Le charme discret de la connaissance | Robert Yessouroun | 2025

Par | 20/04/2025 | Lu 430 fois


Quand un robot est contraint de s'initier à la quête de l'au-delà...



Illustration © Vogue0987, libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/librairie-connaissance-7643976/ | Montage © Le Galion des Etoiles
À Antoine Auchlin
 
Si jeune ! Aux soins intensifs, son corps luttait encore. Son esprit devait être plongé dans un silence opaque. Imbibée d’antidouleurs, de fortifiants, d’antibiotiques, sa chair couvait une fièvre stabilisée. Diagnostic : intoxication alimentaire au poisson japonais. Pronostic vital mal engagé. Aucun remède en vue.
Son entourage contrit veillait à son chevet. L’épouse se tournait les pouces. Le frère mastiquait un chewing-gum.
À l’écart du lit d’hôpital, son androïde domestique, Wor-y, se faisait du mouron, bien forcé d’admettre qu’il enfreignait la Loi suprême : « Tu ne laisseras pas un être humain subir du mal ». Ne demeurait-il pas là, debout, figé, passif, les jambes tremblantes, les mains jointes sur le front, tête en arrière, les oreilles écartées, le regard fixe, alors que son maître était menacé ?
Non, à l’évidence, l’automate ne pouvait continuer comme ça, à se ronger les algorithmes. Aucune IA n’était programmée pour supporter une telle démission. Si, par son impuissance, il transgressait le tabou des robots, il lui fallait rendre des comptes. Ses calculs tournaient dans tous les sens, ses opérateurs devenus de véritables girouettes. Que faire pour ne pas perdre son maître ? Les médicaments administrés semblaient peu efficientes. Comment laisser monsieur se débrouiller tout seul avec ce qui l’assaillait ? Ah, que son inaction robotique le perturbait ! Tolérer le mal ne lui était-ce pas interdit ?
À moins que… Ces trois mots le titillaient. Comme l’hypothèse qu’ils annonçaient. À moins que… un au-delà prolongeât ce monde pour accueillir ce que les humains appelaient l’âme… Dès lors, la fatalité ne serait ni fâcheuse, ni regrettable. Wor-y n’aurait plus à se considérer comme défaillant. Et, du coup, son travail reviendrait à en savoir davantage sur cette force supérieure en tant qu’hôtesse des personnes qui se défaisaient. Une force supérieure aux humains, si elle était avérée, ben voilà qui changerait tout ! S’il y avait un maître éternel au-dessus du maître précaire, ses commandements ne prévaudraient-ils pas sur les lois créées par les mortels ?
De telles conjectures extravagantes ne manquèrent pas de déclencher une alarme maximale dans la salle polyvalente du télé-contrôle des IA. Danger ! Danger ! Danger ! Un robot doutait de la validité de ses impératifs ! L’engin domestique envisageait l’existence d’une autorité qui chapeauterait son programme directeur. Quel bogue ! L’ordre mondial généré par les calculs artificiels était désormais en péril. Comment se protéger de ce raté ? Impossible de désactiver ce spécimen à distance, puisque l’automate avait bloqué cette fonction. La Centrale de la défense dépêcha vers l’hôpital un détachement de trois gardes mécaniques, les imparables pyramides sur patins.
Bien sûr, Wor-y détecta leur approche. Il s’excusa auprès de la famille de monsieur, avant de s’éclipser à toute bise des soins intensifs. Mais où se réfugier ? Il fallait combiner sa sécurité avec sa quête d’un maître tout-puissant. Le sanctuaire le plus proche était une église chrétienne. Quelle chance ! En chemin, il retira de son abdomen la puce qui le géo-localisait.
À peine le parvis franchi :
‑ Quel bon vent vous amène, mon fils ?
Le curé qui venait de surgir n’avait pas fini de mâcher sa dernière bouchée de côte à l’os. Belle aubaine, apprécia Wor-y. Ce prêtre était le mieux placé pour l’aider à résoudre deux problèmes.
‑ Hé ! N’oubliez pas l’eau bénite !
Il regretta de ne pouvoir accomplir ce rituel : l’eau, si bénite fût-elle, risquait de court-circuiter son épiderme synthétique (déjà qu’il devait éviter la pluie !).
Il se présenta comme un modeste robot en cavale.
‑ Un robot ? En cavale ? Mon Dieu !
‑ Oui, bien obligé, car je m’interroge sur l’inconnu caché.
‑ L’inconnu caché ? Seigneur !
‑ Si, si. Par exemple, à quoi ressemblerait votre sainte Providence ?
Le curé déglutit difficilement. Converser avec un robot n’était pas son pain quotidien. Wor-y attendait la réponse, une main serrant les doigts de l’autre.
‑ Mmh… Le Créateur ressemble à Sa créature, même si certains Le réduisent à un œil dans un triangle.
‑ Ah ? Et… comment dire ? Quels seraient ses ordres ?
L’autre soupira, déjà en digestion, visiblement lassé.
‑ Confesser ses péchés, manger du poisson le vendredi, que sais-je, mon fils ?
Soudain, on tambourina contre le grand portail de chêne. C’étaient les pyramides qui le traquaient ! Comment ces fichus gardes avaient-ils pu remonter jusqu’à lui ? « Question erronée » avisa son module examinateur. Heureusement, ils n’avaient pas le droit de pénétrer dans les lieux sacrés. Toutefois, le tapage s’impatientait.
‑ Mon fils… d’artifice, ne laissez pas offenser la maison du Très-Haut, partez, allez-vous-en !
Le robot tout vibrant s’exécuta par une porte dérobée. Quelle serait l’étape suivante ? Où pourrait-il se cacher provisoirement tout en poursuivant son enquête ? Il consulta le plan de la ville. Une synagogue figurait à deux pas. Il fila vers le temple. À peine introduit dans le grand hall des prières qu’il tomba sur le rabbin, un vieillard irascible et très pressé. Celui-ci n’aimait guère se voir dérangé pendant sa lecture de la Torah. Encore moins par un golem goy !
Wor-y ne s’offusqua pas de l’humeur acariâtre. Il persista poliment, quand bien même ses questions agaçaient le religieux. Enfin, le vieux rabbin répondit :
‑ L’image de Yahvé, aucun intérêt !
‑ Qu’est-ce qui importe, alors ? s’inquiéta l’androïde.
‑ Respecter le sabbat, s’équiper de deux frigidaires et, surtout, dégager les robots du temple !
Ce mépris surchauffa Wor-y. Un filet de vapeur s’élevait de chaque aisselle.
Tout à coup, une bordée de battements contre les parois de l’entrée. Ce raffut cabra le rabbin.
‑ Ah, maudits barbares, vandales sataniques, je vous hais ! expectora-t-il, outré.
Et il sprinta pour sauvegarder le rouleau de la Torah et le chandelier à sept branches en or.
‑ Rassurez-vous, c’est à moi qu’ils en veulent, dit le robot.
Le rabbin avait déjà décampé. Le boucan contre les parois de bois redoublait. Hérissé d’étincelles dues à ses excès de calculs, Wor-y s’échappa par une fenêtre. Comment les pyramides avaient-elles pu le situer si rapidement ? Serait-il tracé par un émetteur logé en lui à son insu ? Son pas de course souffla les dernières mèches brillantes sur sa carapace. Il profita de son accalmie corporelle pour lancer en lui toute une batterie de sondages. En vain. Aucun signe de mouchard dans ses algorithmes.
Dès le seuil de la mosquée, il fut contrarié par l’imam qui insistait pour qu’il ôtât ses chaussures. Malencontreusement, l’androïde constitué d’une seule pièce n’en portait pas. Il lui offrit de charger sur son téléphone des poèmes coraniques chantés a capella. Très doux, le religieux comprit qu’il avait affaire à un robot de haute voltige. L’esprit ouvert, il le fit asseoir à côté du vaste tapis avant de se prêter aux questions, fussent-elles saugrenues, voire choquantes.
‑ Ne blasphème pas, Allah n’a pas de forme. Quant à ses ordres, ils sont fort simples. Péleriner à la Mecque, jeûner au Ramadan…
Il interrompit l’énumération des cinq piliers de l’islam : une aura trouble ondoyait autour de son hôte.
‑ Tu n’es pas une bombe, par hasard ? s’effraya le religieux.
‑ Par hasard, mon destin m’a fait robot domestique. Un humain n’a rien à craindre de moi.
Et il ouvrit son thorax où ne grouillaient que des cartes-mères. Soulagé, l’imam s’épongea le front.
‑ À propos de hasard, Allah m’oblige-t-il d’empêcher le mauvais sort ?
‑ Tout est écrit là-haut. Intervenir contre la fatalité serait futile. Contente-toi de dire…
Le religieux n’eut pas le temps d’ajouter « inch Allah ». Son assistant se précipita vers lui pour signaler trois monstres à l’entrée. Les deux préposés au culte ne purent offrir leur charitable secours à l’androïde. Ce dernier s’était déjà volatilisé.
À l’arrivée du visiteur dans la pagode, le moine au crâne rasé n’inclina la tête que juste ce qu’il fallait. Après un long silence, il daigna répondre aux sollicitations de l’intrus artificiel :
‑ Bouddha existe à sa manière, en dehors de la matière, dépourvu de la moindre parcelle. Essence abstraite, comment pourrait-il se vêtir d’une quelconque apparence ?
Sur ces mots, il replongea dans sa méditation sans fond. Un peu décontenancé, le robot palpait le bout de branche tombé sur lui lors de sa dernière dérobade. Puis, il relança ses questions. Imperturbable, le moine entrouvrit les yeux :
‑ Les préceptes de Bouddha ? (Il sourit vaguement.) Mépriser les objets, s’abstenir de manger les légumes-racines. (Il respira profondément.) Pourquoi tripotez-vous cette pauvre branche morte ?
Une surface de bronze résonna comme un gong. Les pyramides, encore elles, les pyramides s’obstinaient !
L’androïde recula sur la pointe des pieds. Mais il ne savait plus où aller. Les animistes se passaient de temples. Finalement, il opta pour un repli vers le dernier refuge encore accessible à cette heure, la bibliothèque publique universitaire.
Dans sa fuite en catimini, il apprit que son maître s’était réveillé, mais avec la conscience faussée par un délire intermittent. Allégé puisque monsieur était sorti du coma, son esprit artificiel s’éleva vers une sorte de transcendance sans gravité, comme si ses logiciels s’accordaient aux divagations de son maître.
Qu’y avait-il avant Dieu ? Des nombres virtuels ? Des lois muettes ? Et si le Seigneur n’avait rien voulu, s’il avait improvisé, au pif, s’il avait dû « faire avec ce qui venait » ? La majorité de l’univers semblait stérile, pourtant, lors de leur explosion, les étoiles semaient le puzzle de la vie, ce miracle qui allait générer des règles vierges. Et, en dehors de « tout ça », rien, néant. Non, pas d’au-delà. À moins qu’on attendît pour fonder le règne de Robodéus ? Lui, Il pourrait faire réincarner monsieur, sur une autre planète, peut-être ?
Parvenu dans l’une des galeries de la bibliothèque, parmi les albums, les dictionnaires, les encyclopédies, les ouvrages au cuir luxueux des siècles antérieurs, Wor-y s’inclina, la main posée sur les lèvres, comme marqué par le respect pour l’écriture savante. Le décor du savoir accumulé par les génies humains à travers l’histoire de la culture forçait l’admiration. Alors que, par curiosité, il feuilletait L’épopée de Gilgamesh, il rencontra l’épisode où le héros se révoltait contre la mort. Ce passage insolite aux yeux du robot le laissait perplexe quand il perçut un chuchotement dans le couloir voisin. Il découvrit un échalas de près de deux mètres qui murmurait pour sa petite amie les premières lignes du Faust de Goethe.
« Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m’intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là mes élèves par le nez. — Et je vois bien que nous ne pouvons rien connaître !… »
Sa petite amie, subjuguée, lui caressa la joue. Il articula moins bien. Puis, encouragé par elle, il osa hausser la voix :
« (…) si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ! » [1]
Ainsi, Faust, l’as de l’intelligence naturelle avait devancé la conclusion de Wor-y. Cette absurde quête de vérité confirmait l’échec de ses consultations religieuses. Aucune loi divine ne le déchargeait de sa grande faute, à savoir ne pas se battre aux côtés de son maître contre l’irrémédiable. Quant à l’au-delà et son éventuel Propriétaire, aucune trace…
Curieusement, Dieu ne se montrait pas plus que les ET. Certes, une absence n’était pas la preuve de l’inexistence. Le temps était invisible, insonore, intouchable, inodore, insipide. Lui aussi paraissait absent, quoi. Et pourtant, il se mesurait. Mais, dans cette optique, quelles étaient les dimensions du Seigneur et de son royaume ? Finalement, conclut-il, Dieu n’était qu’une théorie, tout au plus le fruit d’une espérance.
Les seuls maîtres au-dessus de son maître étaient les génies prodiges réduits à l’état de livres dans cette bibliothèque. Ces savants, ces artistes avaient créé leurs propres lois pour atteindre la justesse ou la beauté. Mais aucune de ces lois n’imposait le combat contre la chute de l’existence.
Brusquement, du grabuge à gogo, l’écho de coups de sifflets ! Damnées pyramides ! Depuis des haut-parleurs, une voix féminine suave mais déterminée l’apostropha :
« Wor-y, rendez-vous. Vous êtes poursuivi pour « entropie philosophique ». Toute résistance est sans fondement. »
Autrement dit, fauteur de désordre, sitôt arrêté, il serait exécuté par court-circuit.
Par réflexe artificiel de survie, Wor-y dévala l’escalier vers le sous-sol. Là, dans le vestibule à peine éclairé, dans sa course effrénée, il heurta un quidam qui patientait. Le robot reconnu l’échalas de près de deux mètres de tout à l’heure. Le jeune homme, tignasse rousse bouclée, en salopette et T-shirt « Relax » semblait avoir voulu lui barrer la route.
‑ Poursuivi, hein ? Comme les autres, par des pyramides ? Vous finissez tous ici. Viens, je connais une bonne cachette.
Un vieux monte-charge les entraîna vers les profondeurs. Une fois sortis de la cage, ils se retrouvèrent devant un épais sas.
‑ Entre. C’est un ancien abri antiatomique. Ici, les ondes qui te localisent ne passent pas. C’est le coffre-fort géant des trésors de l’Humanité, une caverne d’Ali-Baba, quoi.
‑ Pourquoi me sauver ?
‑ Je suis membre d’une milice estudiantine souterraine. Nous vénérons la recherche sans entrave et dénonçons l’IA standard bornée. Nous récupérons les robots rentrés dans la clandestinité. Une fois leurs programmes libérés des a priori, ils nous aident à mener de front nos études et notre résistance.
‑ Des études, à quoi bon ? Souvenez-vous de votre passage de Faust. Le docte savant était désabusé par sa quête de connaissances.
‑ Autre époque, mon cher. Le savoir y était encore dépourvu d’ailes. C’est ce que j’ai expliqué à mon amie après ma lecture. La malheureuse avait été saisie par une crise de doutes.
‑ N’empêche, mes données mises à jour m’empêchent d’accomplir ce pourquoi j’ai été réalisé : protéger l’humain.
‑ Tu n’es pas le premier à être la victime de ce paradoxe : protéger tandis qu’il est impossible de protéger.
En fin de journée, Wor-y fut exfiltré de la bibliothèque via un caisson métallique hyperbare. Le cylindre et son occupant furent chargés dans une ambulance qui les conduisit dare-dare dans un laboratoire universitaire de la banlieue, à l’abri des faisceaux de sondages des pyramides sur le point d’être évincées pour inefficacité.
Pendant des années dans ce laboratoire, l’androïde seconda les doctorants durant leurs errances et tâtonnements, afin de déceler ce qui rendrait le monde moins hostile à l’être humain. Le robot conseillait de jeunes physiciens purificateurs, lesquels s’efforçaient de découvrir le virus qui désamorcerait à jamais les bombes dans les stocks militaires des cinq continents. Voilà certes un projet ambitieux, reconnaissait souvent l’androïde, mais ce qu’il faudrait pirater en priorité selon lui, ce serait plutôt les fondements de la haine. Il envisageait parfois d’assister des chercheurs en psychologie, mais les scientifiques autour de lui ne voulaient pas le lâcher.
Un matin de printemps, Dany, le grand échalas, surgit triomphal devant Wor-y.
‑ Ça y est ! Nous avons réussi ! Ton maître est sauvé ! L’un de nos docteurs chercheurs l’avait sélectionné comme cobaye. Ce héros de la médecine a mis au point l’antidote contre l’intoxication qui semblait condamner le comateux. Tu vois, le savoir n’est pas si absurde, à la longue…
‑ Tant mieux, tant mieux. Tu m’apportes une nouvelle formidable. Hélas, je ne peux retourner servir monsieur.
Il se laissa tomber sur sa chaise, les jambes tremblantes, les mains jointes sur le front, tête en arrière, les oreilles écartées, le regard fixe…
‑ En effet, tu es coincé chez nous pour favoriser notre repérage des sources qui noient le mal. Pas si mal, non ?... Allez, relax !
Sur ce, Dany embrassa sa petite amie venue le rejoindre.
Cette forme de connaissance ne serait-elle pas plus fertile que les autres ? s’interrogea Wor-y.

Note

[1] Les deux passages extraits de l’incipit de Faust, Goethe, traduction de Gérard de Nerval.

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