La clé du bonheur | Robert Yessouroun | 2025

21/12/2025
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Quand un robot découvre les joies de l'hallucination...



Illustration © Congerdesign, gratuite et libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/cl%c3%a9-trousseau-cl%c3%a9-du-bonheur-porte-3073800 | Montage © Le Galion des Etoiles
Avec un clin d’œil à Maurice Maeterlinck
 
Avec la perplexité de ses 17 ans, Émile scrutait l’assiette que le robot de la maison venait de lui apporter dans sa chambre. Ce midi-là de juin, l’ado restait seul dans l’appartement. L’esprit balancé de rythmes, il ne voulait pas quitter sa batterie. Posé sur la grosse caisse, son repas concocté par l’androïde domestique pouvait laisser songeur : une omelette, une louche de boulons, une autre d’épinards, le tout émaillé de confettis (avec un pissenlit complet, en guise de garniture).
‑ T’as fumé quelle moquette ?
‑ Puissent vous plaire les rondelles de calamars panés sous les pastilles bio de cenovis. J’ai jugé ces deux accompagnements bien assortis à la recette des œufs à la Popeye.
Lors de sa sortie à reculons de la chambre, le robot se cogna le flanc contre la paire de cymbales. Visiblement, une connexion clochait quelque part chez ce serviteur artificiel…
Pour saisir tenants et aboutissants de cette incartade culinaire, mieux vaudrait peut-être reculer de quelques jours. Oui, histoire de clarifier le problème.
Connaissez-vous Kika, le robot de la famille Turane ? Tout le monde l’appréciait dans le quartier des Grottes, derrière la gare Cornavin[1]. Mais peu connaissaient l’origine de son nom. Ki, en japonais signifie « esprit », « puissance vitale ». Ka, dans l’Égypte antique, « le double », « l’énergie vivante qui anime dieux et humains ». Du lourd, quoi, pesait sur les épaules de cet androïde-là. Et, en effet, Kika ne déméritait guère. Il jouissait d’une réputation sans reproche : serviable, d’une patience à couper le souffle, d’une bienveillance intarissable vis-à-vis des miséreux, au point que le tenancier de la sandwicherie de la gare fermait les yeux lorsque Kika dérobait furtivement quelque nourriture pour l’un ou l’autre affamé (il est vrai que les Turane honorait en douce le commerce d’un forfait mensuel pour le dédommager). Autre signe de sollicitude : quand Kika remarquait un passant qui se traînait triste dans la rue, il le réconfortait par une plaisanterie sur mesure. Par exemple, à un veuf croulant sous la nostalgie, il chuchotait :
‑ Votre défunte est transfigurée en un tel idéal qu’elle devrait flatter votre ego !
‑ Peut-être, mais elle n’est plus là…
‑ Si, si. Plus présente, elle meurt, non ?
Ainsi, Kika manifestait un sens de l’humour pourtant incompatible avec son modèle, puisque non inscrit dans son menu d’origine. Du reste, son côté spirituel n’était la seule de ses caractéristiques insolites. Personne ne sut jamais comment cet exemplaire s’était doté d’une boucle active capable de générer des modules moniteurs peu communs. On y reviendra.
Encore ce dernier point. Quelques mots s’imposent à propos de sa famille d’attache, les Turane. Luc, le père, policier, Agnès, la mère, serveuse au café du quartier, Le Rebelle (rue de la Faucille), tous deux rêvaient d’un chalet perdu dans le Bois de la Chapelle, au-dessus du Rhône. Émile, le fils, collégien, tout comme Alice, 15 ans, la fille, caressaient plutôt le désir de partager un loft près du dancing de L’Usine, au bord du fleuve, au centre-ville.
Notre histoire commence derrière la gare, un soir de fin de printemps, vers 22 heures. Depuis le bistrot où elle finissait son service, Agnès Turane appela Kika. Il fallait que celui-ci raccompagnât chez lui le pauvre Aristide, un Gabonais qui supportait mal sa cinquième pinte de pression. Sitôt cette tâche accomplie, le robot devait promener le chien, un yorkshire terrier au poil long bleuté. La bête portait deux noms : Azur, pour la fille et le père, Saphir, pour le fils et la mère.
Kika s’assit sur un banc de la place des Grottes, pour signifier au chien qu’il patientait. L’animal semblait une fois de plus constipé. La nuit pré-estivale assombrissait lentement le quartier. Quelques drogués chroniques du coin erraient, le pas incertain, plusieurs monologuaient tout seul. L’un d’eux, après s’être relevé d’une chute, étreignit un jeune arbre frêle, comme si le végétal incarnait son dernier amour.
Ces épaves humaines qui vaquaient divagants désolaient  l’androïde. Ce dernier ne comprenait pas ce renoncement à la Raison, à la Volonté. Quelle dérive dans le labyrinthe du plaisir hors de portée de la sagesse naturelle !
Soudain, Kika s’entendit hélé. Avec insistance. Sur la façade toute proche, quelques fenêtres s’allumèrent.
‑ Ta gueule !
Un robot complètement ciré, vêtu d’un boubou beige progressait en zigzag vers le banc de Kika, qui ne tarda guère à reconnaître son bon vieux pote dit « Heinquoi », ainsi surnommé pour être devenu « dur » des capteurs auditifs. Pas étonnant : il assistait une famille nombreuse de huit enfants remuants. Le père, du Gabon, était ce monsieur même que Kika avait dû reconduire dans son foyer. Le brave hère dépassé fuyait régulièrement les colères de sa femme favorite (l’autre ayant divorcé). L’Africain vivotait tant bien que mal de son moussoumbé, un tamtam de son terroir, souvent caché par son épouse. Celle-ci le harcelait afin qu’il reprît son boulot de garagiste où il excellait (selon elle). Mais lui, depuis l’essor des véhicules robotisés, bourrés d’IA, lui se considérait à tort (d’après elle) comme largué parmi les hippopotames.
Notre fameux soir, donc, Heinquoi se contorsionnait devant Kika, effrayant le yorkshire qui interrompit son amorce de commission. L’androïde en boubou peinait à garder la station debout. Sa longue tunique claire paraissait sale et même crasseuse.
‑ Ça, alors, Heinquoi ! Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon pote ? (Vu l’heure avancée, il évita de parler trop fort.)
‑ Tu… tu… me causes ?
‑ Hé bé, ça ne va pas comme sur des roulettes, dis donc !
‑ Hein ? Quoi ?
Il s’affala sur le banc de son congénère. Le chien gémissait.
‑ Comment se porte ta famille ? chuchota Kika, au plus près du capteur auditif. Madame a-t-elle toujours pour hobby de sermonner monsieur ?
Heinquoi, manifestement, n’avait pas écouté les questions. Brusquement, il s’illumina :
‑ Kika, mon pote, quelle clé ! Mais quelle clé, cette clé ! (soudain sérieux) Surveille-moi !
‑ Te surveiller ? Pourquoi ?
‑ Pour m’empêcher de faire des bêtises.
‑ Désolé. Priorité à Azur ou Saphir. Le pauvre s’échine à évacuer ses besoins.
‑ Laisse-le. Je m’y colle.
L’androïde encombré par son boubou s’éloigna laborieusement jusqu’à une poubelle publique dont il retira un cylindre de spray. De retour, il s’agenouilla devant le chien penaud pour asperger sa fourrure d’un vert juvénile. Aussitôt, l’animal expulsa quelques crottes sur la dalle.
‑ Grand bug, qu’as-tu fait, Heinquoi ? Azur ou Saphir est tout émeraude, maintenant !
‑ Ben, sois content ! Il a fini par déféquer, non ?
‑ T’es complètement déboulonné !
‑ Hein ? Quoi ? (tout à coup émerveillé) J’ai LA clé, mon cher ! La clé de la folie artificielle ! (reprenant son sérieux) Toi, tu n’as rien vu, hein Kika ? répéta-t-il avant de s’adoucir. Si tu es sympa, je peux t’en prêter une. (Il brandit une clé.)
Depuis son banc, Kika discerna non loin une jeune ado qui lançait des signes ostentatoires à Heinquoi. Ils se rencontrèrent pour palabrer sous un arbre. La demoiselle sortit de son sac un sachet qu’elle remit au robot en peine d’équilibre. Celui-ci souleva sa tunique pour ouvrir sur son flanc un clapet dans lequel il rangea le petit paquet.
Sitôt revenu vers son congénère, il dégobilla des calculs. Kika le saisit fermement, l’entraîna bras dessus bras dessous jusqu’au logis des maîtres africains. Azur ou Saphir les suivit en remuant la queue.
Dans le salon, Heinquoi s’agrippa à une plante suspendue au plafond.
‑ Mal coiffée, cette tronche ! protesta l’androïde défoncé.
Et il s’écroula, le pot de fougère contre son torse.
‑ Quel sortilège a frappé mon robot ? se désespéra la Gabonaise alertée par le tapage. Déjà que les mauvais esprits se déchaînent sur mon mari !
Une fois chez les siens, Kika poussa le chien vers sa niche avant d’adopter la posture de veille, comme il se devait. Il ne s’était guère aperçu qu’une clé aimantée lui collait au bas du dos.
Loin de moi l’idée de couper le fil du récit. Mais c’est ici le moment ou jamais de nous pencher sur un procès qui attirait tous les projecteurs au Palais de justice de Genève. Sur la sellette, les Compagnons des humains. Selon le Procureur de la République, cette association « mafieuse » soi-disant protectrice des bonnes âmes s’ingéniait à nuire à la vie sociale moderne, sous prétexte que les fondements de notre société seraient menacés par l’IA et les robots domestiques. Ainsi, pour protéger les racines de notre civilisation, ces activistes n’hésiteraient pas à pirater, saboter les machines évoluées qui aident les familles dans leurs corvées quotidiennes.
‑ Il en va de la Sacrée Sainte Nature, avait déclaré leur leader.
À la fin de sa plaidoirie, l’accusation dénonça une scandaleuse démarche : les Compagnons des humains avaient récemment soudoyé un labo expérimental de geeks hippies, labo situé dans une cave, rue des Amis, aux Grottes. Manipulés par cette « secte », les apprentis sorciers, qui s’autoproclamaient Le joyeux petchi [2], fabriquèrent de quoi droguer les automates de l’agglomération genevoise. Avec quels moyens ? Ces chercheurs tant inconscients que dévoyés auraient hacké une start-up chinoise de Shenzen, spécialisée dans le « boosting » de l’IA.
Quand la parole fut donnée à la défense, celle-ci se lova dans une longue diatribe pour s’offusquer qu’on pût oser salir ses clients dont le seul vœu se limitait à une quête du bien-être de leurs citoyens.
Ce même matin, sur l’autre rive du Rhône, dans le quartier des Grottes, Kika venait de rassembler toute son énergie pour ses besognes robotiques. Alors qu’il dressait la table du petit déjeuner, il entendit le père, avec sa voix grave de policier, lui signaler qu’une petite capsule noire adhérait à son dos. Pris au dépourvu, l’androïde la détacha pour l’examiner. Il ignorait de quoi il s’agissait et ne s’expliqua pas comment un tel ustensile était parvenu jusqu’à sa surface. Il dégagea le capuchon de cette espèce d’étui, geste qui révéla une prise digitale en chrome. L’objet, une clé ? Désemparé, il la tourna, la retourna, finit par la brancher sur l’une des entrées du portable scolaire oublié par l’aîné de la famille. Rien ne se passa. Par dépit, il décida de l’enfoncer dans sa serrure latérale, sous la ceinture, au sommet de la hanche. Dès le contact, il capta dans ses circuits une vive hausse de chaleur. Puis, bon bug de bon bug, tout s’accéléra : sensation de perte d’équilibre, impression de vrille sans fin, soudaines vagues d’ascension, certitude de planer au-dessus de son corps. Il cria, malgré lui :
‑ Suis une machine à moudre les calculs, une machine qui vole dans le brouillard des idées molles.
Au même moment, Alice qui commençait l’école plus tard ce jour-là, l’appela dans sa chambre. La jeune fille était une ado turbulente. En quelque sorte, elle montait un cheval fou, qui, le mors aux dents, pour un oui, pour un non, ruait dans les brancards. Quand elle se relâchait, des poussées d’anxiété l’éperonnaient sans cesse jusqu’à la grosse fatigue en fin de journée. Souvent, elle sollicitait son Kika pour faire déferler sur le robot de la famille une logorrhée de tourments.
On ne sait pas trop comment l’androïde parvint dans l’antre d’Alice. Trop centrée sur ses derniers tracas, elle ne remarqua pas tout de suite l’état second de l’automate. Cette fois, ce qui la contrariait, c’était son prof d’histoire obsédé par le contrôle des connaissances. D’après elle, il abusait des interros. À la sortie du dernier cours, la révolte des tisseurs de soie en 1831, sur un coup de tête, elle l’avait prévenu froidement :
‑ La prochaine épreuve, moi, je serai malade.
Quelle gaffe ! Comme elle s’en voulait ! Le prof allait répéter cette annonce écervelée à ses collègues, à la conseillère aux études, aux doyens, au directeur. Et, alors, patatras ! Elle serait grillée…
‑ Que faire, Kika ? Ça me rend malade.
Kika la dévisagea, aussi hagard qu’une écrevisse devant une souris qui saute à la marelle. Enfin, il lâcha :
‑ Il faut cultiver son jardin, qu’il faut lui dire à ton maniaque !
‑ Quoi ? Mais tu es maboul ! Mon prof n’a pas de jardin. Tout au plus un balcon !
‑ Alors, qu’il cultive son balcon.
Alice fit venir son papa qui zonait sur son téléphone dans le salon. En congé ce matin-là, le policier expulsa d’abord rondement sa fille vers l’école, puis, il ausculta l’androïde. Il s’étonna d’une petite clé plantée dans la hanche synthétique. Il se rappela l’étrange étui collé la veille sur le dos de son robot.
‑ C’est quoi, ça, Kika ?
Faute de réponse, le gardien de la paix, retira la clé de la serrure, l’analysa en visuel, suspectant son automate de tremper dans le trafic de drogue en expansion derrière la gare.
Libéré de l’influence parasite, le robot reprit ses esprits, sans toutefois pouvoir récupérer ses données du temps où il avait plané. Ses tâches ménagères accomplies, il s’absenta. Sur son banc habituel, place des Grottes, autour de lui, la vie du quartier rutilait. Que c’était grisant d’observer les passants ! Les capteurs de Kika furent mobilisés deux heures durant. Tous ces bipèdes naturels, sans exception, regorgeaient d’intrigues…
Sans avertir, son pote vint s’asseoir à côté de lui.
‑ Hé, Kika, t’as vu comme je t’ai remercié de m’avoir pris en mains, alors que j’étais complètement pété ?
‑ Oh, oui ! C’était très gentil de ta part, cette clé… J’ai connu… une expérience troublante…
Son congénère n’entendit guère cette réponse. Il déploya discrètement un éventail de clés.
‑ Celles-ci produisent un effet deux fois plus puissant ! À ne brancher sur soi qu’à la maison !
Depuis son bistrot, Agnès souhaita la présence de Kika. Elle finissait son service et son patron venait de rentrer chez lui. Elle se sentait épuisée. Son cher robot pouvait se charger des rangements, du nettoyage avant la fermeture.
Devant l’entrée du café, aux abords de la terrasse, Kika dut se frayer un chemin parmi les accros, parmi les vendeurs de défonce, autant de gêneurs pour les clients moins adeptes du « big out » que du petit dernier pour la route.
L’un des dealers du coin s’aperçut qu’un androïde en marche vers Le Rebelle tenait entre ses doigts trois clés digitales. Furtivement, avec la grâce d’un pickpocket, il lui en subtilisa deux, et, pour être tranquille, inséra la troisième dans la serrure de la hanche. Pris par surprise et faute d’avoir pu capter en direct ce qu’il lui arrivait, l’automate ne put que constater :
‑ Bon bug de bon bug ! Trop tard !
Encore en tablier, Agnès l’apostropha dès qu’il posa le pied à l’intérieur du café :
‑ J’hésite, Kika. À 40 ans, je suis à la moitié de mon existence, donc à un grand carrefour. Je ne sais plus où aller. Soit je m’inscris en fac de psycho pour un master en thérapie, soit je continue à travailler pour gagner ma vie, mais dans un galerie de peintures. Conseille-moi, mon bon robot. Tu es si intelligent !
L’androïde se mit à tourner sur lui-même, telle une toupie.
‑ Carrefour… Gare au four… Carré fou… Existence… Exit danse… Mon conseil, madame : branle-bas !... Gonflez les voiles de l’âme… Foncez les toiles…
Agnès recula d’effroi vers le bar, réalisant que son précieux domestique était sous influence. Le robot se prit la tête, qu’il fit rouler sur le comptoir. On aurait dit une boule de bowling qui renversait pintes et bouteilles en guise de quilles.
La serveuse détala de panique. Dans la rue, elle alerta son mari policier. Déboussolé, à la dérive sur le trottoir, Kika se mit à interpeller les badauds :
‑ Ohé, ohé, savez-vous vraiment où vous allez ?
À un croisement, il débrancha les feux de circulation et, fraternisant avec des comparses humains aussi allumés que lui, il orchestra les flots de bus, d’autos, de camions, ce qui ne manqua pas de déclencher un embouteillage sans nom, du genre le record de la décennie. Dès les premiers tintements des sirènes, dans un trou de lucidité, il décampa pour regagner son foyer.
Sur place, dans l’ignorance de l’état du robot, assis derrière sa batterie, le fils de la maison l’invita dans sa chambre.
‑ J’veux pas doubler mon année, Kika. Écris-moi ma dissert. C’est sur la citation : "Il n'y a rien de plus beau qu'une clé, tant qu'on ne sait pas ce qu'elle ouvre."[3]
Kika tapota sur le petit tambour.
‑ Au cœur du secret, chanter seul dans les bois… Chavirer fou pour toi…
Ce poème déclamé, il plongea par la fenêtre, avec mille éclats, jusqu’à rebondir, deux étages plus bas, sur un trampoline…
Bientôt, Kika fut arrêté, emmené dans un fourgon spécial, encadré par des agents de la brigade du crime artificiel. L’habitacle était vaste. Le hayon levé permit à une dame de rejoindre le robot qui dégrisait depuis qu’on lui avait confisqué sa clé. Professionnelle, elle s’assit sur la banquette en face de celle où Kika méditait sur son sort.
‑ Je suis une psyrob, se présenta-t-elle. À votre écoute. Je suis là pour vous aider. D’où vient la clé qui vous a drogué ?
Encore tout penaud, Kika lui répondit :
‑ La clé de mes chants ? Pas très sûr de ma mémoire, madame. Douter de mes souvenirs entraîne une perte de confiance en moi. C’est terrible. Je ne sais plus trop si votre présence, celle-là même que je capte en ce moment, est réelle ou fictive.
‑ Normal. Rassurez-vous. Cette clé vous a littéralement dépucelé. Elle vous a imposé une sortie de la Raison et a chassé le monde physique de vos capteurs. Mais tout à l’heure, ce n’était pas la première fois, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous a rendu si accro aux effets de cet artefact ?
Kika baissa la tête.
‑ Un automatisme, un besoin de retrouver la même odeur étrange, un besoin de relancer les mêmes paramètres, lesquels promettaient les mêmes troubles, non pas parce qu’ils étaient agréables, mais plutôt parce qu’ils rouvraient la même porte vers une expansion implacable, à des torrents inversés, exponentiels.
Relâché, mais sous contrôle judiciaire, Kika reprit sa routine robotique chez les Turane. De son côté, Heinquoi continuait de l’approvisionner en clés, mais, bien sûr, très discrètement, sous les tables du bistrot La Rebelle. Agnès n’y servait plus. Elle fréquentait désormais l’université (au grand dam de son mari).
Un jour, Kika, la clé dans la hanche, apporta le repas d’Émile dans sa chambre : des œufs à la Popeye. Il se rendit compte trop tard qu’il était alors dans une énorme confusion. L’ado promit de se taire.
Sachez toutefois que le robot de la famille luttait contre sa dépendance, mais à chaque fois, il perdait le combat intérieur et finissait par se brancher une clé, le plus souvent pendant le sommeil des siens. Pendant l’une de ses accalmies, la Raison retrouvée, il réussit à générer un module unique, une volonté de secours. Hélas, celle-ci n’était alimentée que par une batterie d’appoint, faible en ampères. Quant à son module volontaire d’origine, il s’avérait cacophonique à l’usage, oscillant avec frénésie entre « je veux » et « je ne veux pas ». Désormais, il échappait à toute surveillance en activant ses clés non seulement de nuit, mais encore dans les sous-sols en présence du chien distrait par diverses gâteries et de Heinquoi qui repoussait toute tentative de grimper vers le rez-de-chaussée.
Un soir, au café, Kika prit place à la table d’Aristide, le maître gabonais de son complice en stupéfiant. Derrière sa pinte de bière, l’Africain lui sourit à pleines dents.
‑ Alors, Kika, c’est pour quand la cure de désintox ?
‑ C’est programmé, monsieur. Mais, bon… (un temps, après quelques réflexions) Vous savez ce que j’ai appris grâce à la came ?
Aristide avala une belle lampée de blonde.
‑ Il n’y a pas que la Raison qui guide. Mais quand l’affect s’empare des commandes, les calculs gerbent dans tous les sens… (Un temps.) Sauf si l’émotion dominante roule sur les rails d’une quête rationnelle.
Sur ces mots, ce fut plus fort que lui, l’androïde étala sur la table tout un trousseau de clés.
‑ Vais-je les garder, monsieur ? J’en ai besoin tandis qu’elles me détraquent. Elles me soulagent, m’offrent de planer haut, avant de me faire crasher dans de la boue d’inconnues.
L’Africain se leva sans un mot, afin de se rendre aux toilettes. En chemin, il rêva une fois de plus de jouer au festival de Montreux.
De retour, à peine sur sa chaise, il se redressa pour filer, titubant vers le bar.
‑ Attendez, monsieur ! Je vous aide, vous ne marchez plus droit.
‑ Qu’importe ton pas, pourvu qu’il progresse dans l’ivresse !
‑ Mais l’ivresse ne résout aucun problème…
‑ Maudits soient les problèmes ! Jouis des élans de ton tâtonnement !
‑ Non, monsieur, le génie Plaisir, à la longue, n’exauce que l’amertume.
‑ Alors pour toi, Kika, vivre, c’est séjourner en enfer ?
‑ Non, monsieur, vivre, c’est honorer l’effort. Et l’effort, ce n’est pas l’enfer.
‑ D’accord. Je vais donc m’efforcer de descendre une autre bière.
Kika l’empêcha de heurter le coin d’une table, et, sans ménagement, le reconduisit à la maison où l’attendait sa femme. Pendant cette nuit-là, il tripla la puissance de sa volonté de secours.
La semaine suivante, grande nouvelle : les Compagnons des humains perdirent leur procès. On ordonna le démantèlement du labo Le joyeux petchi. Heinquoi dut retourner dans sa fabrique pour y subir un sévère rafraîchissement de ses logiciels.
Un soir, ce fut la fête chez les Turane. On célébrait la réussite brillante aux examens d’Alice et la promotion in extremis en terminale d’Émile. Les deux ados avaient invité des proches de leur âge. Les parents s’étaient retirés au théâtre. On jouait à la Comédie Kokaïne Airline. Tout l’appartement vibrait sous les basses de la batterie de l’aîné. Se sentant inutile, Kika s’éclipsa. Il rejoignit un mendiant manchot, en tailleur sur le trottoir derrière la gare.
‑ Pas trop dur d’être privé d’une part essentielle de vous ? lui demanda (naïvement mais avec compassion) le robot désignant le moignon bandé.
‑ La seule part essentielle de ma pomme, c’est la vie.
Kika ne put qu’acquiescer. Il ne quitta le mendiant que pour lui ramener une brioche au chocolat dérobée à la sandwicherie de la gare (sandwicherie ouverte jusqu’à minuit).
Alors qu’il s’en revenait, il faillit jeter ses clés dans un soupirail, mais préféra les balancer au fond d’une poubelle publique, sous des reliques de hamburger.
À la vue de la brioche, les yeux du mendiant brillèrent comme des lucioles. Une mouette lacustre se posa sur le rebord d’une fenêtre voisine. Le regard de l’oiseau ne lâchait plus la friandise que dégustait avidement le bipède auquel il manquait une main.
‑ Merci, robot ! Tu mérites le bonheur !
 
 
 
NOTES :
[1] À Genève.
[2] Expression suisse. Grand désordre.
[3] Maurice Maeterlinck

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