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Rendez-vous avec la Peur | Night of the Demon (Curse of the Demon) | 1957


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 29/07/2022 | Lu 473 fois






Rendez-vous avec la Peur | Night of the Demon (Curse of the Demon) | 1957

Affiche et synopsis

Le docteur John Holden, un savant américain, se rend à Londres afin de mener son enquête sur la mort de son collègue, le professeur Harrington. Ce dernier avait fait part de ses soupçons sur le Dr Karswell qu'il pensait lié à des forces démoniaques. Holden se rend vite compte que ses doutes n'étaient pas anodins...

Présentation

Rendez-vous avec la Peur (Night of the Demon) est un film anglais de Jacques Tourneur, sorti en 1957, avec dans les rôles principaux Dana Andrews, Niall MacGinnis, Peggy Cummins, Maurice Denham, Athene Seyler, Liam Redmond, Reginald Beckwith, Ewan Roberts, Peter Elliott, Rosamund Greenwood, Brian Wilde, Richard Leech, Lloyd Lamble, Peter Hobbes, Charles Lloyd-Pack, John Salew.

C'est l'adaptation d'une nouvelle de Montague Rhodes James, "Casting the runes".

Angleterre, années 50. Le professeur Karswell (Niall MacGinnis) dirige un groupe consacré à un culte sataniste. Il reçoit la visite d'un psychologue américain, John Holden (Dana Andrews), venu participer à un colloque sur la parapsychologie. Holden y a été invité par le Pr. Harrington (Maurice Denham), qui justement, s'est rendu, de nuit, au domicile de Karswell, avant de disparaître tragiquement. Harrington s'est électrocuté après que sa voiture ait heurté un poteau haute tension. Mais ce qui a provoqué l'accident, c'était l'apparition d'une sorte de monstre, gigantesque.

Harrington était venu supplier Karswell de "tout arrêter", lui promettant de publier un démenti à son propre article, qui dénonçait des pratiques satanistes. Karswell fait mine d'approuver, en réalité ne s'engage guère, use de formules évasives mais au passage, demande à Harrington s'il a toujours sur lui le parchemin qu'il lui a remis. Non répond l'autre, il a brûlé.

Dans l'avion qui l'amène au Royaume Uni, Holden est dérangé par une jeune femme. Il se trouve qu'elle est, précisément, la nièce de Harrington, Joanna (Peggy Cummins). Ils font connaissance ainsi, dans des rapports au départ assez froids, de gêne mutuelle (mais c'est présenté de façon quasiment comique).

A son arrivée à l'aéroport, Holden est interviewé par des journalistes. Il montre avec assurance qu'il ne croit pas le moins du monde au paranormal. Il est psychologue et pense pouvoir tout expliquer par la manipulation, les processus d'influence, etc.

Une fois sur place, Holden apprend la mort de Harrington et fait connaissance avec ses collègues : le Dr Kumar (Peter Elliot) et le Pr Mark O'Brien (Liam Redmond), lequel est bien moins sceptique que lui. O'Brien lui parle d'un témoin, Rand Hobart (Brian Wilde), qu'il a réussi à faire parler sous hypnose. Là-dessus, Karswell appelle Holden au téléphone et cherche à le dissuader de s'intéresser à Hobart, ce qui produit l'effet exactement opposé. Devant cette fermeté, Karswell finit par suivre Holden à la bibliothèque. Il l'aborde, lui proposant de lui prêter un ouvrage de recherche. Il l'invite à aller chez lui, mais Holden refuse. Alors, Karswell s'arrange pour faire tomber des documents, et en les rendant à Holden, il y glisse un autre parchemin.

Il laisse aussi à Holden une carte de visite, sur laquelle l'intéressé lit une inscription manuscrite, assez menaçante, l'avertissant qu'il n'a plus que quinze jours de sursis. Mais lorsque le psychologue la montre à un employé de la bibliothèque, elle ne comporte plus de trace. Holden l'amène dans un laboratoire, mais l'analyse ne donne aucun résultat.

Puis, Holden rencontre à nouveau Joanna, aux obsèques de Harrington. Elle l'aborde, se fait connaitre, établit le lien avec le savant. Une fois chez lui, elle l'avertit : il ne devrait pas poursuivre les recherches de son oncle, car il est en grand danger…

C'est un beau film en noir et blanc, dans lequel Jacques Tourneur montre toute l'étendue de son talent, et réussit, avec les modestes moyens de l'époque, à créer une atmosphère assez inquiétante.

A côté des gros effets, comme cette séquence du tout début où on voit le monstre (mais je vais y revenir), Tourneur multiplie les petits signes qui viennent accréditer l'existence du surnaturel. Ainsi, une fois que Karswell a réussi à passer le parchemin maudit à Holden, celui-ci entend une curieuse mélodie et voit trouble. La silhouette de Karswell s'éloigne dans l'ombre, toute déformée - je suppose que Tourneur s'est servi d'une surface réfléchissante souple pour tordre l'image. Ensuite, Holden déclare à Joanna qu'il a froid, laquelle lui répond aussitôt qu'au contraire, il fait chaud.

Joanna lit le journal intime de son oncle; on y apprend que Karswell s'est arrangé pour passer à Harrington un parchemin comportant des runes maléfiques. On comprend ainsi le mode d'action de Karswell : ce parchemin est une sorte de signal pour le monstre, qui attaque celui qui le porte, à une heure déterminée à l'avance.

Tourneur sait ménager ses effets. Lors de leur première visite chez Karswell, à son énorme domaine, Holden et Joanna trouvent le maître des lieux en train de faire un spectacle pour de jeunes enfants. Des tours de magie. Aussitôt, Holden en conçoit un énorme dédain : finalement, croit-il, Karswell n'est qu'un illusionniste, un spécialiste des tours de passe-passe.

Cette fausse piste n'est là que pour susciter encore plus de peur, quand on pourra constater que non, Karswell a bien des pouvoirs occultes. En attendant, on le voit grimé, costumé, et il a l'air, là, tout à fait inoffensif. D'autant que Karswell présente à Holden et Joanna sa mère (Athene Seyler), qui a fait des glaces maison. Bref, Karswell transformé en gentil animateur pour goûters à la campagne… Comment cacher son jeu, duper son monde.

Tourneur utilise des effets simples pour amener l'idée de surnature. Par exemple, Karswell, lors de cette charmante partie de campagne, se demande comment prouver son pouvoir à Holden. Il réfléchit un instant, et se concentre. Et voilà que la radieuse après-midi se transforme radicalement : le ciel s'assombrit, la pluie dégringole, un vent très violent s'abat sur les lieux, mettant les enfants en fuite. Cela dit, comment obtenir ça, à moins d'avoir guetté la météo ? Mystère.

Mais Holden reste sceptique. Alors, Karswell lui annonce qu'il n'a plus que trois jours à vivre. Et là aussi, procédé intéressant, et simple : quand Karswell se met à menacer Holden, c'est juste après s'être démaquillé. Il fait face à la fenêtre, se retourne, et là le ton devient nettement intimidant. Fini le maquillage, finie la magie blanche : on ne s'amuse plus, ça devient tout à fait sérieux. Et, évidemment, le tonnerre ponctue cette conversation, qui n'a plus rien de badin.

Tourneur utilise des effets sommaires mais efficaces, là où maintenant on montrerait, à grand renfort de 3D et d'effets spectaculaires. Par exemple, de retour à Londres, Holden marche dans le couloir de l'hôtel. Tout à coup, il ralentit, et les plans s'allongent eux aussi. Une musique inquiétante retentit, accompagnée de l'espèce de sifflement qui a ponctué l'arrivée du monstre, au début du film. Et puis, ceci s'arrête brusquement, lorsque arrivent les deux collègues de Holden, qui l'abordent. Cela n'a duré que quelques instants, mais Tourneur a réussi à introduire malaise et danger : on sait que Holden n'est à l'abri nulle part. C'est, en même temps, ce qu'on nomme "effet bus" : faire monter la tension et, quand elle devient insoutenable, la briser brusquement par l'arrivée dans le champ de la caméra d'éléments nouveau, qui nous ramènent à la réalité ou chassent de la scène ce sur quoi on se focalisait l'instant d'avant.

Pourtant, juste après, Holden se lance dans un grand discours sur la crédulité, la croyance, opposée à la science et l'objectivité. Nous sommes là en présence du choc des cultures : Holden, l'américain, digne et docte représentant du "Behaviorisme", c'est-à-dire, la doctrine comportementaliste, qui refuse la psychologie, qui s'en tient à l'observable, le vérifiable, est opposé aux anglais, fascinés par le mystère et relativement superstitieux. Toute la mécanique du film est de nous montrer comment Holden, si sûr de lui, si caustique et méprisant, va finir par tomber sur un os, revoir à la baisse ses idées et se rendre compte que le mal existe, que la surnature est plus forte que lui. Il repartira la queue basse dans son pays, vaincu, ses certitudes taillées en pièces - et encore, bien content de n'avoir pas fini en charpie lui aussi.

Concernant ces effets élémentaires mais ingénieux, on remarque par exemple que lors de leur conversation chez Holden, O'Brien prend l'agenda de Holden et lui demande s'il compte partir bientôt. Non, répond l'intéressé. Mais O'Brien lui fait remarquer que toutes les pages de son agenda sont déchirées à partir du 28 de ce mois - ce qui correspond à la date butoir annoncée par Karswell.

Dans le même esprit, il y a cette scène où Holden dîne avec Joanna. Il essaie de s'approcher d'elle, l'embrasser, mais elle a des sombres pressentiments. Il se montre condescendant, veut la charmer. Elle est inquiète et lui annonce que son oncle a eu lui aussi des pages arrachées à son agenda. Holden veut la rassurer en disant qu'un parchemin doit être transmis à la victime, à son insu, et que lui n'a rien accepté. Mais voilà qu'il en découvre un dans ses affaires ! Et à ce moment, le vent fait s'envoler le parchemin, il manque de peu brûler dans le feu de la cheminée. Et là encore, musique et grondements de tonnerre viennent ponctuer l'aspect inquiétant de cette scène. Joanna dit que le parchemin essaie de se jeter dans le feu. Holden lui rétorque qu'il est juste poussé là par l'appel d'air.

Les signes se multiplient, pour accréditer la thèse défendue par Joanna - et par Tourneur, qui se livre à une véritable démonstration de maléfices, toujours à partir de petits détails aisément réalisables. Holden se rend à la ferme des Hobart. Il est reçu de façon assez froide et hostile. L'entrevue montre clairement que les Hobart croient aux maléfices et méprisent Holden. Mais quand celui-ci va pour repartir, et qu'il ouvre son portefeuille pour y ranger le papier qu'on vient de lui remettre, alors s'échappe le parchemin. Et la mère de Hobart s'écrie, le montrant du doigt : "Cet homme a été choisi" ! Et là encore, l'image est déformée, tremblotante. Mais pas tout le temps, non : uniquement quand la caméra est subjective, qu'elle nous montre ce que Holden voit. C'est sa vision, qui est troublée. Il est atteint d'une sorte de mal, le mal que Karswell lui a décrit lors de leur entrevue au manoir. La femme ajoute : "Qu'aucun bras ne se lève pour le défendre" ! Irrité, Holden répond "Me défendre contre QUOI" ? Et là, toute seule, la porte de la maison se referme, lui coupant la parole. Et sur cette porte, un symbole maléfique a été tracé, qui n'était pas là lorsqu’il est entré, tout à l'heure.

Tourneur nous embobine, il tire les ficelles. On a une scène tout à fait intéressante quand Joanna amène Holden à une séance de spiritisme. Holden le prend mal, il est tout à fait sceptique. Il le dit : "Je dois avoir perdu la tête pour me mêler à une telle mascarade". On lui présente le médium, Mr Meek (Reginald Beckwith) et là encore, Tourneur a recours à un procédé très élémentaire : en transe, Mr Meek se laisse envahir par différents esprits, notamment celui d'une petite fille. Eh bien Tourneur a, je pense, fait apprendre par cœur au comédien le flux des paroles. Et Beckwith récite et articule, comme si c'était lui qui parlait. Le rendu est saisissant, on voit cet homme ouvrir la bouche, et il en sort différentes voix, tout à fait dissemblables. Quand c'est au tour de la petite fille, ça en serait presque comique mais dans le contexte, c'est présenté comme étant effrayant. Et pourtant, juste avant que Mr Meek entre en transes, les femmes de l'assistance ont mis un disque et ont commencé à chanter, de façon assez ridicule, avec leurs voix de crécelles : "Gloire aux âmes, gloire aux âmes, disparues". C'est grotesque, mais ça n'en donne que plus d'effet au petit numéro de Beckwith, et en fait, constamment Tourneur mélange les ingrédients, les registres, dans le seul but de nous surprendre. J'avoue que l'effet des voix récitées par Beckwith est saisissant, mais ça ne demande aucun trucage en réalité, juste que le comédien ait bien écouté les bandes et appris par cœur le débit pour faire son numéro de play back. Et voilà que Mr Meek cède la place à un chef indien, puis un ami du nom de Mc Gregor (et qui roule les R comme pas deux), et ensuite, cette voix de gamine. Et, clou du spectacle, il s'adresse à Joanna avec la voix de son oncle. Et dit des choses si effrayantes qu'il pique une crise d'angoisse. Il a trouvé moyen de se faire peur !

C'est là que Holden craque, se lève, allume la lumière, profondément irrité par ce qu'il considère comme une mauvaise farce. Et la mère de Karswell le suit dehors en affirmant que Mr Meek ne savait rien de tous ces éléments. Mais Joanna, une fois dans la voiture, insiste : c'était bien la voix de son oncle.

Tourneur continue dans l'utilisation d'effets de montage : Holden va chez Karswell, entre clandestinement dans le manoir. Là, il est attaqué par une panthère (toujours ce thème du félin, après "Cat People", réalisé en 1942). Mais quand Karswell entre et allume la lumière, on ne voit qu'un chat, dont Karwell dit que c'est "un démon mineur". Ce n'est que par le montage que Tourneur crée ce résultat. Mais ça fonctionne parfaitement.

Dans cette même scène, effets de montage, toujours : juste avant, en amorce au premier plan, une main se pose sur la rampe de l'escalier que Holden descend. Mais aussitôt, un plan plus large montre cet escalier, et il n'y a personne que lui. Donc, à qui appartient cette main ? Existe-elle réellement ?

Lorsque Holden repart de la maison, il persiste à passer par les bois malgré la mise en garde de Karswell. Là, la musique et les bruitages inquiétants apparaissent à nouveau, on voit la terre s'enfoncer sous les pas de quelque créature invisible. C'est un trucage, mais rien n'est vraiment montré, c'est plus suggéré qu'autre chose. Et ça marche. La musique est là, encore, pour nous effrayer. Comme je le disais, Tourneur prend le parti de suggérer plus que montrer. Et c'est effectivement dommage que la production l'ait obligé à dévoiler le monstre explicitement - de nos jours, non seulement le monstre serait visible sous toutes les coutures, en 3D s'il vous plait, mais encore, on se plairait à détailler de quelle manière il taille les corps en pièce, avec force giclées de sang et tripaille.

Constamment, avec peu de moyens, Tourneur manipule les codes avec élégance. Ainsi, quand Holden raconte cette mésaventure à des policiers, pour bien nous faire sentir à quel point ils sont incrédules et indifférents, il commence la scène par un travelling arrière. Ce mouvement s'initie sur la nuque d'un des flics, qui se balance sur sa chaise, les doigts croisés derrière son cou ; attitude qui en dit long sur sa façon de prendre le témoignage du psychologue américain. Et si on observe son collègue, ça n'est pas mieux : à moitié endormi, le menton sur son poing.

A contrario, on a un peu plus loin une scène pour accentuer la tension et accréditer la thèse démoniaque : la mère de Karswell parle avec Joanna, essaie de la convaincre qu'il y a réel danger. Remarquons comment ce plan s'articule avec le précédent, où on voyait l'ambulance qui transporte Hobart : par le son. Ce sont les sonneries qui font le lien, celle de l'ambulance avec celle du téléphone.

Un grand moment de tension se produit lors de la scène avec Hobart ; elle est vraiment impressionnante. L'homme est placé sous hypnose, après un exposé de Holden tout à fait docte et imprégné de scepticisme. L'assistance rit à ses réflexions ironiques. Mais l'ambiance change totalement lorsque le sujet hypnotisé, au départ totalement catatonique, se réveille, sous la forme d'un immense cri et une tentative de fuite. Déjà, si on analyse la scène au niveau du son, on constate qu'après la causerie de Holden, détendue, accompagnée de fins mots et de rires, il y a un contraste très net lorsque O'Brien expose selon quelle méthodologie il va intervenir : l'assistance est muette, silence total. Et dès que l'injection est pratiquée, Hobart hurle. Il y a là, sur la partie son, des changements voulus, sciemment organisés. On maîtrise Hobart, le ramène au centre de la pièce, on l'interroge. Là, il révèle ce qu'on attende de lui, concernant Karswell, dans un état de transe, les yeux fermés. Toutefois, O'Brien lui demande de se projeter au moment de la "nuit du démon". Et là, autre changement. Hobart refuse de répondre, s'agite. Il parle du parchemin avec les runes. Alors Holden lui montre le sien et là, Hobart nous donne la clé : pour sauver sa vie, il faut se défaire de ce parchemin, le donner à quelqu'un d'autre. Et tout à coup, le voilà qui soupçonne Holden de vouloir le faire : se débarrasser du sien, en le lui donnant. Pris de folie, terrorisé, il bouscule Holden, se précipite dans un couloir… et se jette par une fenêtre !

Là encore, il est facile de faire sauter un acteur par une fenêtre au rez-de-chaussée, et d'enchaîner sur un plan vu en plongée, l'acteur étant installé en bas d'un immeuble de plusieurs étages. Tourneur maîtrise à la perfection cette utilisation du scénario, du cadrage et du montage, pour amener le public à croire, à partir de presque rien, ou si peu. En attendant, le ressort dramatique est saisissant.

En fait, ce film se caractérise, comme d'autres de Tourneur, par l'utilisation de l'allusion, l'art du montage : comment associer deux idées entre elles, en les faisant se succéder à l'écran. Comment juxtaposer l'image d'un félin dangereux, avec celle d'un chat innocent... Tourneur a déjà utilisé avec brio ce genre de procédés pour "Cat people", et ceci me fait penser à un autre film parlant de surnature, que j'aime beaucoup et dont j'aurai plaisir à parler, si j'ose le regarder à nouveau : "La maison du diable", de Robert Wise ("The Haunting", 1963). En effet, c'est là aussi un film où des procédés simples, sobres, suffisent à créer un profond malaise. Comment tracer un symbole sur une porte, pour suggérer un maléfice. Comment montrer des runes sur un parchemin, puis Holden trouvant les mêmes runes à Stonehenge. Et ainsi de suite. Dans "Cat people", il y a une scène où a présence de la panthère n'est évoquée que par une ombre, rien de plus.

Je crois que tout l'art de Tourneur réside ici, dans cette façon d'utiliser musique, cadrage, montage, dialogues, juxtapositions, pour tisser une toile vénéneuse et dispensatrice d'un frisson d'angoisse, sans jamais céder au sensationnel.

Et justement, puisqu’il en est question, on sait que par deux fois, le monstre apparaît à l'écran, de façon nette et explicite. Il faut savoir que Tourneur était contre ces apparitions du monstre. Il aurait souhaité s'en tenir à quelque chose de plus sobre. Ce qu'il voulait, c'était qu'on insère à la fin du film, lors de la scène à la gare, quatre images du monstre tuant Karswell. Le public se serait alors demandé s'il avait vraiment vu cette image. Et là, on aurait pu dire que le film était fantastique, puisqu’il y aurait eu un doute sur ce dont on a été témoin.

Etant donné que le monstre apparaît clairement, que tout ce qui est montré est présenté comme étant des faits avérés, on n'est donc pas dans le cadre du fantastique, mais dans une représentation du surnaturel.

Je pense personnellement que sans effets, on ne peut certes pas obtenir l'adhésion du public, la fameuse suspension d'incrédulité. Mais il ne faut pas exagérer. Car à notre époque du tout numérique, où on peut créer tout et n'importe quoi très facilement, il n'y a plus de limites à l'imaginaire et alors, on nous présente aisément des choses impossibles. Or, trop de spectaculaire finit par tuer cette suspension d'incrédulité.

Il me semble que nous avons besoin qu'un certain cinéma de genre nous emporte dans un univers qui n'est pas celui de notre quotidien, mais qui pourrait l'être, dans certaines conditions, si l'aventure y faisait irruption. Mais ce qui se produit doit rester possible. A partir du moment où n'importe quelle impossibilité peut se concrétiser, où tout fantasme devient réel, alors il n'y a plus de limites, plus de contraintes et tout peut arriver, et son contraire. Et là, on décroche. Comment s'identifier à des personnages dans des films d'action où les combattants peuvent, sans élan, sauter à huit mètres de haut ? Comment entrer dans le déroulement d'un récit si à chaque instant, le sol peut s'ouvrir, une langue de caméléon jaillir de la bouche d'un des personnages, si ça tête peut s'ouvrir en deux ou se transformer en bombe, et ainsi de suite ? Alors on assiste à une surenchère, à un déferlement d'images de plus en plus impressionnantes : combats, explosions, défenestrations, transformations diverses et variées, défi des lois de la physique, sang, giclées d'organes arrachés… Je parlais tout à l'heure de Robert Wise et de "La maison du diable". Il y a eu un remake en 1999, "Hantise", par Jean de Bont. Eh bien c'est totalement raté. De super effets spéciaux, mais le scénario est inepte, le personnage de Luke Sanderson a été remplacé par un fieffé crétin, l'attirance sexuelle latente envers les personnages féminins donne lieu ici à des allusions quasi graveleuses et on se retrouve plus dans la contemplation technique des effets spéciaux, que dans une peur véritable. Comme quoi, trop de sensationnel tue le sensationnel. Et Jacques Tourneur l'avait bien compris, et c'est pour ça qu'il voulait suggérer le monstre, au lieu de le montrer. Mais face aux impératifs du studio, sur ce plan, il a dû céder.

Le film n'en est pas raté pour autant. Juste qu'on sort d'une certaine subtilité, pour entrer dans quelque chose de plus spectaculaire et finalement, un peu moins convainquant.

Mais revenons à la séance d'hypnose. Le tournant du film se situe exactement là : enfin, Holden quitte son scepticisme. Il a fallu le choc de voir Hobart mourir, il a fallu que celui-ci lui explique le fonctionnement du parchemin, pour que Holden comprenne. Il décide d'aller voir Karswell car il a "quelque chose à lui rendre"… Finalement, c'est dans un train de Holden va restituer le parchemin à Karswell, en le piégeant comme il avait été piégé lui-même…

La confession finale de Holden, qui avoue maintenant croire au surnaturel, ne manque pas de piquant. Le "Behavioriste" américain, converti par les anglais superstitieux !

C'est un film certes ancien, qu'on peut trouver à présent vieillot, mais qui a beaucoup de charme et qui est assez impressionnant, aussi bien de façon sobre, par moments, ainsi que je l'ai expliqué ; et à d'autres, selon des modalités plus spectaculaires. La façon dont le parchemin s'envole, à la fin du film, est vraiment bien pensée et filmée. La musique souligne de façon magistrale la tension de ce passage. A l'heure fatidique, alors que Karswell va pour le ramasser sur le bord de la voie, les runes s'enflamment et Karswell ne saisit que des cendres.

Le final est particulièrement brillant : le corps de Karswell a été détruit par le monstre. Mais comme c'est juste après le passage du train, les témoins pensent que c'est le train qui l'a happé. Et Holden conclut : "peut-être ne vaut-il mieux ne pas savoir"…

Et, dernier plan, un train traverse l'écran avec son sifflement suraigu, comme une sorte de cri d'effroi.

Un beau film, sombre, gothique, effrayant, empli de la magie de Jacques Tourneur, sa façon bien à lui d'user d'artifices et maléfices… Un film qui marque les esprits. J'étais jeune la première fois que je l'ai vu, et je me souviens avoir été très impressionné.

Les acteurs jouent bien, dans l'ensemble. Je retiens surtout la prestation de Brian Wilde, quand il est pris de terreur et se défenestre.

La photographie noir et blanc de Ted Scaife est tout à fait réussie, riche de contrastes autant que de nuances de gris.

La musique de Clifton Parker est efficace, certes conventionnelle mais saisissante et tout à fait fertile en climats inquiétants.

Une belle réalisation, un film qui fait partie de ma cinémathèque intérieure, de ces images que je porte en moi. Jacques Tourneur, un grand réalisateur, dont j'espère avoir encore l'occasion de parler.

Labyrinth Man
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💬Commentaires

1.Posté par Southeast JONES le 29/07/2022 14:57 | Alerter
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southeast
Un film à voir (et à revoir) absolument.

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