Introduction
Cette nouvelle est issue d'un recueil de textes écrits pendant les années 2011 et 2012, une époque de ma vie dont, pour être honnête, je préfèrerais ne pas me souvenir. Je venais de recevoir pour moi-même un diagnostic de « syndrome d’Asperger », comme on l’appelait à l’époque, qui faisait suite au diagnostic extraordinairement tardif (à l’âge de 6 ans) d’autisme « typique » de mon fils aîné. Je me débattais entre l’administratif, les prises en charge, mon travail, les difficultés de toutes sortes dont chaque parent d’enfant handicapé aura malheureusement une idée très précise. Et, pour me défouler, en quelque sorte, faire sortir de moi-même tout ce marasme, j’écrivais sur Facebook des textes en rapport avec l’autisme, dont cette nouvelle que vous vous apprêtez à lire.
Bonne lecture !
Bonne lecture !
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Photo © Eli Francis, libre d'utilisation, https://pixabay.com/fr/photos/livres-empiler-librairie-1163695/ | Montage © Le Galion des Etoiles
Tout à coup, sa situation présente lui rappela les « livres dont vous êtes le héros » qu’il adorait étant enfant. Il en empruntait chaque semaine à la bibliothèque de l’école, relisant plusieurs fois les mêmes, par cycles. Toutefois, il n’appréciait pas, déjà à l’époque, de laisser le hasard décider de son sort : il avait l’habitude de lire à la suite toutes les situations, dans l’ordre dans lesquelles elles avaient été imprimées. Il mémorisait alors les situations fastes et les néfastes, et créait sa propre histoire en connaissance de cause. Il ne savait pas bien si les autres procédaient ainsi avec les « livres dont vous êtes le héros ». Il faut dire qu’il était le seul à en emprunter. En y réfléchissant, à part une ou deux filles, il était pratiquement le seul de l’école à lire.
Il soupira. Cette remémoration ne lui rendait pas les choses plus simples. En même temps, il avait été heureux à cette époque, les autres ne l’embêtaient pas, ils étaient là, tout simplement, et lui pour eux était là, tout simplement. Il faisait partie de leur décor enfantin, et ils l’acceptaient comme ayant toujours été là, même si, déjà à l’époque, il était l’étrangeté même. Il passait ses récréations à aligner des cailloux, qu’il choisissait selon de critères de formes, brillance et odeur. Il adorait l’odeur du silex ; les galets étaient un peu plus âpres, et le quartz, neutre et décevant. Il savait instinctivement qu’il aurait été inutile de faire partager ses découvertes, aussi s’en abstenait-il, ce qui sans doute fut le secret de sa réussite sociale relative, dans sa préhistoire personnelle.
Son regard engloba le mobilier simple et ascétique de l’unique pièce qu’il habitait. Il était tranquille, dans cette vie aussi. Il évitait de sortir, se faisant livrer ses courses le plus souvent possible, limitant les contacts sociaux à la concierge qui lui apportait son courrier. La seule chose qui l’ennuyait, c’est qu’on ne pouvait plus tellement avancer dans la chambre, à cause des piles de livres. Il s’était amusé à faire des colonnes reliant le sol au plafond, avec ceux qui présentaient un intérêt vraiment limité, mais cela ne résolvait pas vraiment le problème, il en avait conscience. Peu importait en fait, il ne pensait pas organiser une réception de l’ambassadeur dans son logement, dans les prochaines heures. Il n’avait même pas de rochers au chocolat dans son placard, ce qui rendait d’autant plus impossible l’organisation impromptue d’un tel événement mondain ! Comme souvent, il se mit à rire tout seul (il était passé pour fou bien des fois à cause de cette manie, mais peu lui importait… ce n’était qu’une bizarrerie de plus).
Tout allait très bien dans sa vie, il n’avait même pas besoin de se laver s’il n’en avait pas envie, ni de se raser ou de se couper les cheveux. Il pouvait rester toute la journée, et toute la nuit, à réfléchir à des problèmes mathématiques complexes, se nourrissant de nouilles lyophilisées quand il y pensait, se levant seulement pour aller aux toilettes. Il n’aurait jamais pu démontrer la conjecture de Poincaré en ayant un autre mode de vie, il en était, plus que persuadé, conscient. Rien n’aurait dû remettre en question tout cela. Il n’avait pas laissé le prestige, ni l’argent, entrer dans sa vie. Il était un ermite, plus qu’un ermite, non par misanthropie, mais par un intérêt intellectuel brûlant, exigeant, un feu dévorant et jaloux.
Mais il avait reçu cette lettre.
Depuis la veille, il marchait, d’un bout à l’autre de la pièce, en évitant les piles de livres qui pour la première fois le gênaient presque, rendu incohérent par le doute et ne parvenant pas à retrouver sa sérénité. L’angoisse le faisait claquer des dents. Ne pouvait-on pas laisser tranquille un bon, honnête et inoffensif mathématicien ? Dans quel monde vivait-on ?
Une lettre…
Il était habitué à recevoir des revues scientifiques, et il entretenait une correspondance soutenue avec plusieurs de ses amis, collègues en humanité mathématicienne. Tout ceci étant parfaitement sain et prévisible. Rien ne le préparait à cela.
Une lettre d’une femme…
Et pas n’importe quelle femme… Il l’avait rencontrée à l’université, ils fréquentaient le même club d’échecs. Elle était son adversaire préféré, la seule personne qu’il connût dont la qualité de concentration égalât la sienne. Il gagnait souvent, non qu’elle fût incapable de lire aussi loin que lui les coups, mais elle se laissait entraîner par son affection et manquait la plupart du temps de combativité, lorsqu’il fallait écraser, même fictivement, un adversaire. Au début il n’avait pas compris que c’était là la cause de ses victoires sur elle, qu’il attribuait à sa supériorité masculine. Les victoires qu’il remporta après sa prise de conscience le laissèrent frustré et un peu triste, ne parvenant pas à définir lequel des deux était le plus faible ou le vrai vainqueur.
Ils avaient pris des habitudes communes, ils mangeaient ensemble et parlaient des livres qu’ils lisaient. Ils n’appréciaient les romans ni l’un ni l’autre, elle bizarrement se repaissait de poésie surréaliste qui ne cadrait pas avec son esprit aiguisé et factuel. La plupart du temps, ils lisaient des ouvrages traitant d’histoire, de sociologie ou d’astronomie. Une époque insouciante et agréable.
Et aujourd’hui, elle voulait le revoir. Il avait cessé naturellement leurs relations quand il avait commencé son travail sur la conjecture. Il connaissait la forme de son esprit, il savait que le moindre neurone occupé à jouer la comédie sociale serait, pour son œuvre, un neurone improductif. Un feu dévorant et jaloux…
Il n’avait pas eu besoin d’expliquer, elle avait compris, oui, elle avait compris… jusqu’à ce jour.
Que pouvait-il faire, lui, animal si raisonnable et si peu sociable ? Ils étaient tous deux de la même espèce, elle le savait aussi. Elle avait continué sa vie dans le monde, faisant en grande partie le sacrifice consenti de ses capacités pour pouvoir tout simplement assurer le quotidien. Elle n’avait pu se payer le luxe de la Grande Méditation, se laisser aller à leur nature commune qui ne se déployait jamais si bien que dans la solitude complète. Son intelligence s’était diversifiée, et elle était peu à peu « devenue autre », comme elle le lui écrivait. Et c’était justement cette aliénation, cette vie dans la compagnie des hommes (la formulation lui rappela un poème de Michaux, qui parlait de vivre « dans la compagnie des monstres »), qu’elle lui proposait. Et il était tenté. C’était le pire. Depuis la veille, il était tenté…
Retrouver l’air du dehors, les ciels étoilés, les parties d’échecs, l’odeur du vrai café.
La vie en commun avec une femme.
Alors depuis la veille, il tournait dans l’unique pièce encombrée de fort peu de meubles et de bien trop de livres, son logement, sans trouver de solution.
Dans « les livres dont vous êtes le héros », c’était plus simple, la destinée n’était pas ce fatum aveugle. Avec un peu de jugeote, il ne pouvait rien vous arriver d’affreux que vous n’ayez désiré, juste pour changer un peu des happy end.
Ceci dit, il ne les lisait pas correctement. Certains pouvaient être lus en utilisant un dé, en laissant faire le hasard. Procédé qu’il avait toujours jugé barbare, irrationnel et anti-scientifique.
Bah…
Il prit une feuille de papier, un crayon. Divisa la feuille en deux par un trait grossier, et écrivit, à droite « retourner vivre dans la compagnie des monstres - chiffres pairs », à gauche « continuer comme avant - chiffres impairs ». Puis, il se mit posément à fabriquer un dé en papier.
Qu’il lança.
Il soupira. Cette remémoration ne lui rendait pas les choses plus simples. En même temps, il avait été heureux à cette époque, les autres ne l’embêtaient pas, ils étaient là, tout simplement, et lui pour eux était là, tout simplement. Il faisait partie de leur décor enfantin, et ils l’acceptaient comme ayant toujours été là, même si, déjà à l’époque, il était l’étrangeté même. Il passait ses récréations à aligner des cailloux, qu’il choisissait selon de critères de formes, brillance et odeur. Il adorait l’odeur du silex ; les galets étaient un peu plus âpres, et le quartz, neutre et décevant. Il savait instinctivement qu’il aurait été inutile de faire partager ses découvertes, aussi s’en abstenait-il, ce qui sans doute fut le secret de sa réussite sociale relative, dans sa préhistoire personnelle.
Son regard engloba le mobilier simple et ascétique de l’unique pièce qu’il habitait. Il était tranquille, dans cette vie aussi. Il évitait de sortir, se faisant livrer ses courses le plus souvent possible, limitant les contacts sociaux à la concierge qui lui apportait son courrier. La seule chose qui l’ennuyait, c’est qu’on ne pouvait plus tellement avancer dans la chambre, à cause des piles de livres. Il s’était amusé à faire des colonnes reliant le sol au plafond, avec ceux qui présentaient un intérêt vraiment limité, mais cela ne résolvait pas vraiment le problème, il en avait conscience. Peu importait en fait, il ne pensait pas organiser une réception de l’ambassadeur dans son logement, dans les prochaines heures. Il n’avait même pas de rochers au chocolat dans son placard, ce qui rendait d’autant plus impossible l’organisation impromptue d’un tel événement mondain ! Comme souvent, il se mit à rire tout seul (il était passé pour fou bien des fois à cause de cette manie, mais peu lui importait… ce n’était qu’une bizarrerie de plus).
Tout allait très bien dans sa vie, il n’avait même pas besoin de se laver s’il n’en avait pas envie, ni de se raser ou de se couper les cheveux. Il pouvait rester toute la journée, et toute la nuit, à réfléchir à des problèmes mathématiques complexes, se nourrissant de nouilles lyophilisées quand il y pensait, se levant seulement pour aller aux toilettes. Il n’aurait jamais pu démontrer la conjecture de Poincaré en ayant un autre mode de vie, il en était, plus que persuadé, conscient. Rien n’aurait dû remettre en question tout cela. Il n’avait pas laissé le prestige, ni l’argent, entrer dans sa vie. Il était un ermite, plus qu’un ermite, non par misanthropie, mais par un intérêt intellectuel brûlant, exigeant, un feu dévorant et jaloux.
Mais il avait reçu cette lettre.
Depuis la veille, il marchait, d’un bout à l’autre de la pièce, en évitant les piles de livres qui pour la première fois le gênaient presque, rendu incohérent par le doute et ne parvenant pas à retrouver sa sérénité. L’angoisse le faisait claquer des dents. Ne pouvait-on pas laisser tranquille un bon, honnête et inoffensif mathématicien ? Dans quel monde vivait-on ?
Une lettre…
Il était habitué à recevoir des revues scientifiques, et il entretenait une correspondance soutenue avec plusieurs de ses amis, collègues en humanité mathématicienne. Tout ceci étant parfaitement sain et prévisible. Rien ne le préparait à cela.
Une lettre d’une femme…
Et pas n’importe quelle femme… Il l’avait rencontrée à l’université, ils fréquentaient le même club d’échecs. Elle était son adversaire préféré, la seule personne qu’il connût dont la qualité de concentration égalât la sienne. Il gagnait souvent, non qu’elle fût incapable de lire aussi loin que lui les coups, mais elle se laissait entraîner par son affection et manquait la plupart du temps de combativité, lorsqu’il fallait écraser, même fictivement, un adversaire. Au début il n’avait pas compris que c’était là la cause de ses victoires sur elle, qu’il attribuait à sa supériorité masculine. Les victoires qu’il remporta après sa prise de conscience le laissèrent frustré et un peu triste, ne parvenant pas à définir lequel des deux était le plus faible ou le vrai vainqueur.
Ils avaient pris des habitudes communes, ils mangeaient ensemble et parlaient des livres qu’ils lisaient. Ils n’appréciaient les romans ni l’un ni l’autre, elle bizarrement se repaissait de poésie surréaliste qui ne cadrait pas avec son esprit aiguisé et factuel. La plupart du temps, ils lisaient des ouvrages traitant d’histoire, de sociologie ou d’astronomie. Une époque insouciante et agréable.
Et aujourd’hui, elle voulait le revoir. Il avait cessé naturellement leurs relations quand il avait commencé son travail sur la conjecture. Il connaissait la forme de son esprit, il savait que le moindre neurone occupé à jouer la comédie sociale serait, pour son œuvre, un neurone improductif. Un feu dévorant et jaloux…
Il n’avait pas eu besoin d’expliquer, elle avait compris, oui, elle avait compris… jusqu’à ce jour.
Que pouvait-il faire, lui, animal si raisonnable et si peu sociable ? Ils étaient tous deux de la même espèce, elle le savait aussi. Elle avait continué sa vie dans le monde, faisant en grande partie le sacrifice consenti de ses capacités pour pouvoir tout simplement assurer le quotidien. Elle n’avait pu se payer le luxe de la Grande Méditation, se laisser aller à leur nature commune qui ne se déployait jamais si bien que dans la solitude complète. Son intelligence s’était diversifiée, et elle était peu à peu « devenue autre », comme elle le lui écrivait. Et c’était justement cette aliénation, cette vie dans la compagnie des hommes (la formulation lui rappela un poème de Michaux, qui parlait de vivre « dans la compagnie des monstres »), qu’elle lui proposait. Et il était tenté. C’était le pire. Depuis la veille, il était tenté…
Retrouver l’air du dehors, les ciels étoilés, les parties d’échecs, l’odeur du vrai café.
La vie en commun avec une femme.
Alors depuis la veille, il tournait dans l’unique pièce encombrée de fort peu de meubles et de bien trop de livres, son logement, sans trouver de solution.
Dans « les livres dont vous êtes le héros », c’était plus simple, la destinée n’était pas ce fatum aveugle. Avec un peu de jugeote, il ne pouvait rien vous arriver d’affreux que vous n’ayez désiré, juste pour changer un peu des happy end.
Ceci dit, il ne les lisait pas correctement. Certains pouvaient être lus en utilisant un dé, en laissant faire le hasard. Procédé qu’il avait toujours jugé barbare, irrationnel et anti-scientifique.
Bah…
Il prit une feuille de papier, un crayon. Divisa la feuille en deux par un trait grossier, et écrivit, à droite « retourner vivre dans la compagnie des monstres - chiffres pairs », à gauche « continuer comme avant - chiffres impairs ». Puis, il se mit posément à fabriquer un dé en papier.
Qu’il lança.