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L’inattendu Nouvel An du Grinch | J.C. Gapdy | 2021


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 31/12/2021 | Lu 433 fois





Copyright @ 2021 J.C. Gapdy | L'inattendu Nouvel An du Grinch
Voici un petit conte pour la fin de cette année 2021. En vous souhaitant d'y prendre plaisir et qu'il vous change les idées. Un texte sans robot, mais en clin d’œil à Robert Yessouroun, autant qu'à celles et ceux qui aiment le Grinch et H.G. Wells.

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Conte du Grinch

– Maître Django ! Comment allez-vous donc ce soir ? lança Ebasca en se plantant face à son dernier invité.

– Aussi bien qu’un vieil homme de septante-sept ans peut’aller. Je suis dans une forme éblouissante, j’ai un appétit d’ogre et une envie de subtils alcools. J’espère que votre repas pour cette fin d’année sera aussi somptueux et riche que les années précédentes.

– Hum ! Avec l’estomac et le foie tout neufs que vous venez de faire remplacer, je ne doute pas que vous allez faire plus qu’en profiter.

Alors que le pansu Django franchissait le seuil, le majordome d’Ebasca, masqué par le vantail de la grande porte, referma cette dernière et entreprit, dans le même mouvement, de le débarrasser de sa chaude pelisse, de sa canne à pommeau de vermeil et du préhistorique haut de forme qu’il portait traditionnellement à chaque fête du dernier jour de l’an.

– Je suppose que le Grincheux est déjà là et abuse de votre bar, murmura Django en suivant son hôte.

– Comme il se doit. Avec cela, il pérore, râle et se plaint depuis son arrivée, comme de bien entendu, répondit-il avec un sourire appuyé.

– Mais il a déposé bien en évidence ses enveloppes et ses cadeaux empoisonnés.

– Comme de bien entendu aussi, répliqua Ebasca avec un grand sourire. Un mot acide pour accompagner chacune de ses contributions financières à nos bonnes œuvres.

Les deux hommes pénétrèrent dans le luxueux et imposant salon. Une cheminée en ornait l’un des côtés ; dans son âtre, un véritable feu de bois brûlait et crépitait, apportant, avec la chaleur, d’agréables senteurs cannelées. Plancher de bois synthétique ciré, meubles du même bois et tout aussi brillants, murs couverts de riches tapisseries où se mêlaient des scènes de conquête spatiale aussi bien que d’autres de l’époque fastueuse d’un monde perdu et nommé Commonwealth, dont Ebasca était épris. Ce qui expliquait que tous ses convives soient vêtus selon les fastes d’une cour anglaise bien antérieure aux voyages spatiaux, en nostalgie de l’ancienne Terre. Il en avait recherché et retrouvé de nombreuses traditions dont celle des gentlemen’s clubs ; il en avait aussitôt recréé un pour les mâles les plus riches de la cité.

Chaque fin d’année, il conviait cinq d’entre eux à un repas privé chez lui afin que chacun puisse jouer au philanthrope en distribuant de généreuses enveloppes à des œuvres le méritant. Django trouva ses quatre complices déjà installés : d’abord le Médecin-atomiste Nadis puis, à sa droite, l’industriel-philosophe Edmo de Palintre, installé près de l’ultra-comédien Cariot Esp’Malé et enfin, près de la cheminée, se trouvait le chauve Sénsénatis, usurier et despote de la cité, surnommé le Grinch depuis plusieurs décennies. Ce qui lui allait fort bien, tant il était râleur, maigre et osseux, affichant un teint maladif qui tenait plus du vert que du bronzage des autres convives ; avec ceci, la rougeur des flammes donnait un éclat olivâtre à son crâne chauve. Django, notaire et notable de la cité, salua chacun d’un signe de la main vers son front et s’installa dans l’imposant fauteuil qui lui était réservé depuis la nuit des temps. Ou presque.

Le Majordome apparut aussitôt et lui présenta un plateau orné d’un verre en cristal lunaire empli exactement à moitié d’un gin-gaspo que Django prit le temps de humer longuement avant de s’en mouiller les lèvres avec délectation.

– Un Palimprias’Gin d’au moins trente ans d’âge, murmura-t-il en levant son verre en direction de son hôte. La soirée s’annonce d’ores et déjà agréable, cher ami.

– Je l’espère, car j’ai dû lui apporter une petite variation, une pincée de changement pour des raisons fort intéressantes.

– Quoi ? éructa le Grincheux. Vous voulez donc que je reparte avec mes enveloppes. Vous savez que les changements me sont insupportables et troublent l’équilibre quantique de notre monde !

– Quelle est donc cette « petite » modification que vous allez nous présenter ? susurra Nadis, savourant à l’avance le plaisir de voir leur mécène-usurier mécontent.

– Eh bien…

Ebasca frotta ses mains d’un air un peu gêné :

– Il se trouve que ma nièce Mayerling a fini de mettre au point son appareil et…

– J’espère que vous ne comptez pas nous imposer la présence d’une femme, éructa le Grincheux, aussitôt approuvé par tout un chacun puisqu’après tout, ils étaient là en tant que membres d’un gentlemen club à l’anglaise.

– Oh, uniquement quelques instants. Mais son appareil est si révolutionnaire que je ne doute pas qu’il vous intéressera. Mayerling est une ingénieure particulièrement douée, que je qualifierais même de génie si elle ne s’opposait à ce qualificatif.

– Une femme ? Ingénieure ? cracha Sénsénatis. Et pourquoi pas considérer qu’un raton-laveur du Bélanga puisse l’être, tant qu’on y est.

– Quel est donc cet appareil ? s’étonna aussitôt Django, pour couper court à l’exécrable diatribe misogyne de l’odieux personnage.

– Oh, une machine à voyager dans le temps… tout simplement !

Il y eut quelques rires, quelques pouffements et plusieurs railleries, qui ne vinrent pas seulement du Grincheux. Sans s’en inquiéter, Ebasca fit signe à son majordome qui ouvrit la double porte intérieure donnant sur la grande salle à manger. Une jeune femme d’une trentaine d’années apparut alors, la main posée sur le bras d’un homme du même âge. Avec des cheveux auburn et des yeux pétillants, elle était d’une grande beauté, ce que rehaussait sa robe de gala digne d’une cour européenne de la Terre disparue. Celui qui l’accompagnait portait une tenue assortie, celle d’un grand officier de l’armée impériale anglaise avec un col droit, boutons et liserés dorés. D’un claquement de talons avec ses hautes bottes noires, il s’inclina et salua l’assemblée, alors que Mayerling se contentait d’un simple hochement de tête.

À leur entrée, le silence s’était fait dans la pièce. Maladroits et soudain gênés, les hommes se levèrent tous et s’inclinèrent à leur tour devant la jeune femme. Sauf Sénsénatis qui resta figé, regard écarquillé, bouche bée, le sang ayant quitté son visage qui verdit un peu plus.

– Que… que signifie ceci ? grogna-t-il à son hôte. S’il s’agit d’une plaisanterie due à des comédiens, Ebasca, et sans doute avec votre complicité Cariot, elle est de très mauvais goût et je vous ordonne de la faire cesser immédiatement.

– Il n’y a nulle plaisanterie, maître Sénsénatis, répliqua la jeune femme sans y être invitée, au grand dam de l’intéressé. Je suis bien celle que vous pensez. Mais laissez-moi vous présenter mon fiancé. Messieurs, voici Oldier Sénsénatis !

Une bombe d’artifice explosant dans la salle n’aurait pas plus étonné les présents. Chacun fit aller son regard dudit fiancé au Grincheux, réalisant soudain qu’ils avaient un air de ressemblance extraordinaire, bien que l’un soit doté d’une brillante calvitie et l’autre de cheveux noirs et drus.

– Sénsénatis, vous avez donc un fils caché ? s’exclama le médecin.

– Foutaise ! répliqua l’interpellé. Je n’ai jamais forniqué avec quelque engeance de ce genre que ce soit, tout au contraire de vous.

– Alors qu’il vous ressemble extraordinairement ? fit remarquer le comédien. Difficile à croire. Que je sache vous n’avez aucune proche famille…

– Ce n’est pas une simple ressemblance, messieurs, murmura Mayerling. N’est-ce pas, maître Sénsénatis ? Je vous le redis : je suis bien celle que vous pensez.

Ce dernier ne répondit, se tenant crispé et enfoncé dans son fauteuil. Chacun remarqua qu’il serrait sa main avec force autour de son verre et que des gouttes de sueur coulaient de ses tempes ridées.

– Que signifie tout ceci ? finit par demander le plus calmement possible Django.

– Comme je le disais, répondit tout aussi doucement leur hôte, ma nièce a mis au point une machine…

– À voyager dans le temps, s’exclama Nadis ! Par tous les saints, les hérétiques et les fous des Églises passées et à venir ! Voulez-vous dire que cette machine existe et fonctionne ? Qu’avec elle, votre talentueuse et belle ingénieure de nièce aurait remonté dans le passé pour y rencontrer notre Grincheux ?

– Exactement, répliqua le fiancé.

– J’ai effectivement réalisé plusieurs voyages pour tester mon appareil. Le dernier m’amena cinquante-deux ans en arrière dans notre ville. Je ne voulais que retrouver trace de son passé et de son histoire par des petits voyages successifs, mais…

– Mais… ? reprit Nadis, alors que chacun arquait un sourcil interrogateur et que la sueur perlait maintenant aussi le front d’un Grincheux grimaçant.

– Eh bien, nous nous sommes trouvés tous deux, répondit le jeune Oldier. Je venais de quitter la grande banque centrale pour m’installer et devenir le prêteur que vous connaissez donc puisqu’il est ici ce soir. Notre rencontre fut certainement le fruit du hasard, mais produisit un véritable coup de foudre entre nous. Hélas, je me retrouvais brusquement tiraillé entre mon envie d’accompagner Mayerling et celui de poursuivre ma route vers la richesse et le pouvoir que donne l’argent. Sans doute, son arrivée a-t-elle modifié le continuum espace-temps en voyageant ainsi, mais il se produisit une chose étrange : mes deux volontés trouvèrent à se séparer, chacune avec leur propre corps. Comment ? Pourquoi ? Nous l’ignorons. Mais cela n’importe guère puisque cela survint. Ainsi, l’une d’elles, grincheuse, avare et cupide, resta là-bas, dans l’autrefois. La seconde, c’est-à-dire moi, suivit Mayerling et gagna cette époque, il y a deux ans.

– Vous… ? Vous êtes un double du Grincheux ?

– Disons plutôt l’une de ses anciennes facettes, la plus agréable, la plus douce, plaisante et aimante, répliqua la jeune femme avec un immense sourire.

– Mais… mais vous n’avez pas d’existence ici s’il y a déjà ce… enfin votre… autre « autre », s’exclama de Palintre, le philosophe. Il est impossible qu’un tel paradoxe puisse exister : se retrouver face à soi-même sans que tout n’explose. C’est contraire à ce que nous connaissons sur le temps.

– Eh bien, une machine à voyager ne devrait pas exister selon ces mêmes principes, répliqua avec son immense sourire Mayerling. Je crois qu’il manque des femmes dans ce club ; elles vous remettraient un peu de plomb et de rêves dans ces cervelles qui me paraissent bien vides, ajouta-t-elle avec un rire moqueur.

– Ceci n’est que comédie ! Jetez bas les masques ! hurla Sénsénatis.

Mais le jeune homme s’avança vers ce dernier et sortit de sa poche de vareuse un mince papier plié. Il le tendit au Grincheux, tout en murmurant à son oreille, suffisamment bas pour que nul n’entende quoi que ce soit :

– Voici le code du coffre secret placé au centre de notre demeure. Ce tantôt, juste après votre départ, je me suis empressé de pénétrer chez nous, puisque j’en possède les clefs et que vous n’avez pas eu l’intelligence de modifier code et serrures. Je dispose maintenant d’un peu plus d’avoirs et de liquidités grâce à une partie de ce qu’il contenait… j’en ai d’ailleurs écrit la liste sur ce même papier avant de revenir ici.

Se relevant, il lança :

– Noël est, hélas, passé sinon je vous aurais dit que vous venez de recevoir le cadeau que vous méritez, Grincheux. En tous cas, je suis heureux d’avoir abandonné cette mauvaise part de moi-même. Du coup, je pense que l’an neuf sera exceptionnel ! Passerons-nous donc à table ? Avec votre nièce, bien évidemment, cher hôte.

Ce dernier ne répondit pas car, pour la première fois depuis qu’ils le connaissaient, tous les membres de l’assemblée découvraient un Sénsénatis muet, frappé par la stupeur et tremblant, alors qu’il parcourait le papier reçu, devenant de plus en plus livide autant que vert de rage à chaque ligne…

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