Fables du Futur de Robert Yessouroun

Le robot et le rhinocéros | Robert Yessouroun | 2023


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 31/03/2023 | Lu 569 fois





Copyright @ 2023 Le Galion des Etoiles | Le robot et le rhinocéros, une fable du futur de Robert Yessouroun
Au-delà de la rivière Mara, des marécages à perte de vue, orangés par l’aube africaine. Celui que les moustiques n’incommodent pas, comme invisible aux flamants roses près du cours d’eau, Bôli, le nouveau gardien de la réserve naturelle est observé aux jumelles par le grand Nakuru, un Kényan d’origine Masaï, son prédécesseur évincé de son poste au nom du progrès. Caché derrière un buisson d’épineux, ce récent chômeur n’a qu’une idée en tête : se venger ! Se venger de cet esprit artificiel qui lui a volé son travail !
 
À travers ses jumelles, la savane s’éveille, mais certains de ses noctambules plongent dans le sommeil dès le lever du jour. Ainsi, là-bas, Riri, la mascotte de la réserve se vautre en ronflant dans sa chère flaque boueuse. À sa vue, Nakuru ricane. Pendant la nuit, l’ex-gardien a infecté cette fange de petites larves roses, des parasites du rhinocéros.
 
Androïde multitâche, Bôli ignore deux choses : la haine et la bêtise. Il ne peut concevoir qu’on puisse le détester, ni que le règne du vivant puisse engendrer une quelconque stupidité. Loin de là, il est tout affairé à remplir la fonction principale qu’on lui a attribuée : protéger Riri. D’ailleurs, l’avertissement de son chef lors de son engagement tourne en boucle dans son moniteur de contrôle.
 
‑ Bôli, tu vas remplacer Nakuru, l’agent qui fermait facilement les yeux sur les braconniers. Tu veilleras en priorité sur Riri, notre porte-bonheur, un rhinocéros noir mâle de 10 ans. Qu’il ne lui arrive rien de fâcheux, tu entends ? Dans le cas contraire, tu retournerais à Nairobi.
 
Nairobi : ce nom a évoqué des data plutôt négatifs. Le robot n’avait-il pas commencé sa carrière dans les rushes pollués de la capitale ? Bref, Nairobi, non, très peu pour lui !
 
Salivant de sérieux, son supérieur a terminé par une sévère mise en garde :
 
‑ Dans notre faune, la fierté de notre pays, Riri est un cas spécial. Le pachyderme n’a pas toujours tout son cerveau. Sois vigilant, Bôli ! Que ses erreurs ne lui causent aucun préjudice. N’oublie jamais : ici, à Masaï Mara, tout le monde adore Riri. Il incarne pour nous l’âme sacrée, bienveillante du parc…
 
L’androïde a tenté d’interpréter l’expression « n’a pas toujours tout son cerveau », mais cette formule étrange résistait à ses analyseurs, car elle ne rencontrait aucune donnée fiable.
 
En approche du mastodonte qui sommeille dans sa boue, l’androïde de service capte dans l’air ambiant une légère odeur insolite. Ses prunelles zooment sur le corps du dormeur. Une fourmilière de larves roses migre vers les naseaux du rhinocéros !
 
Derrière les épineux proches, Nakuru peste de tout son saoul. Son coup va être déjoué ! En rage, il scrute aux jumelles le maudit robot qui épouille la carapace de Riri. Le Masaï se jure de mieux sévir la prochaine fois…
 
Quand, satisfait de son intervention, l’androïde retourne à sa Jeep, il reçoit l’appel matinal quotidien de son chef.
 
‑ Alors, Bôli, as-tu bien examiné les excréments de Riri ?
 
‑ Oh, chef, pas difficile. Riri ne mange que des feuilles d’acacia. Notre mascotte n’a pas l’air très ouvert à d’autres végétaux…
 
Le lendemain, au crépuscule, Nakuru se sent plus déterminé que jamais à se débarrasser du robot qui avait usurpé sa fonction de gardien. À cause de cette intelligence fumeuse, il avait été dépossédé de la source de revenu pour sa famille que, depuis lors, il n’ose revoir. Sous la pression de la colère, il passe à l’action, sûr cette fois d’être guidé par un plan infaillible.
 
En aval d’un baobab, un piège naturel va s’occuper de ce « crétin » de Riri. Camouflé par d’épaisses branches d’acacia, le Masaï n’a plus qu’à attendre sa proie. Encore mal éveillé, l’animal myope comme une loupe serait attiré par le parfum de feuilles fraîches. Mais, forcément, il n’atteindrait jamais son mets favori…
 
Tandis qu’au garage de la réserve, Bôli révise le moteur de la vieille Jeep, à trois kilomètres de là, son protégé flaire l’odeur de son petit déjeuner, lequel inaugure sa nuit tout imminente de rhinocéros. Aguiché par son repas, Riri ne perçoit pas de suite que ses triples sabots s’enfoncent tous sans exception, même qu’ils s’enfoncent plus que d’habitude. Bientôt le pachyderme ne peut plus avancer. L’ensemble de sa masse descend lentement dans du sable. L’animal barrit de rage et d’effroi.
 
Sensible à la détresse de Riri, la puce logée dans la carapace de sa nuque permet de lancer l’alarme. Aussitôt alerté, Bôli géolocalise la malheureuse mascotte.
 
Sur place, le verdict est sans appel : Riri se fait avaler par des sables mouvants ! Derrière le baobab, Nakuru pouffe d’un rire sadique. Faute de prise (le ventre déjà en partie enfoui), l’androïde ne pourra sangler son rhinocéros afin de le hisser hors de son futur tombeau…
 
Inspiré par des algorithmes sur des chapeaux de roue, le robot déroule le câble du treuil à l’arrière de la Jeep. Il enjoint Riri d’ouvrir sa gueule pour serrer le câble entre ses deux mâchoires. Mais l’animal ne comprend rien. Mais alors rien de rien. Il barrit encore plus fort. Sa masse disparaît minutieusement. En mode créatif, le gardien synthétique envisage d’enfoncer de chaque côté trois perches de métal sous les flancs du mastodonte, puis d’appeler deux hélicoptères qui abaisseraient chacun un container afin d’agir sur les perches comme un levier. Hélas, selon la Centrale, « aucun hélico n’est dispo ».
 
Riri barrit à en perdre la voix, il s’agite, s’agite trop dans sa lutte contre le sable, rien n’y fait. Son corps prisonnier est absorbé juste un peu plus vite.
 
Bôli considère une autre solution : mélanger un hachis de feuilles d’acacia avec une substance qui entraîne de vives flatulences. De la sorte, le rhinocéros se propulserait grâce aux vents de son estomac. Toutefois, après quelques calculs, l’androïde renonce car il manque de temps. Riri serait complètement sous terre avant que la potion n’agisse.

Aux grands maux les grands remèdes. Bôli sort d’un coffre des bâtons de dynamite qu’il dispose à gauche du pachyderme, non loin d’un amas de roches erratiques qui plonge vers un lit de rivière asséchée.
 
La série d’explosions secoue le sol, épouvante Riri, éventre latéralement l’épaisse couche de sable mouvant, laquelle entraînée vers le vide soudain, se déverse en avalanche dans le vallon. Sitôt libéré, Riri fonce vers le tas de branches d’acacia que Nakuru, paniqué, vient d’abandonner derrière lui.
 
Trois heures plus tard, l’ancien gardien mâche encore sa vengeance comme un chewing-gum. Cette fois, sa hargne finit par lui faire inventer un moyen génial de faire virer son remplaçant artificiel. Il réussit à s’emparer d’un pique-bœuf, cet oiseau local qui nettoie la peau des pachydermes. Pour sûr, le volatile va confondre avec une larve la puce qui géolocalise cet abruti de Riri ! Sans celle-ci, la mascotte de la réserve deviendra introuvable. Sans ménagement, son gardien androïde sera considéré comme fautif. Adieu, Bôli ! Tu nous manqueras, hé, hé…
 
Le bec fouineur du pique-bœuf n’a pas raté la puce. Le rhinocéros gambade désormais incognito, quelque part dans la savane. Bôli saisit mal ce qui se passe. Plus aucun écho de l’existence de son protégé ! Alors que l’agent quadrille de faisceaux électroniques les plaines et les marécages de Masaï Mara, son chef l’appelle.
 
‑ Allô, Bôli ? Riri va bien ? Je passerai le voir demain. J’ai promis à ma fille depuis trop longtemps de lui montrer notre porte-bonheur.
 
Le gardien artificiel n’est pas un perdant. Ses algorithmes travaillent à fond la caisse, plein tube. Inspiré par un documentaire sur la reproduction des rhinocéros noirs, Bôli fixe sous un drone l’enregistrement des cris d’une femelle en chaleur. De nuit, le drone survole à basse altitude la réserve, dont il envoie les images infrarouges à son pilote à terre. Au bout de plusieurs heures, le robot repère le mastodonte vers des étangs de boue. Et là, curieux spectacle : au pas de course, la bête tente de s’envoler pour rejoindre sa dulcinée dans les cieux.
 
Sitôt calmé de son rut, il est gavé d’acacia. Bôli déniche alors le pot-aux-roses : on a enlevé la puce de Riri ! Qui donc a osé ? Depuis peu, le pauvre rhinocéros est comme harcelé par une force malveillante. Une telle situation trouble l’androïde. Comment peut-on être hostile ? Qui peut en vouloir à un porte-bonheur ? Pour quelle raison ? Il inspecte en vain les alentours.
 
Caché derrière un dôme de granite, pris de fureur, Nakuru jette ses jumelles dans l’herbe sauvage.
 
Une semaine s’écoule. Cela fait maintenant plusieurs jours qu’une nouvelle puce balise a été greffée sur le rhinocéros. Mais depuis deux nuits, elle signale que le pachyderme tourne en rond aux confins du grand parc ouest. Préoccupé, son gardien se rend sur place en Jeep. Sous le regard fatigué des zèbres attroupés, Riri trace des cercles autour d’un arbre de cactus. L’androïde comprend vite ce qui se passe : le malheureux ne trouve pas sa nourriture. Pourtant, dans ce secteur, les végétaux ne manquent guère, mais notre animal est maniaque. Des feuilles d’acacia ou rien. Mais comment est-il parvenu si loin, aux limites de la réserve, dans un lieu sans intérêt pour lui ? Le robot ne tarde pas à découvrir des empreintes profondes de pneus dans le limon. Un camion-grue a dû déposer l’animal. Mais pourquoi ? Pas d’acacia par-là !
 
Entêté, Riri poursuit sa ronde comme un fauve en cage. Décidément, Bôli n’intègre pas dans ses circuits une telle obstination. Son intelligence artificielle elle aussi tourne en rond. Pourquoi ce rhinocéros se montre-t-il si limité ? Le gardien ne s’explique pas davantage ce qui motive un ou plusieurs humains à nuire à la mascotte de la réserve.
 
Une heure a tourné. Le robot revient avec sa Jeep augmentée d’une remorque. Il tire sur le pachyderme une seringue apaisante. À plat-ventre derrière un léopard somnolent, l’ex-gardien s’arrache les poils de sa barbe grise.
 
Après avoir ramené le rhinocéros vers les marécages, l’androïde est bien décidé à identifier le ou les responsables de ces actes inamicaux. Dès l’aurore, il remonte la piste du camion-grue jusqu’à un dépôt de vieux poids-lourds, interroge le surveillant peu loquace. C’est une barbe grise qui a loué l’utilitaire.
 
Sur le chemin du retour, à son volant, Bôli aperçoit une silhouette trapue qui, toute excitée, grossit vers lui. Un rhinocéros ? Un rhinocéros noir ? Bingo ! C’est bien Riri qui accélère, à l’assaut de la Jeep. Riri ! Un drone agite devant lui une marionnette de taille humaine. Le pantin doit épouvanter le pachyderme dépourvu d’une très bonne vue. Ce dernier fonce vers l’obstacle quasiment à l’aveugle, tête baissée, sa plus longue corne en avant. Le choc inévitable, la portière éventrée, la Jeep bascule, éjecte Bôli. Le robot se traîne en appelant « Riri ! ». Mais l’animal ne répond pas, tant il peine à s’adapter, faute de calculs, déplore l’automate. En effet, buté, le rhinocéros se dresse pour marteler, cabosser la carrosserie de ses triples sabots. La voiture de fonction ressemble bientôt à une sculpture désespérée.
 
Enfin, le mastodonte défoulé détale. Le chef va être contrarié, anticipe le chauffeur qui se redresse non sans intercepter de bizarres cris stridents. À quelques pas, sur la branche d’un « arbre à saucisse », Nakuru se débat, en lutte contre un singe bleu hurlant, qui s’acharne à l’expulser de son territoire. D’un vif coup de saucisse (un fruit aussi gros qu’un concombre), le primate le matraque jusqu’à ce qu’il se débarrasse de l’intrus, lequel s’écroule au pied du tronc. Les capteurs visuels de Bôli se focalisent sur le personnage à terre, affolé. L’androïde identifie sans peine le barbu gris qui déguerpit sans demander son reste.
 
Un éclair se propage dans les logiciels du robot. Soudain, malgré ses ennuis futurs, Bôli s’estime comblé. Quel pas en avant ! Non seulement, il a découvert l’existence d’un premier phénomène naturel qu’il ignorait, la bêtise, grâce au rhinocéros, mais encore, grâce au gardien qu’il remplace, il vient de déceler une seconde singularité inconnue : la haine.
 
Ses algorithmes encore vaporeux n’ont trouvé aucune solution à la bêtise. Bôli ne pourra rendre Riri meilleur. Néanmoins, après un tourbillon de calculs, il va proposer à Nakuru une parade à sa haine.
 
Rentré boitillant dans sa hutte de fortune, le grand Masaï frémit, gagné par la chair de poule. Sur sa couche de paille, une statuette : un python noir en spirale autour d’un personnage africain. Cette figurine révèle à son destinataire qu’on lui a lancé un mauvais sort. À la cheville en bois, une étiquette : « Nakuru, si tu ne te dénonces pas, il t’arrivera plus que du malheur. Nakuru, si, ce soir, à 18 heures, à la flaque préférée du rhinocéros noir, tu ne demandes pas pardon pour tes méfaits à Bôli et à Riri, le maître des mauvais esprits s’attachera à toi comme ton ombre. »
 
Le lendemain matin, devant son chef encore époustouflé par les aveux de l’ex-gardien, l’androïde conclut de son plus beau sourire :
 
‑ Contre la haine, rien de tel que la superstition…

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