sa cachette par l’extrémité distendue devenue libre de ses mouvements. Le jeune homme repéra le dispositif vertical à trou qui faisait face. Tordant le bout du minuscule ressort pour lui rendre un arc solide de fixation, il le glissa dans l’encoche qui semblait à la bonne distance. Un tressaillement, le petit monde parut s’éveiller et donner du cliquetis pour remercier son sauveur. Voilà ! Un coup de soufflet pour nettoyer, une légère goutte d’huile pour lubrifier. Il referma le clapet. Un peu de chiffon en tendresse pour montrer à quel point il prenait soin de sa patiente. La mimique de contentement de l’artisan aux lèvres, il tendit la montre toute pimpante à la main fine qu’il effleura de la sienne. Une décharge électrique. Un réflexe de recul de part et d’autre. La loupe oubliée en tomba à nouveau, tout aussi fâchée de ce mauvais traitement que la fois précédente. La jeune femme le fixa et un large sourire illumina son visage qui n’en devint que plus radieux, replongeant celui du garçon dans un océan de rougeur.
— Vous savez, je n’ai pas confiance dans les composants électroniques, rien ne vaut un bon vieux mécanisme qui a fait ses preuves et qui voudra bien, si on ne le bouscule pas trop, reprendre son activité sans rechigner.
Arthur la regarda, interrogatif.
— Composants électroniques ? Je ne connais pas. Une nouvelle technique dans le pays dont vous venez ? J’avoue ignorer de quoi il s’agit, mais je serai curieux d’en apprendre plus.
Une petite moue ennuyée se dessina chez Suzanne.
— Ah ? Oui, pardon, c’est nouveau et ça ne va pas tarder, enfin pas tout de suite. Où ai-je la tête, je mélange un peu, l’émotion, vous comprenez ?
Il ne put que comprendre et acquiescer.
— L’émotion, oui, je connais, mais vous n’avez pas à vous excuser. C’est moi et ma curiosité.
Elle lui offrit à nouveau un de ces sourires à faire fondre la glace s’il y en avait eu dans la pièce.
— Je ne sais comment vous remercier et je tiens à vous féliciter. Votre réputation n’est en rien surfaite. Réparer un engin dont on ne maîtrise pas franchement le mécanisme. Quelle chance j’ai eu de faire votre rencontre.
Encore une fois, le rouge fut de rigueur, et il fallut quelques secondes pour calmer le bégaiement qui n’aurait pas manqué de surgir.
— Rien de très compliqué en réalité ; tout avait l’air en place et je ne me serais pas risqué à troubler une telle perfection. Il n’y avait donc que ce pauvre ressort qui semblait un peu triste d’avoir perdu son attache.
— Si vous me permettez, je voudrais voir à la lumière du jour si tout est en ordre. Je reviens de suite ; je tiens à vous régler ce qui est nécessaire pour ce travail vraiment parfait.
Arthur ne trouvait pas trop quoi dire ; il aurait souhaité que cette visite ne se terminât pas et se torturait l’esprit pour imaginer comment faire. Il n’avait pas vraiment l’habitude et ne savait pas comment s’y prendre.
— Oui, on verra ça, ce n’est franchement pas grand-chose. J’ai été ravi de faire connaissance avec… euh, votre mystérieuse montre, et… Euh oui, vous aussi, bien évidemment, et…
— Je sors juste une minute et je reviens ; je n’ai pas perdu de temps, bien au contraire, et nous continuerons cette conversation. Mais encore vraiment merci pour votre gentillesse.
Suzanne se dirigea vers la porte sous le regard de l’horloger. La sonnette se fit à nouveau entendre comme à regret cette fois-ci. Arthur, pour calmer son émotion, rangea machinalement ses outils tout surpris de tant d’attention par ce qu’il ne faisait pas d’habitude. Il y eut un flash de lumière dehors. Il se précipita, inquiet. Personne sur le trottoir. Plusieurs minutes passèrent ; le désarroi l’envahit. L’argent, il s’en moquait, il l’aurait réparée pour rien. Désespéré, il rentra dans la boutique, sinua entre les étagères qui compatissaient à sa mélancolie. Il restait sur le comptoir une mitaine oubliée dont il se saisit. Il la regarda avec intensité ; comme s’il souhaitait à partir d’elle, faire ressurgir sa propriétaire.
23 octobre 2026, 11h00
Un éclair dans la rue. Une porte poussée sans effort enclencha en retour un ding dong électrique. Dans le magasin aux néons exaltant la blancheur des murs, tout était bien rangé. Il y avait des vitrines qui vantaient en brillant de leurs feux des appareils de toutes sortes, des smartphones, des montres numériques. Un étalage de technologie moderne à faire pâlir d’envie les accros à la nouveauté.
Une jeune femme, étrangement habillée à la mode du début du siècle précédent, pénétra dans la boutique, l’air un peu perdu. Derrière le comptoir d’une immaculée blancheur, un adolescent qui jouait sur son mobile finit par lever les yeux à contrecœur. Il l’observa bizarrement avec un léger sourire moqueur.
— Vous vous rendez à un bal masqué ?
Elle le regarda sans relever la boutade.
— Où suis-je ? À quelle époque sommes-nous ?
— Vous êtes une marrante vous !
Il joua le jeu, des fois qu’il s’agisse d’une caméra cachée.
— Nous sommes en 2026 depuis quelques mois, vous avez perdu votre chemin pour votre bal ?
Elle eut l’air de se ressaisir, prit une profonde inspiration.
— Non, je crois que c’est du temps que j’ai perdu, ou du moins, je pense en avoir dépensé un peu trop. Peut-être pourriez-vous m’aider à le récupérer ?
Elle sortit sa montre en constatant au passage la disparition de sa mitaine.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? lâcha le garçon. Vous devriez le mettre dans un musée, Plus personne ne fabrique vraiment ce genre de bidule analogique. Vous devriez plutôt m’acheter un de ces magnifiques smartphones qui, en plus de donner l’heure, peuvent prendre des photos, filmer et oui, aussi téléphoner.
Elle grimaça son désaccord.
— Non merci, je connais cette sorte d’engins et leur suite, la mienne fait un peu plus que ça. Je préfère me reposer en confiance sur la mécanique, même si elle peut parfois révéler des défauts ennuyeux. Mais sans doute ne pouvez-vous pas me tirer d’embarras et régler mon problème.
Le visage de l’adolescent, un instant renfrogné, s’éclaira.
— Attendez, il y a bien derrière un vieux monsieur, Jean, qui pourrait vous aider. Il a travaillé ici toute sa vie. Cette boutique appartenait depuis des lustres à sa famille, les Ruellan. Il nous donne encore des coups de main pour des cas désespérés comme le vôtre. Je vais le chercher, ne bougez pas.
Le pas traînant, se déplaçant avec difficulté, un vieil homme fit son apparition. Il avait bien facilement dans les quatre-vingts ans. Tandis que le jeune garçon se replongeait dans son jeu, il leva les sourcils vers la nouvelle arrivante. Ses yeux s’écarquillèrent et sa bouche reproduisit le « O » d’étonnement silencieux d’usage.
— Ça alors, vous ressemblez curieusement à ma grand-mère. Sur une photo que j’ai toujours chez moi. Mon père m’a raconté l’histoire, celle de mes grands-parents. Ses absences régulières à elle, puis à eux, étrangement jeunes à leur retour. Puis, un jour, il s’est marié à son tour, je suis né, et tous deux ont disparu. Je devais avoir dans les cinq ans, j’en ai encore de vagues souvenirs, je crois même qu’ils ont laissé un mot bizarre que mon père n’a jamais voulu expliquer. Mais pardonnez-moi le discours d’un vieux fou dont vous n’avez que faire. Vous avez une très ancienne montre mécanique qui vous joue des tours. Montrez-la-moi, dit-il en tendant la main dans laquelle la visiteuse s’empressa de déposer l’objet. Quel étrange appareil !
Il opéra avec les mêmes gestes que le jeune homme jadis, inconscient à cette distance temporelle du déjà-vu qu’il provoquait, sous le regard attendri de la jeune femme. Son visage concentré, ses mains ridées survolèrent la curieuse montre qu’il ouvrit avec autant de dextérité que de respect.
— Là, dit-elle en pointant le petit ressort, je crois qu’il n’a pas été fixé sur la bonne encoche. Il devrait être sur ce cran-ci, plus bas je pense, si je ne me trompe pas, sinon je reviendrai un peu plus tôt pour voir ce qu’on peut faire.
— Un peu plus tôt ? s’étonna le vieil homme.
— Oui, pardon, je veux dire, je repasserai pour le modifier.
Le ressort positionné comme suggéré, un petit coup de poire pour la poussière pas franchement nécessaire, mais dispensé mécaniquement pour travail bien fait. Il tendit l’objet à la jeune femme. Les mains se touchèrent, et la décharge électrique les vit bondir en arrière.
— C’est normal, dit-elle l’air espiègle ; c’est de famille.
Il lui lança un regard interrogateur. Sans y faire plus attention, elle reprit.
— Combien vous dois-je, monsieur Jean ? demanda-t-elle
— Rien du tout, tout le plaisir a été pour moi ! s’exclama rapidement le vieil homme, tout content de l’entendre l’appeler par son prénom.
— Ah non, une bonne partie m’est échue à moi aussi, je peux vous le garantir, rétorqua-t-elle.
— Vous pourriez m’en dire un peu plus ? J’ai vraiment l’impression qu’on se connaît, cette ressemblance…
— Pardonnez-moi, répondit-elle, mais je dois m’absenter à mon tour, je crois bien avoir un rendez-vous que je ne peux et ne souhaite pas remettre, même s’il n’y a pas d’urgence temporelle. Je ne devrais pas arriver trop en retard cette fois, à quelques minutes près, et je pense savoir comment désormais prévenir les désagréments causés par ma montre. Mais je vous le promets, on se reverra très bientôt. Vous saisissez, avec le temps, il faut éviter de faire trop de boucles ; on risque de s’emmêler les bigoudis !
Songeur, sans vraiment comprendre cette attirance qu’il pouvait avoir pour cette jeune femme, leurs atomes qui s’accrochaient alors qu’il ne la connaissait pas… Il la regarda sortir, puis bifurquer devant la vitrine. Elle s’arrêta en se tournant vers lui et parut manipuler les boutons de réglage des aiguilles de sa montre. Un dernier regard, un sourire, un geste de la main, un éclair éblouissant, disparue ! Il se frotta les yeux, ayant du mal à les croire. J’ai rêvé, pensa-t-il.
Alors qu’il rangeait les petits outils dans leur housse, la porte s’ouvrit, ding dong ! Un couple franchit le seuil tout sourire. Ça alors ! Le visage de la femme et celui de l’homme… On dirait…