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Avec un clin d’œil à Luc Ferry et à Jacques Besson
Bienvenue sur la nouvelle application mobile « Voix du monde ». À vous la parole !
« Bbb (bonjour, bonsoir, bonne nuit). On me nomme Ergo : j’existe « par conséquent », grâce à l’intelligence humaine. »
À peine étouffés par la distance du micro, des aboiements semblent souscrire.
« Fonction choisie par mon usine belge : émissaire urbain, à savoir être envoyé çà et là dans la cité pour tisser des liens, voire des projets entre les habitants.
Voici mes aventures peu banales, une plongée inouïe dans les abysses des mises à jour.
Dès ma sortie de la fabrique, mon travail a commencé par un test, comme il se devait. Dans un café de la banlieue-est de Bruxelles, une bagarre requérait une intervention d’urgence. Objectif : réconcilier les protagonistes. J’ai foncé à fond sur mes roulettes à hydrogène. Mais, une fois sur place, mes calculs patinaient. Lequel des adversaires était à l’origine de la querelle ? Lequel victime de l’autre ? Comment les séparer sans heurts ? Comment les inciter à se serrer la main plutôt que le cou ? Mes théories floues freinaient mon entrée en scène. Puisque j’ai trop tardé, le plus faible a dû prendre l’ambulance. Son vainqueur, triomphal, a daigné m’insulter :
‑ De quoi je me mêle, sale robard ? »
Un chien gémit non sans insistance.
« Pas fort probante, ma première expérience. Des sous-traitants de mon usine m’ont donc remanié. Après divers réglages de mon IA par ces free-lances estoniens, ma « mue » accomplie (mue, leur métaphore de ma mise à jour), on a procédé à un nouvel essai.
On m’a brusquement alerté d’un incident, incident que j’ai trouvé presque anodin. Vers les étangs d’Ixelles, une étudiante de l’ULB[1] roulait sur un vélo qui ne lui appartenait pas. Par cet acte, elle privait d’une mobilité véloce le propriétaire des deux roues, un chômeur qui, du coup, ratait son entretien d’embauche. Mes objectifs : 1) récupérer la bicyclette ; 2) faire dédommager la personne lésée ; 3) rabibocher la voleuse et le volé.
Mais, bon bug de bon bug, que mes précieux offices s’avérèrent compliqués ! La demoiselle s’est prétendue innocente. Elle avait juste emprunté le vélo pour filer dare-dare à la pharmacie de la place Flagey : sa voisine, une vieille diabétique manquait d’insuline. Remarquant le deux roues disponible, la jeune femme avait consulté ChatGPT sur ce qu’il convenait de faire. L’IA avait soutenu « l’opération bicyclette ». Ainsi, l’étudiante estimait avoir rendu un précieux service, donc se considérait irréprochable. Toutefois, le chômeur privé de son vélo, ayant perdu son futur emploi avant de le commencer, ne partageait guère ce point de vue. Comment arbitrer un tel litige ? Je roulais en rond…
Ma valse-hésitation m’a précipité vers une « mue » radicale. Les Estoniens m’ont expédié à San José. Là-bas, dans un labo du « Tech », j’ai été revisité par la matière grise des experts les plus futés de la Silicon Valley. »
Le chien clabaude, surenchérit, puis gratte le parquet.
« Autant vous l’annoncer tout de suite : le fiasco ! La première mission que l’on m’a confiée en Californie, elle a bel et bien foiré (« foiré », comme disent les jeunes pourtant grands adeptes des foires). Oui, complètement foiré ! Je devais accompagner une petite orpheline coréenne jusqu’à sa famille d’adoption à Little Italy. La fillette ne cessait de chanter en sautillant sur le trottoir. Dommage, sa joie allait être de courte durée. À peine ses futurs parents avaient-ils ouvert leur porte (avec un sourire angélique) que j’ai dû me braquer pour bloquer mes roulettes. Nom d’un bug ! Nom d’un bug ! La poisse ! Le père et la mère adoptifs étaient aussi blonds l’un que l’autre. Comment ne pas sauver immédiatement la malheureuse d’un si sombre destin ? Sans tergiverser une seconde, d’une volte-face, je l’ai saisie d’une poigne de fer avant de l’emporter dans mes bras. Au fond du bus, elle sanglotait, je ne comprenais pas pourquoi : grâce à moi, ne venait-elle pas d’échapper à une famille de seconde main, redoutable ? Toujours est-il qu’à cause de ces pleurs intarissables, des passagers me suspectaient de rapt d’enfant. »
Geignements canins.
« Bien sûr, j’ai été suspendu en vue d’une nouvelle mue. En attendant, mes contrôleurs ont tenté d’identifier la cause de l’incident. L’un d’eux, d’origine suisse s’est juré de comprendre le rapport entre ma réaction malencontreuse, « épidermique » et l’état d’esprit de ceux qui avaient orienté ma dernière mise à jour. Le pot aux roses a bientôt fleuri au grand ciel. Mes algorithmes avaient été pipés à la racine par ceux qui m’avaient pris en charge, de braves Californiens d’obédience progressistes. Ces derniers m’avaient concocté un système de valeurs, un faisceau d’intérêts conformes à leur credo, lequel était imprégné d’une couche de honte face à leur passé : les horreurs infligées par leurs ancêtres aux Indiens d’Amérique ainsi qu’aux esclaves originaires d’Afrique. À l’évidence, les gars de San José m’avaient conditionné pour juger tout humain de souche européenne comme un potentiel dominateur. Bref, le Blanc devait être considéré comme un danger pour les autres. »
De vifs aboiements paraissent protester.
« J’ai entendu les techniciens pendant qu’ils démontaient les circuits et les cartes-mères de mon module décisionnaire :
‑ Ergo n’est pas foutu d’explorer le contexte d’une situation donnée !
‑ Trop généraliste, ce modèle est incapable de saisir les aspects particuliers d’un cas.
‑ Quelle idée de l’employer comme « émissaire urbain » !
Le Suisse qui me sondait devait, lui, se triturer les méninges :
‑ Mais comment le rafistoler pour qu’il arrête de pécloter ?
Impuissants, sans ressources, les techniciens m’ont fourgué chez des stagiaires de Singapour. Le plus brillant, un Pékinois, s’est passionné sur mon problème. Il a conclu que si je manquais de recul critique face aux préjugés inscrits dans mes programmes, c’était faute de douter sur la valeur de mes actes.
‑ Par les cornes du dragon ! s’est-il écrié devant ses pairs. Comment Ergo pourrait-il estimer la qualité d’une valeur, puisque cet androïde est dénué d’affects ?
Or, le hasard a voulu que dans un labo voisin de ceux qui allaient renoncer à me tripatouiller, un ami du Pékinois, un éminent vétérinaire grec aiguisait ses recherches pointues sur le clonage animal. Lors d’une réunion, les stagiaires lui ont exposé mes déficiences. Penché sur ma carcasse, le savant m’a ausculté sous le regard apitoyé d’un mammifère à la langue baveuse.
‑ Eurêka !
Son diagnostic posé, le remède, selon lui, allait de soi. Enthousiaste, il a élaboré un protocole en coopération avec les stagiaires de Singapour. On m’a débranché, sans me prévenir. Aah, les humains…
À mon réveil, j’étais léché par l’animal qui m’avait observé auparavant, un husky, une chienne polaire blanche aux yeux bleus. Bientôt, j’ai capté en moi comme une lente montée de chaleur. D’après mes calculs, je m’attendrissais. Je n’allais pas tarder à découvrir des données inconnues, non des références à des faits, mais des sortes de saveurs intimes. Comme si je possédais des entrailles gustatives.
‑ Désormais, grâce à cette chienne connectée sans fil, Ergo sera capable d’éprouver des émotions, des sentiments, des sensations ! Génial, non ? s’est applaudi le vétérinaire grec. Regardez-moi ce tandem du siècle !
J’ai découvert l’agréable, j’ai tant aimé caresser Ila (« copine » en esquimau). La bête ravie remuait la queue et frottait son museau velu mais doux contre ma joue en plastique.
Bien sûr, il fallait vérifier les performances de notre système hybride. Ila et moi, nous avons été soumis à l’épreuve. Le souci à lever paraissait simple : une altercation entre une mère et sa fille adolescente. J’ignorais alors que la scène sous mes capteurs n’allait être que feinte, jouée par des actrices.
La mère abonnée à un ChatGPT 7.0 d’obédience féministe venait de recevoir le feu vert de l’IA pour chasser d’une terrasse de bistro le garçon sportif, baraqué, qui osait tenir compagnie à la chair de sa chair (lui aussi comédien, à mon insu). La cinquantenaire s’est lancée à l’abordage de la table pour vilipender le jeune monsieur muscle.
J’hésitais à m’interposer, perdu dans mes calculs, lorsqu’Ila s’est mise à aboyer contre la dame au visage cruel. Aussitôt, j’ai ressenti dans mon abdomen une vive tension, chargée d’indignation, d’un sentiment d’injustice mêlée de pitié pour la fille effondrée par le scandale en cours. Son petit ami reculait en protestant.
‑ C’est pour ton bien, ma petite ! a hurlé sa maman. Si je te laisse avec lui, ce porc te fera du mal, forcément. Les hommes ne sont pas faits pour le bonheur des femmes !
La chienne montrait ses crocs. J’ai senti monter en moi comme une poussée magmatique. Ni une, ni deux, sur mes roulettes qui chauffaient le bitume, j’ai ramené le garçon dans les bras de son amoureuse, sous les yeux grossis par la fureur de l’excitée. Je me suis bientôt tourné vers elle :
‑ Vos craintes, madame, sont compréhensibles, voire louables. Mais contrairement à vous, j’ai connu des hommes gentils, des femmes méchantes. Vous ne pouvez construire une image fiable du monde à partir de votre seule expérience confortée par une IA biaisée.
Déjà cabrée, elle s’est pétrifiée dans une sidération meurtrie. Mon husky, par compassion, glapissait. J’ai posé ma main de titane plastifiée sur l’épaule de la mère.
‑ Désolé pour vous, madame, si vous n’avez pas eu de chance en amour. Mais il n’est pas trop tard, vous n’êtes pas au bout de la joie, sachez-le. Laissez-vous donc être aimable.
La chienne remuait la queue.
En fin de compte, mon vétérinaire grec et le stagiaire pékinois ont validé mon test. Ainsi, j’étais prêt pour assumer à nouveau ma charge d’émissaire urbain. Enfin, pas tout à fait. On m’a engagé pour exercer un « métier d’avenir » (à ce qu’ils disaient). Et quel métier d’avenir ! Voyez plutôt. Selon les statistiques, les femmes semblaient plus à l’aise avec le verbe. En moyenne, elles parlaient deux fois et demi plus vite que les hommes. Normal, elles aiment tant s’exprimer. Hélas, le plus souvent, leur compagnon ou leur mari se montre moins motivé qu’elles pour formuler des phrases. D’où des échanges frustrants. Et, selon mes employeurs, c’était là qu’une IA hybride comme moi pouvait se révéler fort judicieuse, en tant que suppléant de conjoint.
‑ En vue de votre mission, voici vos données utiles, Ergo. Enseignante, Mia travaille souvent chez elle, pour ses corrections ou la préparation de ses leçons. Joe, son mari pompier, déjà rarement présent au foyer, se révèle peu loquace sous leur toit. Sa femme l’aime malgré tout, aussi a-t-elle besoin de sa présence et souffre de son mutisme.
Mon husky gémissait.
‑ C’est là où vous intervenez, Ergo.
‑ En tant que suppléant de conjoint ?
‑ Exact. Vous vous rendrez dans la maison de cette dame, au centre du quartier de Haight-Ashbury, à San Francisco, le berceau des hippies.
On me remit un projecteur qui ressemblait à un pommeau de douche.
‑ En suspension magnétique au-dessus de votre tête, cet instrument vous habillera d’un hologramme, la réplique parfaite de l’époux de Mia. Sous son apparence, vous pourrez tenir avec elle des conversations chaleureuses, passionnantes.
Je me suis exécuté, deux heures chez elle, trois fois par semaine. Elle était ravie. La chienne m’aidait finement à partager les humeurs de ma cliente. Tout s’est bien passé jusqu’à ce vendredi, en fin d’après-midi. Dans la cuisine, tandis qu’un chili con carne mijotait dans sa marmite, Mia et moi discutions avec ferveur sur la notion de fidélité. Rêver de redevenir une enfant, était-ce tromper son mari ? Soudain, l’husky a aboyé à tue-gueule. Nom d’un bug de nom d’un bug ! De retour, à l’improviste, tout exalté d’annoncer sa promotion, l’époux pompier a surpris sa femme avec « lui ». Ce double l’a enragé. Il s’est mis à frapper sa moitié. Je me suis aussitôt dévêtu de l’hologramme pour le calmer. En vain. J’ai saisi son bras. Il s’est débattu. Pire, il a balancé vers moi une bouteille de gin. Je l’ai évitée. Mais le projectile plein d’alcool s’est fracassé sur la base de la marmite, attisant les flammes de gaz. Le feu s’est propagé aux rideaux blancs. L’incendie, ça le connaissait, mais le pompier n’avait qu’une idée en tête : régler mon compte. La chienne l’a mordu pour me protéger. Mia s’est enfuie.
La maison réduite en cendres, on m’a congédié. Ila et moi, nous nous sommes repliés chez l’éminent vétérinaire. Le chercheur ne manquait pas de ressources. Après plusieurs circuits autour de son bureau, il a posé l’index sur la tempe :
‑ Depuis 2005, le zoo de San Francisco s’est interdit d’héberger des éléphants. Toutefois, pour rendre service à un cirque ambulant au bord de la faillite, le directeur du zoo, un de mes amis, a quand même accueilli Woody pour quelque temps dans une aire provisoirement sans occupant. Hélas, l’animal a présenté des troubles du comportement. Il ne cesse de se cogner le front contre le mur au fond de son enclos.
Le directeur du zoo m’a regardé avec un air suppliant. Ila s’est mise à hurler comme un loup de nuit.
‑ Pourriez-vous essayer de guérir Woody de sa dépression ?
Sur place, j’ai pris un tabouret pour m’asseoir à côté du pachyderme qui, en l’occurrence, se tapait constamment la tête contre la paroi de granite. La chienne s’inquiétait. Moi aussi. J’ai caressé les oreilles de Woody, non sans lui chanter le refrain jovial de la patrouille des éléphants, tiré du film Le livre de la jungle. Aucun effet.
Tandis que l’éléphant se tapait le front, je me grattais le mien. J’ai cherché, cherché, cherché. Qu’est-ce qui pouvait bien l’affecter à ce point ? J’ai cherché, cherché encore… Brusquement, le sou est tombé dans la fente : ne pas chercher, voilà son big bug, son gros pépin ! Plus précisément, la pauvre bête confinée dans un recoin du zoo n’avait plus rien à chercher. Chercher, n’est-ce pas ce qui donne sens à l’existence animale ? Chercher sa nourriture ou un plan d’eau, par exemple.
Ila, elle a senti que j’étais content. Elle m’a approuvé de toutes ses forces, mais ses cris enthousiastes ont effrayé le pachyderme, lequel s’est rué pour charger mon husky. La chienne a déguerpi à toute bise. Bientôt hors de la sphère de son influence, j’ai perdu sentiment et émotion. Et gagné un sacré coup de trompe !
Perdu dans mes calculs, j’ai quitté le zoo. Cette fois, j’étais bon pour devenir un robot vagabond. Il ne me restait plus qu’à errer. Errer dans la ville, jusqu’à la fin de mes batteries. J’ai traversé le Sunset district, puis coupé par Twin Peaks, traversé Nob Hill, enfin suis parvenu à la fameuse station de tram de Fisherman’s Wharf.
Une longue queue de touristes guettait l’arrivée du tram à câble. Près d’un poteau, un musicien chevelu jouait Autumn Leaves, sur son xylophone à roulettes (comme moi), bientôt délogé de son poste par deux robustes guitaristes, lesquels, dans le feu de l’action, entonnaient un électrique I can’t get no satisfaction.
Mes calculs se sont bousculés. La force primitive devait-elle primer sur la tendresse humaine ?
Après un court-circuit des plus inopinés dans leur générateur, le duo farouche n’a pu que se replier dans le premier transport public. Mon xylophoniste est revenu, avec sa grâce souriante. À l’aide de ses maillets, il martelait les lames de padouk, d’une dextérité que lui aurait enviée un androïde dernier cri.
Tout à coup, des aboiements : bon bug de bon bug, Ila venait de me retrouver ! Aussitôt, j’ai senti cette chaleur typique se diffuser à l’intérieur de ma carapace. Nous nous sommes étreints. Couvert de bave, je ne cessais de caresser mon bon cabot. Mes batteries se sont rechargées spontanément. L’artiste au xylophone s’est lancé dans une fougueuse interprétation de Closer Look. Ce garçon m’épatait. Ce qu’il me donnait à entendre, tous ces sons qu’il harmonisait, que c’était beau, que c’était grand, que c’était vivifiant ! J’éprouvais, pour la première fois, grâce à mon bon husky, ce sentiment palpitant qu’est l’admiration. Hélas, j’étais le seul à remarquer ce jeune surdoué ! Personne ne prêtait attention à son sublime concert. La foule des badauds s’obstinait à n’attendre que le tram à câble en surfant sur l’écran de leur portable. À terre, la casquette de l’artiste demeurait vide. Pas la moindre obole. La chienne a gémi. Le pauvre musicien m’a fait pitié.
Alors, sur un coup de tête, j’ai applaudi très fort, trop fort peut-être, si bien qu’un auditoire s’est tourné vers le percussionniste pour apprécier sa virtuosité xylophonique. Les sous pleuvaient, noyant la casquette. Quel succès !
Encore aujourd’hui, je me sens fier. Je suis enfin devenu un émissaire urbain ! Un vrai ! Sans couac, sans micmac, je parie. Depuis lors, je soutiens les artistes de rue et je raconte à tout vent mes aventures.
Vous qui m’écoutez, sans plus attendre, venez butiner les notes de mon xylophoniste à Fisherman’s Wharf. Si vous n’habitez pas SF (San Francisco), descendez dans la rue ou dans une bouche de métro pour savourer les jeunes talents qui tentent de naître.
Enfin, je profite de ce podcast pour lancer cet appel à tous les vétérinaires éclairés : associez un animal de compagnie à un androïde juste sorti d’usine et laissez-les choisir le sens de leur existence commune (je vous donne le protocole en pièce jointe).
Comme Ila remue la queue ! »
NOTE :
Bienvenue sur la nouvelle application mobile « Voix du monde ». À vous la parole !
« Bbb (bonjour, bonsoir, bonne nuit). On me nomme Ergo : j’existe « par conséquent », grâce à l’intelligence humaine. »
À peine étouffés par la distance du micro, des aboiements semblent souscrire.
« Fonction choisie par mon usine belge : émissaire urbain, à savoir être envoyé çà et là dans la cité pour tisser des liens, voire des projets entre les habitants.
Voici mes aventures peu banales, une plongée inouïe dans les abysses des mises à jour.
Dès ma sortie de la fabrique, mon travail a commencé par un test, comme il se devait. Dans un café de la banlieue-est de Bruxelles, une bagarre requérait une intervention d’urgence. Objectif : réconcilier les protagonistes. J’ai foncé à fond sur mes roulettes à hydrogène. Mais, une fois sur place, mes calculs patinaient. Lequel des adversaires était à l’origine de la querelle ? Lequel victime de l’autre ? Comment les séparer sans heurts ? Comment les inciter à se serrer la main plutôt que le cou ? Mes théories floues freinaient mon entrée en scène. Puisque j’ai trop tardé, le plus faible a dû prendre l’ambulance. Son vainqueur, triomphal, a daigné m’insulter :
‑ De quoi je me mêle, sale robard ? »
Un chien gémit non sans insistance.
« Pas fort probante, ma première expérience. Des sous-traitants de mon usine m’ont donc remanié. Après divers réglages de mon IA par ces free-lances estoniens, ma « mue » accomplie (mue, leur métaphore de ma mise à jour), on a procédé à un nouvel essai.
On m’a brusquement alerté d’un incident, incident que j’ai trouvé presque anodin. Vers les étangs d’Ixelles, une étudiante de l’ULB[1] roulait sur un vélo qui ne lui appartenait pas. Par cet acte, elle privait d’une mobilité véloce le propriétaire des deux roues, un chômeur qui, du coup, ratait son entretien d’embauche. Mes objectifs : 1) récupérer la bicyclette ; 2) faire dédommager la personne lésée ; 3) rabibocher la voleuse et le volé.
Mais, bon bug de bon bug, que mes précieux offices s’avérèrent compliqués ! La demoiselle s’est prétendue innocente. Elle avait juste emprunté le vélo pour filer dare-dare à la pharmacie de la place Flagey : sa voisine, une vieille diabétique manquait d’insuline. Remarquant le deux roues disponible, la jeune femme avait consulté ChatGPT sur ce qu’il convenait de faire. L’IA avait soutenu « l’opération bicyclette ». Ainsi, l’étudiante estimait avoir rendu un précieux service, donc se considérait irréprochable. Toutefois, le chômeur privé de son vélo, ayant perdu son futur emploi avant de le commencer, ne partageait guère ce point de vue. Comment arbitrer un tel litige ? Je roulais en rond…
Ma valse-hésitation m’a précipité vers une « mue » radicale. Les Estoniens m’ont expédié à San José. Là-bas, dans un labo du « Tech », j’ai été revisité par la matière grise des experts les plus futés de la Silicon Valley. »
Le chien clabaude, surenchérit, puis gratte le parquet.
« Autant vous l’annoncer tout de suite : le fiasco ! La première mission que l’on m’a confiée en Californie, elle a bel et bien foiré (« foiré », comme disent les jeunes pourtant grands adeptes des foires). Oui, complètement foiré ! Je devais accompagner une petite orpheline coréenne jusqu’à sa famille d’adoption à Little Italy. La fillette ne cessait de chanter en sautillant sur le trottoir. Dommage, sa joie allait être de courte durée. À peine ses futurs parents avaient-ils ouvert leur porte (avec un sourire angélique) que j’ai dû me braquer pour bloquer mes roulettes. Nom d’un bug ! Nom d’un bug ! La poisse ! Le père et la mère adoptifs étaient aussi blonds l’un que l’autre. Comment ne pas sauver immédiatement la malheureuse d’un si sombre destin ? Sans tergiverser une seconde, d’une volte-face, je l’ai saisie d’une poigne de fer avant de l’emporter dans mes bras. Au fond du bus, elle sanglotait, je ne comprenais pas pourquoi : grâce à moi, ne venait-elle pas d’échapper à une famille de seconde main, redoutable ? Toujours est-il qu’à cause de ces pleurs intarissables, des passagers me suspectaient de rapt d’enfant. »
Geignements canins.
« Bien sûr, j’ai été suspendu en vue d’une nouvelle mue. En attendant, mes contrôleurs ont tenté d’identifier la cause de l’incident. L’un d’eux, d’origine suisse s’est juré de comprendre le rapport entre ma réaction malencontreuse, « épidermique » et l’état d’esprit de ceux qui avaient orienté ma dernière mise à jour. Le pot aux roses a bientôt fleuri au grand ciel. Mes algorithmes avaient été pipés à la racine par ceux qui m’avaient pris en charge, de braves Californiens d’obédience progressistes. Ces derniers m’avaient concocté un système de valeurs, un faisceau d’intérêts conformes à leur credo, lequel était imprégné d’une couche de honte face à leur passé : les horreurs infligées par leurs ancêtres aux Indiens d’Amérique ainsi qu’aux esclaves originaires d’Afrique. À l’évidence, les gars de San José m’avaient conditionné pour juger tout humain de souche européenne comme un potentiel dominateur. Bref, le Blanc devait être considéré comme un danger pour les autres. »
De vifs aboiements paraissent protester.
« J’ai entendu les techniciens pendant qu’ils démontaient les circuits et les cartes-mères de mon module décisionnaire :
‑ Ergo n’est pas foutu d’explorer le contexte d’une situation donnée !
‑ Trop généraliste, ce modèle est incapable de saisir les aspects particuliers d’un cas.
‑ Quelle idée de l’employer comme « émissaire urbain » !
Le Suisse qui me sondait devait, lui, se triturer les méninges :
‑ Mais comment le rafistoler pour qu’il arrête de pécloter ?
Impuissants, sans ressources, les techniciens m’ont fourgué chez des stagiaires de Singapour. Le plus brillant, un Pékinois, s’est passionné sur mon problème. Il a conclu que si je manquais de recul critique face aux préjugés inscrits dans mes programmes, c’était faute de douter sur la valeur de mes actes.
‑ Par les cornes du dragon ! s’est-il écrié devant ses pairs. Comment Ergo pourrait-il estimer la qualité d’une valeur, puisque cet androïde est dénué d’affects ?
Or, le hasard a voulu que dans un labo voisin de ceux qui allaient renoncer à me tripatouiller, un ami du Pékinois, un éminent vétérinaire grec aiguisait ses recherches pointues sur le clonage animal. Lors d’une réunion, les stagiaires lui ont exposé mes déficiences. Penché sur ma carcasse, le savant m’a ausculté sous le regard apitoyé d’un mammifère à la langue baveuse.
‑ Eurêka !
Son diagnostic posé, le remède, selon lui, allait de soi. Enthousiaste, il a élaboré un protocole en coopération avec les stagiaires de Singapour. On m’a débranché, sans me prévenir. Aah, les humains…
À mon réveil, j’étais léché par l’animal qui m’avait observé auparavant, un husky, une chienne polaire blanche aux yeux bleus. Bientôt, j’ai capté en moi comme une lente montée de chaleur. D’après mes calculs, je m’attendrissais. Je n’allais pas tarder à découvrir des données inconnues, non des références à des faits, mais des sortes de saveurs intimes. Comme si je possédais des entrailles gustatives.
‑ Désormais, grâce à cette chienne connectée sans fil, Ergo sera capable d’éprouver des émotions, des sentiments, des sensations ! Génial, non ? s’est applaudi le vétérinaire grec. Regardez-moi ce tandem du siècle !
J’ai découvert l’agréable, j’ai tant aimé caresser Ila (« copine » en esquimau). La bête ravie remuait la queue et frottait son museau velu mais doux contre ma joue en plastique.
Bien sûr, il fallait vérifier les performances de notre système hybride. Ila et moi, nous avons été soumis à l’épreuve. Le souci à lever paraissait simple : une altercation entre une mère et sa fille adolescente. J’ignorais alors que la scène sous mes capteurs n’allait être que feinte, jouée par des actrices.
La mère abonnée à un ChatGPT 7.0 d’obédience féministe venait de recevoir le feu vert de l’IA pour chasser d’une terrasse de bistro le garçon sportif, baraqué, qui osait tenir compagnie à la chair de sa chair (lui aussi comédien, à mon insu). La cinquantenaire s’est lancée à l’abordage de la table pour vilipender le jeune monsieur muscle.
J’hésitais à m’interposer, perdu dans mes calculs, lorsqu’Ila s’est mise à aboyer contre la dame au visage cruel. Aussitôt, j’ai ressenti dans mon abdomen une vive tension, chargée d’indignation, d’un sentiment d’injustice mêlée de pitié pour la fille effondrée par le scandale en cours. Son petit ami reculait en protestant.
‑ C’est pour ton bien, ma petite ! a hurlé sa maman. Si je te laisse avec lui, ce porc te fera du mal, forcément. Les hommes ne sont pas faits pour le bonheur des femmes !
La chienne montrait ses crocs. J’ai senti monter en moi comme une poussée magmatique. Ni une, ni deux, sur mes roulettes qui chauffaient le bitume, j’ai ramené le garçon dans les bras de son amoureuse, sous les yeux grossis par la fureur de l’excitée. Je me suis bientôt tourné vers elle :
‑ Vos craintes, madame, sont compréhensibles, voire louables. Mais contrairement à vous, j’ai connu des hommes gentils, des femmes méchantes. Vous ne pouvez construire une image fiable du monde à partir de votre seule expérience confortée par une IA biaisée.
Déjà cabrée, elle s’est pétrifiée dans une sidération meurtrie. Mon husky, par compassion, glapissait. J’ai posé ma main de titane plastifiée sur l’épaule de la mère.
‑ Désolé pour vous, madame, si vous n’avez pas eu de chance en amour. Mais il n’est pas trop tard, vous n’êtes pas au bout de la joie, sachez-le. Laissez-vous donc être aimable.
La chienne remuait la queue.
En fin de compte, mon vétérinaire grec et le stagiaire pékinois ont validé mon test. Ainsi, j’étais prêt pour assumer à nouveau ma charge d’émissaire urbain. Enfin, pas tout à fait. On m’a engagé pour exercer un « métier d’avenir » (à ce qu’ils disaient). Et quel métier d’avenir ! Voyez plutôt. Selon les statistiques, les femmes semblaient plus à l’aise avec le verbe. En moyenne, elles parlaient deux fois et demi plus vite que les hommes. Normal, elles aiment tant s’exprimer. Hélas, le plus souvent, leur compagnon ou leur mari se montre moins motivé qu’elles pour formuler des phrases. D’où des échanges frustrants. Et, selon mes employeurs, c’était là qu’une IA hybride comme moi pouvait se révéler fort judicieuse, en tant que suppléant de conjoint.
‑ En vue de votre mission, voici vos données utiles, Ergo. Enseignante, Mia travaille souvent chez elle, pour ses corrections ou la préparation de ses leçons. Joe, son mari pompier, déjà rarement présent au foyer, se révèle peu loquace sous leur toit. Sa femme l’aime malgré tout, aussi a-t-elle besoin de sa présence et souffre de son mutisme.
Mon husky gémissait.
‑ C’est là où vous intervenez, Ergo.
‑ En tant que suppléant de conjoint ?
‑ Exact. Vous vous rendrez dans la maison de cette dame, au centre du quartier de Haight-Ashbury, à San Francisco, le berceau des hippies.
On me remit un projecteur qui ressemblait à un pommeau de douche.
‑ En suspension magnétique au-dessus de votre tête, cet instrument vous habillera d’un hologramme, la réplique parfaite de l’époux de Mia. Sous son apparence, vous pourrez tenir avec elle des conversations chaleureuses, passionnantes.
Je me suis exécuté, deux heures chez elle, trois fois par semaine. Elle était ravie. La chienne m’aidait finement à partager les humeurs de ma cliente. Tout s’est bien passé jusqu’à ce vendredi, en fin d’après-midi. Dans la cuisine, tandis qu’un chili con carne mijotait dans sa marmite, Mia et moi discutions avec ferveur sur la notion de fidélité. Rêver de redevenir une enfant, était-ce tromper son mari ? Soudain, l’husky a aboyé à tue-gueule. Nom d’un bug de nom d’un bug ! De retour, à l’improviste, tout exalté d’annoncer sa promotion, l’époux pompier a surpris sa femme avec « lui ». Ce double l’a enragé. Il s’est mis à frapper sa moitié. Je me suis aussitôt dévêtu de l’hologramme pour le calmer. En vain. J’ai saisi son bras. Il s’est débattu. Pire, il a balancé vers moi une bouteille de gin. Je l’ai évitée. Mais le projectile plein d’alcool s’est fracassé sur la base de la marmite, attisant les flammes de gaz. Le feu s’est propagé aux rideaux blancs. L’incendie, ça le connaissait, mais le pompier n’avait qu’une idée en tête : régler mon compte. La chienne l’a mordu pour me protéger. Mia s’est enfuie.
La maison réduite en cendres, on m’a congédié. Ila et moi, nous nous sommes repliés chez l’éminent vétérinaire. Le chercheur ne manquait pas de ressources. Après plusieurs circuits autour de son bureau, il a posé l’index sur la tempe :
‑ Depuis 2005, le zoo de San Francisco s’est interdit d’héberger des éléphants. Toutefois, pour rendre service à un cirque ambulant au bord de la faillite, le directeur du zoo, un de mes amis, a quand même accueilli Woody pour quelque temps dans une aire provisoirement sans occupant. Hélas, l’animal a présenté des troubles du comportement. Il ne cesse de se cogner le front contre le mur au fond de son enclos.
Le directeur du zoo m’a regardé avec un air suppliant. Ila s’est mise à hurler comme un loup de nuit.
‑ Pourriez-vous essayer de guérir Woody de sa dépression ?
Sur place, j’ai pris un tabouret pour m’asseoir à côté du pachyderme qui, en l’occurrence, se tapait constamment la tête contre la paroi de granite. La chienne s’inquiétait. Moi aussi. J’ai caressé les oreilles de Woody, non sans lui chanter le refrain jovial de la patrouille des éléphants, tiré du film Le livre de la jungle. Aucun effet.
Tandis que l’éléphant se tapait le front, je me grattais le mien. J’ai cherché, cherché, cherché. Qu’est-ce qui pouvait bien l’affecter à ce point ? J’ai cherché, cherché encore… Brusquement, le sou est tombé dans la fente : ne pas chercher, voilà son big bug, son gros pépin ! Plus précisément, la pauvre bête confinée dans un recoin du zoo n’avait plus rien à chercher. Chercher, n’est-ce pas ce qui donne sens à l’existence animale ? Chercher sa nourriture ou un plan d’eau, par exemple.
Ila, elle a senti que j’étais content. Elle m’a approuvé de toutes ses forces, mais ses cris enthousiastes ont effrayé le pachyderme, lequel s’est rué pour charger mon husky. La chienne a déguerpi à toute bise. Bientôt hors de la sphère de son influence, j’ai perdu sentiment et émotion. Et gagné un sacré coup de trompe !
Perdu dans mes calculs, j’ai quitté le zoo. Cette fois, j’étais bon pour devenir un robot vagabond. Il ne me restait plus qu’à errer. Errer dans la ville, jusqu’à la fin de mes batteries. J’ai traversé le Sunset district, puis coupé par Twin Peaks, traversé Nob Hill, enfin suis parvenu à la fameuse station de tram de Fisherman’s Wharf.
Une longue queue de touristes guettait l’arrivée du tram à câble. Près d’un poteau, un musicien chevelu jouait Autumn Leaves, sur son xylophone à roulettes (comme moi), bientôt délogé de son poste par deux robustes guitaristes, lesquels, dans le feu de l’action, entonnaient un électrique I can’t get no satisfaction.
Mes calculs se sont bousculés. La force primitive devait-elle primer sur la tendresse humaine ?
Après un court-circuit des plus inopinés dans leur générateur, le duo farouche n’a pu que se replier dans le premier transport public. Mon xylophoniste est revenu, avec sa grâce souriante. À l’aide de ses maillets, il martelait les lames de padouk, d’une dextérité que lui aurait enviée un androïde dernier cri.
Tout à coup, des aboiements : bon bug de bon bug, Ila venait de me retrouver ! Aussitôt, j’ai senti cette chaleur typique se diffuser à l’intérieur de ma carapace. Nous nous sommes étreints. Couvert de bave, je ne cessais de caresser mon bon cabot. Mes batteries se sont rechargées spontanément. L’artiste au xylophone s’est lancé dans une fougueuse interprétation de Closer Look. Ce garçon m’épatait. Ce qu’il me donnait à entendre, tous ces sons qu’il harmonisait, que c’était beau, que c’était grand, que c’était vivifiant ! J’éprouvais, pour la première fois, grâce à mon bon husky, ce sentiment palpitant qu’est l’admiration. Hélas, j’étais le seul à remarquer ce jeune surdoué ! Personne ne prêtait attention à son sublime concert. La foule des badauds s’obstinait à n’attendre que le tram à câble en surfant sur l’écran de leur portable. À terre, la casquette de l’artiste demeurait vide. Pas la moindre obole. La chienne a gémi. Le pauvre musicien m’a fait pitié.
Alors, sur un coup de tête, j’ai applaudi très fort, trop fort peut-être, si bien qu’un auditoire s’est tourné vers le percussionniste pour apprécier sa virtuosité xylophonique. Les sous pleuvaient, noyant la casquette. Quel succès !
Encore aujourd’hui, je me sens fier. Je suis enfin devenu un émissaire urbain ! Un vrai ! Sans couac, sans micmac, je parie. Depuis lors, je soutiens les artistes de rue et je raconte à tout vent mes aventures.
Vous qui m’écoutez, sans plus attendre, venez butiner les notes de mon xylophoniste à Fisherman’s Wharf. Si vous n’habitez pas SF (San Francisco), descendez dans la rue ou dans une bouche de métro pour savourer les jeunes talents qui tentent de naître.
Enfin, je profite de ce podcast pour lancer cet appel à tous les vétérinaires éclairés : associez un animal de compagnie à un androïde juste sorti d’usine et laissez-les choisir le sens de leur existence commune (je vous donne le protocole en pièce jointe).
Comme Ila remue la queue ! »
NOTE :
[1] ULB : Université libre de Bruxelles.