Fables du Futur de Robert Yessouroun

Plus tard, Bernard | Robert Yessouroun | 2021


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 22/03/2021 | Lu 817 fois





Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Plus tard, Bernard de Robert Yessouroun
Naguère, une publicité d’IBM triomphait sur les écrans : en maillot de bain, dans sa piscine, un gestionnaire épatait son collaborateur costumé trois pièces, en visite entre collègues. Pendant les heures de travail, le nouvel ordinateur portable, au bord de l’eau, donnerait désormais du temps pour se relaxer.

Soit. Mais, depuis la démocratisation de l’activité digitale, comment évaluer le stress des employés sur l’échelle de Richter Junior ? Et, bien plus tard, que dire des poussées nerveuses causées autour de lui par l’androïde domestique, le bon à tout faire artificiel ?

Imaginons la famille Ducommun. Monsieur et madame à la tête d’une Start up favorisant le bien-être. Leur aînée à l’université, leur cadet à l’école secondaire.

Le serviteur automate fait irruption dans le bureau de leur domicile.

‑ Madame ?

‑ Plus tard, Bernard.

‑ Madame !

‑ Bernard, je suis en ligne avec un client qui n’arrive pas à ouvrir l’emballage de son achat, une bombe à zen.

‑ Pourtant, ce client a reçu par mes soins le code qui déverrouille l’étui.

‑ En effet, mais ce code est crypté.

‑ Il lui suffit de répondre au questionnaire ad hoc.

‑ Questionnaire disponible après le paiement d’un supplément ! C’est un scandale ! Fini, Bernard, tu ne t’occupes plus du service livraison.

‑ Bien, madame. Je dois juste encore porter à votre connaissance que, pour des raisons liées au néo-marketing, j’ai été amené à changer le nom, les couleurs et le logo de votre entreprise.

Sur ces mots, le robot s’éclipse pour débarquer dans le séjour qu’arpente fébrilement son maître.

‑ Monsieur, monsieur !

‑ Plus tard, Bernard ! Ne vois-tu pas que je suis au téléphone ?

‑ Mais monsieur, j’ai optimisé ce matin l’ordre de votre…

‑ Bon sang, je parle avec ma fille, au poste de police à cause de toi !

‑ Comment, comment ?

‑ Son permis de conduire disparu de son sac, Bernard !

‑ Normal. Je l’ai désinfecté son sac, un vrai porte-chaos microbien.

Le père chuchote à sa fille :

‑ Je te rappelle, ma puce.

L’androïde super-intelligent justifia sa purification du sac :

‑ Plaques de chocolat mal fermées, paquet de cartes magnétiques, peigne chevelu, amas de pastilles Läkerol, carnet de notes, cure-dents, Dafalgan à gogo, rouge à lèvres douteux, mouchoirs pas tous nets, produits de beauté en vrac… L’urgence voulait aussi que je passe les pièces d’identité au spray stérile détachant. Pourquoi ne m’a-t-elle pas signalé son rendez-vous impromptu de l’autre côté de la ville ?

‑ OK, Bernard. Je file au poste de police avec les documents requis.

Le père disparaît pour accourir peu après, la mine affolée.

‑ Purée, Bernard, où sont mes vestes ?

‑ Relax, monsieur. Je dois encore vous expliquer les menues modifications dans mon rangement de vos habits.

En fin d’après-midi, de retour de l’école, dans sa chambre, le fils cadet peste encore contre le robot domestique quand ce dernier frappe contre la porte.

‑ Va au diable !

‑ Opération fictive, mon garçon. Je dois vous remettre…

‑ Plus tard, Bernard. Je lis les premières pages de la stupide pièce de théâtre que tu m’as commandée pour ma conférence de littérature. J’en ai déjà marre de ton En attendant Godot !

L’androïde entre malgré tout.

‑ Où dois-je poser votre journal intime, mon garçon ? J’en ai corrigé les fautes d’orthographe, de syntaxe, sans oublier les répétitions et les verbes plats…

L’adolescent lance son livre vers la tête de l’automate, qui s’esquive juste à temps, bien sûr.

À sa sortie de la chambre, le robot croise madame dans le couloir.

‑ Ah, madame, ça tombe bien.

‑ Plus tard, Bernard.

‑ Vérifiez quand même votre épilateur dernier cri que…

Elle s’enferme dans son bureau. On entend un verrouillage énergique.

Alors, le domestique se rend dans la cuisine où, d’une main tremblante, monsieur porte à la bouche une tasse de café noir.

‑ Bonne nouvelle, monsieur, votre vélo vient d’arriver.

‑ Plus tard, Bernard, je dois régler un problème fâcheux. Imprimé hier, notre flyer sur nos alarmes de santé comporte une publicité mensongère.

‑ Le prospectus sera efficace, monsieur. Les commandes vont grimper.

‑ Oui, mais, contrairement à l’image du dépliant, notre dispositif n’avertit pas des indigestions.

‑ Il aura un effet placebo. L’usager qui redoute une indigestion fera davantage attention à ce qu’il mange, pour justement éviter d’être prévenu.

‑ Tu as toujours raison, hein, Bernard ?

‑ Dans seulement 99,7 % des cas, monsieur. Pour en revenir au vélo livré ce matin, il vous suffit de vous asseoir sur la selle et de dicter une destination, le véhicule fera le reste. C’est un vélo autoguidé, dernière génération.

‑ Mais… mais… et mon ancienne bicyclette à pédales ?

‑ Déjà recyclée, monsieur.

‑ On ne parvient plus à te suivre, Bernard. Tu nous pompes le cigare. Pourquoi, depuis que tu nous sers, dans cette famille, on a tous l’impression d’être débordés ?

Long, long silence. En fait, incapable de répondre à cette question, le robot se crispe, comme vexé, en panne de réaction.

Emmaillotée dans un linge de fortune, la jeune fille surgit de la salle de bain, poursuivie par de l’eau mousseuse.

‑ Bernard, Bernard, une fuite au-dessus de la baignoire !

Mais l’androïde demeure sourd, impassible. Son intelligence artificielle paraît s’être échappée par une intime sortie de secours. De la tête aux pieds, toutes ses composantes procèdent à une solide mise à jour.

‑ Un fuite, putain ! C’est grave, Bernard ! Grouille-toi, sans crier gare !

Le domestique synthétique reste bloqué. Certes, à plusieurs reprises, il se réanime deux, trois secondes, par des gestes réflexes, mais il ne tarde pas à s’éteindre, recroquevillé. Furieux, le père secoue l’automate, mais ne déclenche qu’une alarme puis une voix de castrat « ne pas toucher pendant la reconfiguration ».

‑ Ça déborde et il s’en fout, ce connard ! hurle la fille entre deux claquements de dents.

Bernard rompt sa posture paralysée pour lever lentement les deux bras vers le plafond, répétant inlassablement : « plus tard, ça répare ».

Enfin, il s’immobilise à nouveau, en veilleuse, les pieds dans la mare qui gagne peu à peu tout l’appartement.

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