Photo © David Garrison www.pexels.com, libre d'utilisation
Aux grands anxieux
La Centrale extraordinaire est érigée au bord de la Sambre, près d’Auvelais, à l’orée de Ham. Comment ne pas la reconnaître de loin, par la prestance de son double dôme de volumes inégaux. Le plus petit abrite le générateur ultime. Celui-ci transforme les saveurs lourdes de la matière noire en énergie domestique. Sous la plus grande coupole scintille une ribambelle d’écrans, de témoins, de capteurs, autant de cadrans, d’aiguilles en repérage et autres boussoles. Chacune de leurs mesures rend palpables les mystères physiques de cet espace aussi éthéré que vulnérable. Il va sans dire que la précieuse source d’énergie assure la prospérité de l’ensemble de la Wallonie mais qu’une broutille suffirait pour paralyser la bienveillance de son activité.
Et pourtant, seulement une gardienne garantit chaque jour le bon fonctionnement des installations. Oui, en vertu de la loi sur la régulation des services coordonnés par l’IA, un être humain unique doit chapeauter les systèmes automatiques qui gèrent ce lieu crucial.
Dina loge sur place, dans un bungalow qui relie les deux dômes. La voici qui manœuvre une manette en vue de guider un cylindre de ravitaillement bourré de puissance brute. La trentenaire porte une longue combinaison blanche, avec, tel un capuchon repoussé entre les omoplates, un casque flasque, flexible, avec sa visière molle. C’est sa seule sécurité personnelle en cas d’avarie sévère. Des patins à roulettes laser assurent la vélocité de ses déplacements.
Quand elle a postulé pour ce travail, elle n’a été gênée par aucun rival. Personne sinon elle n’avait été attiré par cette mission qui fait peser sur les épaules des responsabilités difficilement soutenables : préserver le bien-être de millions de résidents régionaux. Ce qui l’a finalement décidée à accepter cette charge oppressante ? Sam, son ami parti à l’autre bout du monde pour un stage de coopération avec les aborigènes.
Du fait de cette solitude imposée, parfois pénible, sa hiérarchie a jugé nécessaire d’affubler Dina d’un super-robot de compagnie. Son rôle : veiller nuit et jour sur l’équilibre de la gardienne, équilibre parfois précaire, mais indispensable pour maintenir la prospérité de cette myriade d’âmes wallonnes. La présence d’un tel androïde est d’autant plus heureuse qu’il n’est pas si rare que l’attention de Dina flanche, quand son regard n’est plus accaparé par les complexes manipulations de contrôle. Ainsi, dès que la jeune femme se relâche :
‑ Haroun ! (Elle postillonne son micro.)
*
Cet Haroun, quelle belle allure, en costume trois pièces, avec son nœud papillon d’Écosse ! Du haut de ses un mètre 96 (comme le général de Gaule), il impressionne par son visage cuivré, ses prunelles jade, son nez grec, ses lèvres gourmandes. Quand il écoute, il rassérène par un léger ronron félin. Ce modèle n’obéit qu’à un seul ordre suprême : s’accommoder.
À l’appel de son nom, il abandonne dans la kitchenette du bungalow la préparation d’une salade mexicaine pour mademoiselle. Une lavette encore sur l’épaule, il accélère sur ses semelles magnétiques.
‑ Haroun, enfin ! Rassure-moi. Jette un œil sur ma nuque. C’est quoi, cette petite boule ?
Comme d’habitude, le premier mouvement de l’androïde serait de ménager sa protégée. Mais après moult calculs, dans un second temps, il conclut que s’il minimisait la source du souci, mademoiselle le suspecterait de lui voiler la vérité, elle se sentirait trompée, elle qui désire tant être reconnue, aimée sans détour. Finalement, il opte pour un petit mélo juste dilué.
‑ En effet, je vous comprends, cela peut paraître vilain, prête à penser au pire. Par chance, selon mes données, il ne s’agit point d’une excroissance cancéreuse. Ouf, n’est-ce pas ?
‑ C’est quoi, alors ?
Dire que Dina était née sous la lune de l’inquiétude, c’est peu dire.
‑ Un bouton, mademoiselle, une piqûre d’insecte, une simple piqûre qui a cru bon enfler, en guise d’allergie.
‑ Tu es sûr ? Quel insecte ?
Il zoome au max sur la « petite boule ».
‑ Une fourmi. Une malheureuse fourmi en panique. Rien de méchant, donc, mademoiselle. Ne laissez pas troubler votre attention par cette vétille. La Centrale wallonne requiert toute votre concentration, vous le savez bien. Pensez à tous ces êtres qui dépendent de vous.
*
« Alerte, zone 4. Chute de pression du liquide des arômes opaques. »
Dina bondit, saisit la sacoche des urgences, enfile son casque, fonce à tête baissée jusqu’au quatrième sas. De l’eau sombre s’écoule sur la paroi derrière laquelle règne la matière grise. La gardienne déverrouille une trappe. Une gaine fendue ruisselle. La jeune femme asperge d’écume spongieuse la fissure aussitôt colmatée par cette mousse qui se pétrifie.
« Zone 4. Pression normale restaurée. Fin de l’alerte. Prévoir remplacement de la gaine. »
L’intervention s’avère accomplie. Pleine réussite. Dina pourrait être fière d’elle, jouir d’un vif soulagement. Son casque ôté, la tension retombée, dans le silence protégé par le béton, elle se sent respirer. Mais mal. Elle referme la trappe, boucle la sacoche d’urgence. Non, ça ne va pas. Elle se plie en deux à cause d’un point de côté. D’un méchant point de côté.
‑ Haroun ! À moi ! Serait-ce mon foie ? Mon pancréas ?
*
Dina, il est vrai, échange peu avec ses parents. Depuis leur retraite, tous deux fusionnels, voguent d’une croisière à l’autre, entre le Pacifique et l’océan Indien. Tant son père que sa mère souhaitent finir leur existence au cœur de l’exotisme, loin de leur vieux monde qui a trop changé. Leur fille réalise que ses coups de fil relient ses parents, contre leur gré, à cet univers à leurs yeux défiguré, auquel ils tentent à jamais d’échapper.
N’empêche, quand elle ressasse leur éloignement, bonjour la nausée, bonjour le mal amour ! Heureusement, elle ne manque pas de correspondants d’autant plus touchants qu’elle leur manifeste une sincère sollicitude. Toutefois, curieusement, ses contacts amicaux privilégient des proches qui traversent une détresse sans horizon. Elle s’ingénie à les aider ou tout au moins à les réconforter en partageant les affres de leurs épreuves. Parfois, miracle, elle trouve même une solution viable à leur problème.
Ce matin, pendant sa pause à la Centrale, elle joint un pote qu’elle sait au bord d’un grand changement. Ou pas.
‑ Allô ?... Damien, je t’entends. Tu te cogne le front contre le mur. Qu’est-ce qui s’est passé ?
‑ C’est terrible, Dina. Suis sûr que j’ai raté mon exa d’entrée. Mon rêve d’enfance se crashe.
‑ Ho ! Attends, attends, tout doux ! Tu ignores les résultats, non ?
‑ C’est vrai. N’empêche, je les sens trop mal. Mon oral était une cata. Je ramais dans mes réparties.
‑ Ramer n’est pas échouer. De loin pas, voyons ! Courage, Damien ! Patience. Quand sauras-tu si tu es reçu ?
‑ Depuis cinq minutes.
‑ Quoi ?
‑ Pas osé ouvrir mon courriel. Le constat de mon échec me serait insupportable.
‑ Damien, écoute-moi, je suis avec toi, quoi qu’il t’arrive. Allez, allez, vas-y ! Ouvre !
Long silence. Puis un toussotement.
‑ Mais non… je…
‑ Tu es reçu, hein, vieux farceur ?
‑ Ben, je ne comprends pas. Il doit y avoir une erreur.
*
Alors qu’Haroun nettoie la chambre de Dina, il découvre un message auquel est attachée une série d’hologrammes où, successivement, la jeune femme se montre vêtue d’une robe verte, une bleue à pois blancs, une rouge décolletée.
‑ Haroun, t’es là ? Impossible de me décider. Laquelle tu préfères ?
‑ Calculs en cours, mademoiselle.
Choisir pour la jeune femme, c’est un calvaire. À chaque sélection, elle doute, faute de confiance en son jugement, par crainte de regretter par la suite ce qu’elle a retenu comme le meilleur. Dans son malaise, elle se croit obligée de justifier la situation :
‑ La robe, c’est pour accueillir Sam, à son retour du bout du monde. Je voudrais tant lui plaire, ne pas le décevoir.
‑ Je vous saisis cinq sur cinq. Mais, selon mes données, je ne suis pas un fin connaisseur en robes de charme.
‑ Tu pourrais au moins me donner une réponse. Ça m’aiderait, tu le sais bien.
‑ À quoi bon une réponse aléatoire, sans aucune pertinence ?
‑ Aah, décidément, Haroun, tu ne m’aimes pas !
*
Appel sur la ligne prioritaire, depuis le poste 6 de la Centrale.
‑ Haroun ! Barre à l’estomac ! D’urgence aux toilettes. Prends le relai de ma surveillance.
Dina ne laisse pas le choix. Elle plante ses écrans. Haroun arrive à la rescousse, les patins à fond. À peine sur place, il observe une panne. Des icones écarlates clignotent sur le panneau principal de contrôle. L’androïde accélère le balayage de ses data. L’alerte exige de promptes mesures, mais le robot de compagnie n’est pas très au clair avec le fonctionnement de la sécurité. Il n’a pas été étudié pour. Son rôle déjà bien ingrat se limite à la bonne garde de la gardienne. Il se branche sur un service d’aide d’urgence pour exposer son affaire critique. De plus en plus d’alarmes sonores chahutent.
Dina, tout essoufflée, sa main sur l’estomac, finit par accourir.
‑ Qu’est-ce que tu fiches, Haroun ? C’est l’exercice du mercredi. Une simulation d’incident.
Elle fait tourner une clé dans un bloc cylindrique blanc. Aussitôt tout s’apaise sous le vaste dôme.
‑ Heureusement qu’on vous a, mademoiselle ! Que oui, la région vous doit tout !
*
Dina mâchouille un sandwich aux bananes et aux concombres improvisé par son robot. Elle profite de l’heure de la collation pour relancer une amie souvent désemparée :
‑ Coucou, Johanna !
‑ …
‑ Hé, quelle drôle de tête ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
‑ Rien ne va plus, Dina. Comme au casino. J’ai tout perdu.
‑ Comment cela ?
‑ Adieu, mon mec, adieu, mon toit, adieu mon job. La totale, donc.
‑ Ouch, ma pauvre… (Elle réfléchit.) Sais-tu qu’il y a un point commun à ces trois piliers de la maturité ?
‑ Ah ?
‑ En cas de pertes, tous trois se retrouvent.
‑ Merci. Me voilà bien avancée.
‑ Johanna, ressaisis-toi. Tu n’as pas perdu ton avenir. Ces prochains lendemains, tu retrouveras Jules, logis, boulot.
‑ Je n’ai pas ton élan. Je trône sur un trône d’emmerdes où j’ai perdu la face.
‑ La face, mais pas le visage. Nourris ta force à chercher un projet. Lâche ta rancœur. Fais pulser ton sang pour une cause digne de ta personne. Descends de ton « trône ». Pour enfourcher l’espérance.
Après quelques autres réconforts de Diana, après enfin un sourire spontané de Johanna, les deux femmes se quittent avec la promesse de se reparler sous peu.
Haroun, qui a suivi les encouragements de mademoiselle, ne peut s’empêcher de commenter :
‑ Comment vous qui êtes si tourmentée, vous pouvez supporter les tourments des autres ?
‑ Facile, cher robot. D’abord, aider quelqu’un, ça me sort de moi, de mon sort. Ensuite, réussir à hisser quelqu’un hors de sa fosse, ça hausse l’estime de soi. L’anxieux en manque tellement !
*
‑ Haroun ! Où t’es ? J’en peux plus, je m’insupporte. Ça me sur-stresse. Envie de vomir !
‑ Prenez un bol d’air hors du dôme, mademoiselle. Rien de tel qu’un vif footing dans le petit parc voisin.
Elle sort, encore tremblante. Le soleil caresse ses joues. La nature semble belle, tiède, tempérée par une légère brise. Comment ne pas apprécier la mélodie de ces oiseaux dissimulés dans les hauts feuillages ? Au-dessus de sa tête, un merle siffle sa présence, son chant bientôt couvert par la sirène lointaine d’un véhicule des forces de l’ordre.
Dina s’engouffre dans le dôme, suffoque, au bord de l’asphyxie.
‑ Haroun ?
*
Dina ne lâche jamais Haroun. À force de le pomper par ses suppliques, elle rend sa présence une source de surchauffe. L’air conditionné peine à se propager dans les circuits internes des logiciels directeurs de l’androïde. Particulièrement affecté, son module verbal se met à dériver. Le robot de compagnie commence à formuler avec difficulté. Quel carambolage de vocables dans ses puces langagières ! D’où tous ces mots qu’il appelle et qui ne répondent plus…
De son côté, Dina crispe gravement, bien qu’elle achève sa tournée sous le dôme. Certes, tous les indicateurs rayonnent au vert. Certes, la majorité des graphiques gagne en azur. Certes, rien ne dysfonctionne. Certes, tout appelle la sérénité, sauf…
‑ Haroun ! Haroun, qu’est-ce que j’ai sur l’œil ?
Il la rejoint, sans réaction. C’est que l’androïde ne trouve plus ses mots.
‑ Serait-ce une poussière, dis-moi, Haroun ? Là, sur l’œil ?
Contre toute attente, il parvient à rétorquer :
‑ En effet, une paupière, mitouselle.
À l’évidence, le robot vient de se buter à sa formulation, prononçant un mot pour un autre. Agacée, Dina laisse échapper son impatience :
‑ Ah, non, vraiment, tu ne m’aides pas. Je le savais que je ne pourrais compter sur une machine. Vas-t-en !
La tête synthétique basse, il se retire à reculons jusqu’à une chambre froide dans laquelle, lentement il s’éteint. Selon ses dernières prévisions, il doit attendre quelques heures en mode hors service avant de se rebooster avec succès.
À l’infirmerie, Dina consulte un oculoscope. Examen éclair. Diagnostic aisé.
‑ Pourquoi vous vous maquillez ?
‑ Ça me regarde, réplique-t-elle, offusquée.
Alors, une pince duveteuse enduite d’un gel stérile décolle de la cornée la particule de poudre à dérider.
*
Ça fait longtemps que Dina n’appelle plus son androïde de compagnie. Elle ignore même où il traîne. Pourtant, elle souffre d’une migraine carabinée. Tant pis, elle se replie vers sa chambre pour s’y allonger à l’abri de la lumière. Or, en chemin, elle surprend Haroun recroquevillé dans un coin de béton.
Le robot vient de quitter sa longue mise en veilleuse. À voir sa mine (sur son visage) de cuivre, on jurerait que la venue inopinée de l’humaine le trouble. Néanmoins, il peut désormais s’exprimer sans ambages ni confusion :
‑ Mademoiselle, quelle chance de vous voir !
Il se dévêtit. Veste, gilet, chemise, nœud papillon sur le carrelage, il ajoute :
‑ Un étrange cliquetis m’obsède.
‑ Pardon ? (Elle comprime d’une main sa tempe.)
‑ S’il vous plaît, ouvrez mon clapet. À gauche, sous l’aisselle.
Contrariée, en proie à des lancées cérébrales, elle obtempère quand même.
‑ Tapez maintenant « contrôle moniteur principal ».
Grinçant des molaires, elle s’exécute. Un crissement parcourt l’automate de la tête aux pieds. Puis, plus rien.
‑ Lève-toi et marche ! lui ordonne-t-elle.
Il obéit. Après quelques pas circulaires, dans le dos robotique s’enchaînent des tintements métalliques qui résonnent sous le dôme.
‑ Est-ce grave, mademoiselle ? Vais-je devoir vous abandonner ? Abandonner le monde ? Rassurez-moi ! rassurez-moi !
La Centrale extraordinaire est érigée au bord de la Sambre, près d’Auvelais, à l’orée de Ham. Comment ne pas la reconnaître de loin, par la prestance de son double dôme de volumes inégaux. Le plus petit abrite le générateur ultime. Celui-ci transforme les saveurs lourdes de la matière noire en énergie domestique. Sous la plus grande coupole scintille une ribambelle d’écrans, de témoins, de capteurs, autant de cadrans, d’aiguilles en repérage et autres boussoles. Chacune de leurs mesures rend palpables les mystères physiques de cet espace aussi éthéré que vulnérable. Il va sans dire que la précieuse source d’énergie assure la prospérité de l’ensemble de la Wallonie mais qu’une broutille suffirait pour paralyser la bienveillance de son activité.
Et pourtant, seulement une gardienne garantit chaque jour le bon fonctionnement des installations. Oui, en vertu de la loi sur la régulation des services coordonnés par l’IA, un être humain unique doit chapeauter les systèmes automatiques qui gèrent ce lieu crucial.
Dina loge sur place, dans un bungalow qui relie les deux dômes. La voici qui manœuvre une manette en vue de guider un cylindre de ravitaillement bourré de puissance brute. La trentenaire porte une longue combinaison blanche, avec, tel un capuchon repoussé entre les omoplates, un casque flasque, flexible, avec sa visière molle. C’est sa seule sécurité personnelle en cas d’avarie sévère. Des patins à roulettes laser assurent la vélocité de ses déplacements.
Quand elle a postulé pour ce travail, elle n’a été gênée par aucun rival. Personne sinon elle n’avait été attiré par cette mission qui fait peser sur les épaules des responsabilités difficilement soutenables : préserver le bien-être de millions de résidents régionaux. Ce qui l’a finalement décidée à accepter cette charge oppressante ? Sam, son ami parti à l’autre bout du monde pour un stage de coopération avec les aborigènes.
Du fait de cette solitude imposée, parfois pénible, sa hiérarchie a jugé nécessaire d’affubler Dina d’un super-robot de compagnie. Son rôle : veiller nuit et jour sur l’équilibre de la gardienne, équilibre parfois précaire, mais indispensable pour maintenir la prospérité de cette myriade d’âmes wallonnes. La présence d’un tel androïde est d’autant plus heureuse qu’il n’est pas si rare que l’attention de Dina flanche, quand son regard n’est plus accaparé par les complexes manipulations de contrôle. Ainsi, dès que la jeune femme se relâche :
‑ Haroun ! (Elle postillonne son micro.)
*
Cet Haroun, quelle belle allure, en costume trois pièces, avec son nœud papillon d’Écosse ! Du haut de ses un mètre 96 (comme le général de Gaule), il impressionne par son visage cuivré, ses prunelles jade, son nez grec, ses lèvres gourmandes. Quand il écoute, il rassérène par un léger ronron félin. Ce modèle n’obéit qu’à un seul ordre suprême : s’accommoder.
À l’appel de son nom, il abandonne dans la kitchenette du bungalow la préparation d’une salade mexicaine pour mademoiselle. Une lavette encore sur l’épaule, il accélère sur ses semelles magnétiques.
‑ Haroun, enfin ! Rassure-moi. Jette un œil sur ma nuque. C’est quoi, cette petite boule ?
Comme d’habitude, le premier mouvement de l’androïde serait de ménager sa protégée. Mais après moult calculs, dans un second temps, il conclut que s’il minimisait la source du souci, mademoiselle le suspecterait de lui voiler la vérité, elle se sentirait trompée, elle qui désire tant être reconnue, aimée sans détour. Finalement, il opte pour un petit mélo juste dilué.
‑ En effet, je vous comprends, cela peut paraître vilain, prête à penser au pire. Par chance, selon mes données, il ne s’agit point d’une excroissance cancéreuse. Ouf, n’est-ce pas ?
‑ C’est quoi, alors ?
Dire que Dina était née sous la lune de l’inquiétude, c’est peu dire.
‑ Un bouton, mademoiselle, une piqûre d’insecte, une simple piqûre qui a cru bon enfler, en guise d’allergie.
‑ Tu es sûr ? Quel insecte ?
Il zoome au max sur la « petite boule ».
‑ Une fourmi. Une malheureuse fourmi en panique. Rien de méchant, donc, mademoiselle. Ne laissez pas troubler votre attention par cette vétille. La Centrale wallonne requiert toute votre concentration, vous le savez bien. Pensez à tous ces êtres qui dépendent de vous.
*
« Alerte, zone 4. Chute de pression du liquide des arômes opaques. »
Dina bondit, saisit la sacoche des urgences, enfile son casque, fonce à tête baissée jusqu’au quatrième sas. De l’eau sombre s’écoule sur la paroi derrière laquelle règne la matière grise. La gardienne déverrouille une trappe. Une gaine fendue ruisselle. La jeune femme asperge d’écume spongieuse la fissure aussitôt colmatée par cette mousse qui se pétrifie.
« Zone 4. Pression normale restaurée. Fin de l’alerte. Prévoir remplacement de la gaine. »
L’intervention s’avère accomplie. Pleine réussite. Dina pourrait être fière d’elle, jouir d’un vif soulagement. Son casque ôté, la tension retombée, dans le silence protégé par le béton, elle se sent respirer. Mais mal. Elle referme la trappe, boucle la sacoche d’urgence. Non, ça ne va pas. Elle se plie en deux à cause d’un point de côté. D’un méchant point de côté.
‑ Haroun ! À moi ! Serait-ce mon foie ? Mon pancréas ?
*
Dina, il est vrai, échange peu avec ses parents. Depuis leur retraite, tous deux fusionnels, voguent d’une croisière à l’autre, entre le Pacifique et l’océan Indien. Tant son père que sa mère souhaitent finir leur existence au cœur de l’exotisme, loin de leur vieux monde qui a trop changé. Leur fille réalise que ses coups de fil relient ses parents, contre leur gré, à cet univers à leurs yeux défiguré, auquel ils tentent à jamais d’échapper.
N’empêche, quand elle ressasse leur éloignement, bonjour la nausée, bonjour le mal amour ! Heureusement, elle ne manque pas de correspondants d’autant plus touchants qu’elle leur manifeste une sincère sollicitude. Toutefois, curieusement, ses contacts amicaux privilégient des proches qui traversent une détresse sans horizon. Elle s’ingénie à les aider ou tout au moins à les réconforter en partageant les affres de leurs épreuves. Parfois, miracle, elle trouve même une solution viable à leur problème.
Ce matin, pendant sa pause à la Centrale, elle joint un pote qu’elle sait au bord d’un grand changement. Ou pas.
‑ Allô ?... Damien, je t’entends. Tu te cogne le front contre le mur. Qu’est-ce qui s’est passé ?
‑ C’est terrible, Dina. Suis sûr que j’ai raté mon exa d’entrée. Mon rêve d’enfance se crashe.
‑ Ho ! Attends, attends, tout doux ! Tu ignores les résultats, non ?
‑ C’est vrai. N’empêche, je les sens trop mal. Mon oral était une cata. Je ramais dans mes réparties.
‑ Ramer n’est pas échouer. De loin pas, voyons ! Courage, Damien ! Patience. Quand sauras-tu si tu es reçu ?
‑ Depuis cinq minutes.
‑ Quoi ?
‑ Pas osé ouvrir mon courriel. Le constat de mon échec me serait insupportable.
‑ Damien, écoute-moi, je suis avec toi, quoi qu’il t’arrive. Allez, allez, vas-y ! Ouvre !
Long silence. Puis un toussotement.
‑ Mais non… je…
‑ Tu es reçu, hein, vieux farceur ?
‑ Ben, je ne comprends pas. Il doit y avoir une erreur.
*
Alors qu’Haroun nettoie la chambre de Dina, il découvre un message auquel est attachée une série d’hologrammes où, successivement, la jeune femme se montre vêtue d’une robe verte, une bleue à pois blancs, une rouge décolletée.
‑ Haroun, t’es là ? Impossible de me décider. Laquelle tu préfères ?
‑ Calculs en cours, mademoiselle.
Choisir pour la jeune femme, c’est un calvaire. À chaque sélection, elle doute, faute de confiance en son jugement, par crainte de regretter par la suite ce qu’elle a retenu comme le meilleur. Dans son malaise, elle se croit obligée de justifier la situation :
‑ La robe, c’est pour accueillir Sam, à son retour du bout du monde. Je voudrais tant lui plaire, ne pas le décevoir.
‑ Je vous saisis cinq sur cinq. Mais, selon mes données, je ne suis pas un fin connaisseur en robes de charme.
‑ Tu pourrais au moins me donner une réponse. Ça m’aiderait, tu le sais bien.
‑ À quoi bon une réponse aléatoire, sans aucune pertinence ?
‑ Aah, décidément, Haroun, tu ne m’aimes pas !
*
Appel sur la ligne prioritaire, depuis le poste 6 de la Centrale.
‑ Haroun ! Barre à l’estomac ! D’urgence aux toilettes. Prends le relai de ma surveillance.
Dina ne laisse pas le choix. Elle plante ses écrans. Haroun arrive à la rescousse, les patins à fond. À peine sur place, il observe une panne. Des icones écarlates clignotent sur le panneau principal de contrôle. L’androïde accélère le balayage de ses data. L’alerte exige de promptes mesures, mais le robot de compagnie n’est pas très au clair avec le fonctionnement de la sécurité. Il n’a pas été étudié pour. Son rôle déjà bien ingrat se limite à la bonne garde de la gardienne. Il se branche sur un service d’aide d’urgence pour exposer son affaire critique. De plus en plus d’alarmes sonores chahutent.
Dina, tout essoufflée, sa main sur l’estomac, finit par accourir.
‑ Qu’est-ce que tu fiches, Haroun ? C’est l’exercice du mercredi. Une simulation d’incident.
Elle fait tourner une clé dans un bloc cylindrique blanc. Aussitôt tout s’apaise sous le vaste dôme.
‑ Heureusement qu’on vous a, mademoiselle ! Que oui, la région vous doit tout !
*
Dina mâchouille un sandwich aux bananes et aux concombres improvisé par son robot. Elle profite de l’heure de la collation pour relancer une amie souvent désemparée :
‑ Coucou, Johanna !
‑ …
‑ Hé, quelle drôle de tête ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
‑ Rien ne va plus, Dina. Comme au casino. J’ai tout perdu.
‑ Comment cela ?
‑ Adieu, mon mec, adieu, mon toit, adieu mon job. La totale, donc.
‑ Ouch, ma pauvre… (Elle réfléchit.) Sais-tu qu’il y a un point commun à ces trois piliers de la maturité ?
‑ Ah ?
‑ En cas de pertes, tous trois se retrouvent.
‑ Merci. Me voilà bien avancée.
‑ Johanna, ressaisis-toi. Tu n’as pas perdu ton avenir. Ces prochains lendemains, tu retrouveras Jules, logis, boulot.
‑ Je n’ai pas ton élan. Je trône sur un trône d’emmerdes où j’ai perdu la face.
‑ La face, mais pas le visage. Nourris ta force à chercher un projet. Lâche ta rancœur. Fais pulser ton sang pour une cause digne de ta personne. Descends de ton « trône ». Pour enfourcher l’espérance.
Après quelques autres réconforts de Diana, après enfin un sourire spontané de Johanna, les deux femmes se quittent avec la promesse de se reparler sous peu.
Haroun, qui a suivi les encouragements de mademoiselle, ne peut s’empêcher de commenter :
‑ Comment vous qui êtes si tourmentée, vous pouvez supporter les tourments des autres ?
‑ Facile, cher robot. D’abord, aider quelqu’un, ça me sort de moi, de mon sort. Ensuite, réussir à hisser quelqu’un hors de sa fosse, ça hausse l’estime de soi. L’anxieux en manque tellement !
*
‑ Haroun ! Où t’es ? J’en peux plus, je m’insupporte. Ça me sur-stresse. Envie de vomir !
‑ Prenez un bol d’air hors du dôme, mademoiselle. Rien de tel qu’un vif footing dans le petit parc voisin.
Elle sort, encore tremblante. Le soleil caresse ses joues. La nature semble belle, tiède, tempérée par une légère brise. Comment ne pas apprécier la mélodie de ces oiseaux dissimulés dans les hauts feuillages ? Au-dessus de sa tête, un merle siffle sa présence, son chant bientôt couvert par la sirène lointaine d’un véhicule des forces de l’ordre.
Dina s’engouffre dans le dôme, suffoque, au bord de l’asphyxie.
‑ Haroun ?
*
Dina ne lâche jamais Haroun. À force de le pomper par ses suppliques, elle rend sa présence une source de surchauffe. L’air conditionné peine à se propager dans les circuits internes des logiciels directeurs de l’androïde. Particulièrement affecté, son module verbal se met à dériver. Le robot de compagnie commence à formuler avec difficulté. Quel carambolage de vocables dans ses puces langagières ! D’où tous ces mots qu’il appelle et qui ne répondent plus…
De son côté, Dina crispe gravement, bien qu’elle achève sa tournée sous le dôme. Certes, tous les indicateurs rayonnent au vert. Certes, la majorité des graphiques gagne en azur. Certes, rien ne dysfonctionne. Certes, tout appelle la sérénité, sauf…
‑ Haroun ! Haroun, qu’est-ce que j’ai sur l’œil ?
Il la rejoint, sans réaction. C’est que l’androïde ne trouve plus ses mots.
‑ Serait-ce une poussière, dis-moi, Haroun ? Là, sur l’œil ?
Contre toute attente, il parvient à rétorquer :
‑ En effet, une paupière, mitouselle.
À l’évidence, le robot vient de se buter à sa formulation, prononçant un mot pour un autre. Agacée, Dina laisse échapper son impatience :
‑ Ah, non, vraiment, tu ne m’aides pas. Je le savais que je ne pourrais compter sur une machine. Vas-t-en !
La tête synthétique basse, il se retire à reculons jusqu’à une chambre froide dans laquelle, lentement il s’éteint. Selon ses dernières prévisions, il doit attendre quelques heures en mode hors service avant de se rebooster avec succès.
À l’infirmerie, Dina consulte un oculoscope. Examen éclair. Diagnostic aisé.
‑ Pourquoi vous vous maquillez ?
‑ Ça me regarde, réplique-t-elle, offusquée.
Alors, une pince duveteuse enduite d’un gel stérile décolle de la cornée la particule de poudre à dérider.
*
Ça fait longtemps que Dina n’appelle plus son androïde de compagnie. Elle ignore même où il traîne. Pourtant, elle souffre d’une migraine carabinée. Tant pis, elle se replie vers sa chambre pour s’y allonger à l’abri de la lumière. Or, en chemin, elle surprend Haroun recroquevillé dans un coin de béton.
Le robot vient de quitter sa longue mise en veilleuse. À voir sa mine (sur son visage) de cuivre, on jurerait que la venue inopinée de l’humaine le trouble. Néanmoins, il peut désormais s’exprimer sans ambages ni confusion :
‑ Mademoiselle, quelle chance de vous voir !
Il se dévêtit. Veste, gilet, chemise, nœud papillon sur le carrelage, il ajoute :
‑ Un étrange cliquetis m’obsède.
‑ Pardon ? (Elle comprime d’une main sa tempe.)
‑ S’il vous plaît, ouvrez mon clapet. À gauche, sous l’aisselle.
Contrariée, en proie à des lancées cérébrales, elle obtempère quand même.
‑ Tapez maintenant « contrôle moniteur principal ».
Grinçant des molaires, elle s’exécute. Un crissement parcourt l’automate de la tête aux pieds. Puis, plus rien.
‑ Lève-toi et marche ! lui ordonne-t-elle.
Il obéit. Après quelques pas circulaires, dans le dos robotique s’enchaînent des tintements métalliques qui résonnent sous le dôme.
‑ Est-ce grave, mademoiselle ? Vais-je devoir vous abandonner ? Abandonner le monde ? Rassurez-moi ! rassurez-moi !