Paideia | Claire Garand | 2023

29/07/2025
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Quatrième de couverture

Paideia © 2023 Editions La Volte | Illustration de couverture © Anna Parraguette
Dix petites filles modifiées dans dix stations en orbite autour de la Lune, derniers espoirs de l’humanité morte sur une Terre empoisonnée. Parce que l’une d’elles rêve d’arpenter les planètes, qu’elle est le souffre-douleur des autres, elle relève un défi stupide et découvre ce qu’on leur cache : leur destin de mères de la future humanité dans un village lunaire en construction. Seule contre l’univers, elle refuse cet avenir qu’on lui a assigné. Aussi enragée que touchante, elle ira jusqu’au bout.

Un roman à rebours des épopées conquérantes de science-fiction spatiale, un récit qui soulève la question du droit de l’individu à disposer de son corps et de sa vie.

Fiche de lecture

Le marque-page | Photo © Bruno Blanzat
Elle n’a pas de nom, les autres la rabaissent tellement qu’elle n’est connue que pour son score intellectuel, elle n’est qu’une quatre-virgule-deux, loin derrière les quatre-virgule-cinq, six sept… Mais elle est aussi Quatre-virgule-deux, l’unique, un peu en dessous des valeurs établies pour exister dans cette fin du monde, alors qu’elle est capable de piloter un vaisseau, hacker des systèmes informatiques, ou encore concevoir des serres viables.

Pourtant, ce n’est qu’une petite fille de sept ans, certes modifiée, adaptée à une vie d’orbitante, capable de porter cinq fœtus à la fois, mais une petite fille perdue dans l’espace, vivant « entre ses parents le reste de son âge », comme dirait Du Bellay. Héritière d’une histoire si lourde que là-haut, le passé ne suscite aucune nostalgie, seul l’avenir compte. 

Sa destinée est peu enviable : matrice de la prochaine humanité, pour repeupler l’univers de ces personnages capables du pire. Dans ce monde, on jure par la Terre morte, nom et qualificatif définitivement accolés : « ils avaient détruit eux-mêmes leur seule chance de survie ». La fin de l’histoire, après l’exode planétaire forcé, ça avait été un ultime conflit absurde, une affaire de peur des migrants.

Quatre-virgule-deux est une rebelle, elle refuse de relancer toute cette machinerie. On peut avoir du mal à la comprendre, tant ses prémisses sont des promesses. Son enfance se déroule en impesanteur, choyée par ses parents parfaits et Lélio, son animex joueur et câlin. Elle suit des études riches et complexes, un programme de reconstruction des bases lunaires, avec en ligne de fuite une éventuelle conquête martienne pour la prochaine génération. Elle n’est pas seule, ses consœurs sont douées de talents divers et variés. C’est presque un pack de super-héroïnes, chacune ayant ses spécificités, et toutes appelées à être les mères de l’humanité.

Quatre-virgule-deux se conforme à ce système, essayant même de challenger Adrienne, la leader née. Elle prend des risques, échoue et recommence, puis elle rejette tout en bloc. Elle refuse avant tout leurs scenarii, elle a les siens, aussi fous que les leurs, et elle s’y abandonne avec une détermination surhumaine. Elle rêve de conquête et de gloire, d’exploration et de découvertes. « Si seulement le cosmos était bleu », soupire-t-elle.

Pour cela, elle endure les pires souffrances. C’est un fil rouge sang qui traverse tout le roman : une petite fille qui se cogne, se coupe, se bat et se heurte à ses congénères qui lui font exploser les organes, en simulation et pour de vrai. Elle pleure, vomit, se vide par tous ses orifices, vit l’abandon, se casse une dent qu’elle avale, se taillade la joue, suffoque, et se brise les os.

Son rapport à la gravité est une source d’étonnement et de déroute : « mon estomac est remonté et a craché un peu de bile jaunâtre qui est tombée dedans. C’était écœurant à voir. Ça s’étalait comme une galette, ça se répandait. Ici, pas de bulle flottante. » Les petites ont l’habitude de jouer innocemment avec leurs fluides et leurs excréments, les odeurs et les sons ne voyagent pas de la même manière non plus.

C’est une immersion totale dans le ressenti de cette petite fille. Ses peurs et ses douleurs, mais aussi sa vie d’orbitante, radicalement différente de la nôtre. Leur institutrice virtuelle entame chaque leçon en rappelant à ses élèves où se situe le haut et le bas. Dans leurs stations, il n’y a ni droite ni gauche, ni bâbord ni tribord, on dit « à lune » et « à cosmos » pour se repérer dans le vaisseau. L’univers exige de tout réinventer, la Terre est morte, il faudra songer un jour à amarsir, akkeplerir, accentaurir.

« C’est bien plus beau qu’une victoire, une bataille perdue d’avance », chantait Nicolas Falez. L’obstination de Quatre-virgule-deux est grandiose, plus grande que les adultes que nous sommes.

Claire Garand livre un roman à deux versants : l’intime plongé dans sa propre trivialité, sa propre bassesse, et l’aspiration forcené d’exister pour soi-même.

Un passage m’a intrigué, celui où la jeune narratrice parle de ses « orteils aux pouces opposables ». Je n’ai pas décelé d’autres indices évoquant la possibilité qu’elle soit simienne, mais cela m’a laissé songeur, tant la situation dans laquelle ces petites créatures sont jetées malgré elles ressemble à la cruauté que vivent les animaux de laboratoire. Avec un peu de recul, il faut admettre que nous plongeons nous-mêmes nos rejetons dans un bouillon de culture sans trop savoir comment ils vont s’en sortir. Sales bêtes que nous sommes, la curiosité nous tenaille et nous guettons ce qui advient.


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