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La neuvième Porte | The ninth Gate | 1999


Une fiche ajoutée dans nos cales par | 25/02/2022 | Lu 627 fois






La neuvième Porte | The ninth Gate | 1999

Affiche et synopsis

Avec La Neuvième Porte, Roman Polanski nous plonge au cœur d'un thriller maléfique dans lequel la toute-puissance des livres refait surface, rapprochant les manuscrits ancestraux des flammes de l'enfer.

Naviguant en eaux troubles entre châteaux et bibliothèques, Dean Corso, interprété par Johnny Depp, au fil des collections de littérature obscure, va faire l'objet d'une intrigue complexe opposant richissimes collectionneurs à Satan lui-même.

Emmanuelle Seigner se fera son ange gardien, mais ses yeux, à travers l'iris de son mari, en disent long sur ses penchants.

Présentation

La neuvième Porte (The ninth Door) est un film franco - américano - espagnol de Roman Polanski, sorti en 1999, avec dans les rôles principaux Johnny Depp, Emmanuelle Seigner, Lena Olin, Frank Langella, James Russo, Jack Taylor, Jose Lopez Rodero, Allen Garfield, Barbara Jefford.  
 
C'est l'adaptation d'un roman de Arturo Perez Reverte, paru en 1993, "Le club Dumas".
 
Note : je précise tout de suite que je n'aborderai pas le volet occulte de ce film, n'ayant pas les connaissances nécessaires. Je m'en tiendrai donc à une approche purement critique, d'un point de vue cinéma.
 
Années 90, Amérique. Dean Corso (Johnny Depp) est un expert en livres très anciens. Il sert d'intermédiaire entre vendeurs et collectionneurs. Sa spécialité : obtenir à bas prix des pièces très chères et réaliser ainsi de substantiels bénéfices. Il rencontre Boris Balkan, richissime patron d'un grand groupe de presse, qui lui montre sa collection, entièrement consacrée au Diable.
 
Balkan vient d'acquérir un ouvrage célèbre, "Les neuf portes du royaume des ombres", d'Aristide Torchia, auteur du XVIIe siècle. Torchia l'aurait rédigé à partir d'un livre prétendument écrit par le Diable lui-même ; pour cela, il a été brûlé par l'Inquisition. Aux dires de Balkan, "Les neuf portes" contiendrait des méthodes permettant d'invoquer le Diable et d'acquérir invincibilité et immortalité. Balkan pense que deux des trois seuls exemplaires connus sont des faux. Il engage Corso pour vérifier les livres en les comparant. Il lui confie son propre exemplaire et lui demande d'acquérir le vrai par tous les moyens nécessaires. Il lui promet une somme colossale lorsque cette mission sera terminée. Uniquement motivé par l'argent, ne ressentant aucun intérêt pour ces lubies de collectionneur et encore moins pour l'occultisme, Corso accepte et se met au travail.

La copie de Balkan a été acquise auprès d'Andrew Telfer (Willy Holt), qui s'est suicidé ensuite. La veuve de Telfer, Liana (Lena Olin) annonce à Corso qu'elle veut récupérer le livre. Elle essaie de le séduire, mais sans succès. Corso a caché l'ouvrage chez un ami libraire, Bernie Rothstein (James Russo). Mais celui-ci est ensuite assassiné ; Corso découvre le cadavre dans la librairie, pendu à l'envers, comme sur une des gravures présentes dans l'ouvrage. Corso récupère le livre dans sa cachette, puis s'enfuit. Il a peur, mais ne renonce pas : il y a bien trop d'argent en jeu…

C'est un film complexe et passionnant, fertile en rebondissements, riche en ramifications, plein de profondeur psychologique et de mystère. Un film brillant, de toute beauté, bien que celle-ci soit, à plus d'un titre, vénéneuse. Un film qui a été injustement sous-estimé par le public et la critique, et qui mérite hommage.

L'ouverture du film est, en elle-même, un beau morceau de bravoure. Elle se fait sur le suicide de Telfer, qui est rendu avec un grand souci du réalisme. Sans un mot, sans la moindre explication, Polanski, par de lents mouvements de caméra, ose commencer son film par une scène de suicide. Le décor est riche, somptueusement bien rendu par la photographie de Darius Khondji, dans des tons rouges et or qui ne sont pas sans rappeler son superbe travail sur le "Delicatessen" de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, dont j'ai déjà parlé, avec admiration. Un gros plan s'ouvre sur Telfer en train d'écrire. Seul son audible : celui de la plume. Une vue d'ensemble montre la bibliothèque et l'homme assis à son bureau, qui ferme la lettre. Dans le même temps, par travelling vertical et panoramique à gauche, l'image se centre sur un tabouret. Puis, travelling et panoramique vers le haut : la corde. Gros plan sur les pieds de Telfer, les savates. Autre plan, de près, sur l'homme, qui passe cette corde à son cou. Gros plan sur les pieds qui obligent le tabouret à basculer. Puis, un plan sur le lustre qui encaisse le choc. On voit les lumières clignoter puis s'éteindre, métaphore de la vie qui s'en va. L'homme, dans ses derniers instants, est pris de convulsions, gigote, perd une de ses savates. Elles sont là, à mon avis, pour ajouter une dimension dérisoire, grotesque, de fragilité, à l'acte. Tout est dit.
 
De là, un travelling avant se fait sur les livres dans la bibliothèque, on plonge entre deux ouvrages et là, dans le noir, d'où émergent des portes, que l'on franchit. La somptueuse musique de Wojciech Kilar retentit, toute en quintes, contrebasses et violoncelles : le ton est donné. Magistrale scène d'ouverture, toute en finesse et intelligence.

Intéressons-nous au personnage de Dean Corso. Avec tout autant de finesse et d'intelligence, Polanski nous brosse le portrait d'un homme austère et cynique, apparemment célibataire, ayant peu d'amis, ne s'intéressant, en dehors de sa petite personne, qu'à deux choses : l'argent ; et réussir à berner les autres. Gagner, par tous les moyens, même ouvertement malhonnêtes. Il est dur, insensible, déterminé.

Cette peinture de Dean Corso se fait uniquement à partir de ses actes et attitudes. Les scènes d'introduction sont orchestrées pour nous donner à sentir qui il est, de quelle manière il fonctionne. On voit comment il berne deux personnes qui ne connaissent pas ce domaine. Ils gèrent la fortune d'un homme qui est paralysé, ne peut plus parler. Corso les entourloupe avec ruse et leur extorque des pièces rares pour presque rien. Polanski nous donne à comprendre qu'il y a arnaque avec une belle économie de moyens, efficace : lorsque Corso réussit son coup, le vieil homme crispe ses mains sur sa couverture, impuissant.

En repartant, Corso croise Witkin (Allen Garfield), celui qui devait s'occuper de l'affaire et a été devancé. Witkin, furieux, lui lance plusieurs invectives : "Vous êtes un vautour", "vous ne reculez devant rien", "vous êtes un être sans scrupules". Corso ne réagit pas. Plus tard, chez Rothstein, celui-ci ponctue ce coup d'éclat à sa manière : "Quel fils de pute", "T'es le meilleur". Ils ont ensuite une discussion serrée sur le pourcentage que Rothstein exige. Mais Corso ne fait aucune concession.

Il y a aussi les scènes du début, avec Balkan. En plus d'une occasion, elles nous montrent à quel point Corso est cynique, avide d'argent, et peu concerné, au fond, par les livres eux-mêmes, en dehors de la connaissance technique qu'il en a. Et encore moins par ces histoires de Diable, auquel il ne croit pas.

En effet, Balkan donne une conférence sur "Les démons dans la littérature médiévale", une étude qu'il vient de publier. Que fait Corso ? Il s'endort ! Balkan, désabusé, vexé, balance une petite pique à Corso, le comparant à "un de ces agités faméliques dont se méfiait Jules César, et qui poignardent leurs amis dans le dos", lui disant qu'il ne doit guère en avoir. L'autre ne se laisse pas démonter et lui rétorque aussitôt : "Nous avons cela en commun". Dans l'ascenseur, bavard, Balkan brode sur ce thème. Corso le coupe abruptement, et leur échange en dit long sur lui, sa vision des choses :

- Ecoutez, je suis là pour parler affaires, pas vous écouter palabrer. Si vous tenez à exposer vos philosophies personnelles, écrivez un autre bouquin.
- Vous ne m'aimez pas, Corso.
- Je n'ai pas à vous aimer : vous êtes un client, vous payez bien. 
 
Plus tard, dans la bibliothèque ultra sécurisée de Balkan, encore quelques réparties qui caractérisent les personnages :
- Êtes-vous croyant, monsieur Corso ? Je veux dire, est-ce que vous croyez au surnaturel ? 
- Je crois en mon pourcentage.
 
Et, quand Balkan contemple les lumières de la ville par la baie vitrée, il lance, ironiquement :
- Vous n'avez pas le vertige ?
 
Egalement, plus loin, parlant du livre, alors que Balkan s'interroge sur son authenticité :
- Et pourtant, quelque chose cloche.
- Vous voulez dire que le Diable n'apparaît pas ?
 
… Tout est ainsi, à l'avenant. On le voit, Corso est cynique, opportuniste, parfois cinglant. D'une incroyable muflerie. Solitaire, il ne s'intéresse qu'à lui-même. Il est avide et en ce sens, il constitue une proie facile pour les forces du mal. Surtout s'il en nie l'existence.

Le langage non verbal est lui aussi étroitement mis à contribution pour renforcer les traits de caractère. Par exemple, quand Balkan lui parle, Corso bâille, enlève ses lunettes pour les nettoyer, etc. Il montre très clairement sa parfaite indifférence au discours de son interlocuteur. Il a déjà prouvé, dans les scènes précédentes, que ce qu'on peut dire sur lui ne le touche pas le moins du monde. Quand Witkin l'a apostrophé, Corso lui a soufflé sa fumée de cigarette quasiment dans la bouche.

En passant et avant de quitter cette scène, on remarquera que pour utiliser l'ascenseur ou ouvrir sa bibliothèque sécurisée, Balkan utilise un boîtier à combinaison. Et quel code tape-t-il, chaque fois ? 666, le chiffre… du Diable. Polanski a poussé le sens du détail très loin. Ce film est un gâteau aux innombrables cerises. Mais on y reviendra.

Continuons sur l'étude des caractères :  
 
L'évolution du personnage de Corso est, de ce point de vue, remarquable. Si on s'y intéresse, c'est sans doute ce qui est le plus réussi, dans ce récit. C'est pour moi une composante essentielle du film. En effet, au début Corso est, très clairement, cynique, opportuniste, uniquement motivé par l'appât du gain. Il est matérialiste et se fiche totalement de ces histoires de Diable, ça ne l'intéresse pas. Il ne se sent concerné que très moyennement par les livres : seule leur valeur marchande le touche. Or, un vaste mouvement s'organise en lui et voilà qu'au cours de cette aventure, il prend conscience de leur valeur réelle : leur contenu. Voilà qu'il se prend de passion pour le mystère qu'il est chargé d'élucider. Il tombe sous le charme méphitique de cet ouvrage, "Les neuf portes du royaume des ombres". Lui qui méprisait l'occultisme, qui ne voyait dans les livres que l'argent qu'on pouvait en tirer, se prend maintenant au jeu et, dans un premier temps, veut réellement percer les énigmes contenues dans cet ouvrage. Et, vers la fin du film, il se fixe un but encore plus élevé : parvenir, à la place de Balkan, à cette immortalité, cette invincibilité, que promet Aristide Torchia, à travers les siècles. Lui qui ne s'impliquait que de façon détachée se retrouve en grand danger, confronté à des situations hautement malsaines, scabreuses et finalement, on quitte avec ce personnage le cadre de référence habituel, la normalité, pour s'aventurer sur ses pas dans une dimension autre : la signification réelle de la vie et de la mort. Une lecture ésotérique du monde, par-delà les apparences. Une initiation, en quelque sorte.

Boris Balkan évolue aussi : il est présenté tout d'abord comme un homme d'affaires richissime, un peu allumé, excentrique. Un doux dingue, si on veut.

Bien sûr, on se rend compte qu'il est extrêmement déterminé, quand il annonce à Corso qu'il est prêt à payer des sommes énormes. Mais ça n'est rien, qu'un avant-goût. Tout bascule lorsque Balkan fait irruption au château de St Martin, au cours d'une scène grandiose, un monument de transgression, de passage à l'acte. On reviendra sur ce passage. Notons simplement, dans un premier temps, que Balkan a commencé sous des dehors policés, en costume et cravate, lunettes, et qu'à la fin du film, il enlève ces oripeaux et affronte son destin en bras de chemise. Il est loin, très loin d'être cet homme courtois et un peu distant qu'on imaginait. Il a une véritable dimension de bête fauve, qui cachait bien son jeu, tapis non pas dans les hautes herbes, mais dans les méandres de sa bibliothèque, au sommet de son building.
 
Liana Telfer est intéressante, elle aussi. Elle manifeste une incroyable duplicité, une grande aptitude à l'hypocrisie, la manipulation. Observons comment elle feint la parfaite innocence par rapport au livre, lorsque Corso la rencontre. Elle sourit, fait l'étonnée, joue les parfaites ingénues. Voyons ensuite comment elle se transforme en prêtresse satanique, elle aussi parfaitement déterminée à employer tous les moyens pour réussir, et même le meurtre, puisqu’elle confie à son garde du corps et amant peroxydé (Tony Amoni) le soin de liquider Corso et la belle aux yeux verts. Notons comment Polanski insiste sur l'appartenance de Liana Telfer au culte satanique : en plongeant sur son tatouage sur sa fesse, celle avec laquelle elle tente de soudoyer Corso. Comment, par un lent travelling, Polanski amène notre attention à se focaliser sur un détail précis, qui jusqu'alors nous avait échappé. J'ai en mémoire ces plans, aussi, où la très séduisante Lena Olin reçoit Corso vêtue de noir, feint de ne pas s'intéresser au livre, joue les veuves dignes, alors que le portrait de son défunt mari se trouve juste derrière elle, barré d'un ruban de deuil… Et comment ensuite, chez Corso, elle soulève sa robe pour lui montrer ses cuisses puis, lorsqu’il lui apporte à boire, elle s'empare non pas du verre qu'il lui tend, mais de son sexe, à travers son pantalon. Saisissant contrastes, et je crois que tout l'art de Polanski est de juxtaposer ces contrastes, nous faire constamment passer d'un registre à un autre, parfois de façon brusque, à d'autres moments selon des modalités plus feutrées, voire presque subliminales, comme le "666" du code de l'ascenseur chez Balkan. C'est tout à fait intéressant, cette lecture à plusieurs niveaux : la veuve digne, bourgeoise, bon chic bon genre, qui devient vamp, montre ses cuisses, a un serpent tatoué sur les fesses, s'offre à Corso sur un registre nettement sexy, puis cherche à lui arracher les yeux. Surprenante versatilité à la fois du personnage, mais aussi du réalisateur, qui peut à tout moment briser le rythme et ses propres règles, bouleverser la linéarité du récit, changer de registre, nous promener selon une tonalité, pour tout à coup quitter le mode majeur et nous submerger de dissonances.

Mais c'est la belle aux yeux verts qui retient tout spécialement mon attention. Cette personne est bien la créature le plus fascinante et étrange dans ce film. La belle aux yeux verts, celle dont on ignore le nom - c'est elle qui s'invente ce pseudo, qui le suggère à Corso, "les yeux verts", refusant ainsi de nous donner un prénom, qui aurait pu lui donner une consistance, un ancrage dans le réel, et nous ramener à une dimension plus banale, au bout du compte. Emmanuelle Seigner joue ici le rôle d'une complice du Diable, une sorte de démon mineur. Polanski s'ingénie à multiplier les signes qui nous la montrent sous un jour inquiétant, trouble. Elle a la capacité d'apparaître et disparaître comme elle veut, entre deux rangées de livres, dans un reflet, sur un balcon... En ce sens, elle est un personnage fantastique, au sens propre du terme, tel que Tsvetan Todorov l'a défini.

Fantastique ! Voilà un mot mis à toutes les sauces, et employé de façon inepte, en dépit du bon sens ! Presque toujours, lorsque on le lit, ce terme est inapproprié. Sont désignés comme "fantastiques" des films de Science-fiction, ou d'horreur. Or, Todorov l'a établi : le fantastique a ceci de spécifique qu'il nous indique la possibilité d'une intervention surnaturelle, mais on ne sait jamais. C'est bien LE DOUTE qui le caractérise. Lorsque la surnature est posée comme réelle, avérée, alors on est dans le merveilleux, inquiétant ou pas. Ce n'est que si subsiste un doute que nous sommes dans le cadre du fantastique. Quand on est amené à se demander si le narrateur a rêvé, a été victime d'une illusion.  Et en ce sens, la belle aux yeux verts semble bien, oui, être le seul personnage fantastique du film, car on ne sait jamais si elle existe réellement, ou si ça n'est pas Corso qui l'imagine. Enfin, la question demeure ouverte, alors qu'on ne doute nullement de l'existence de Telfer, Fargas, Balkan ou les autres.

Il n'en demeure pas moins que le fantastique a pour condition le doute. Si la surnature est posée comme objective, démontrée, alors on n'est plus dans le fantastique. A ce titre, nulle part on ne nous fait douter de la véracité de ce Diable et des maléfices dans cette histoire.

Mais revenons aux "beaux yeux verts". Cette jeune femme est tout de même assez étrange. Elle semble dotée de pouvoirs paranormaux. Cynique, peu causante, manipulatrice, elle fait mine d'aider Corso, mais se sert de lui. Polanski nous la désigne, en définitive, comme envoyée par le Malin lui-même, pour pousser Corso à avancer, le pousser vers le mal, on ne sait pas trop. Vers la fin du film, elle a les yeux luisants, un peu comme Robert de Niro dans "Angel heart", un autre film fascinant dont je parlerai peut-être, si j'en trouve le courage, et qui met en scène le Diable, lui aussi. Mais le procédé est mieux réussi, moins outrancier. Enfin, dans "Angel heart", ça m'avait dérangé, je trouvais ça un peu grossier.

Je disais qu'elle est dotée de pouvoirs. Déjà, elle manifeste une incroyable assurance et un cynisme peu commun. C'est intéressant, car Corso, qui faisait figure de cynique dès le début du film, est largement battu par cette jeune femme, certes séduisante mais froide, qui le traite comme un petit garçon, jette sur lui un regard ironique et cruel.
 
Il y a aussi cette scène de combat, tout à fait passionnante. Remarquons comment, lorsque Tony Amoni agresse Corso sur les quais, celui-ci est incapable de se défendre, se fait battre, casser ses lunettes, etc. C'est l'inconnue qui le défend et s'en défait avec aisance ; à la manière d'une sorte de ninja, elle met en fuite l'agresseur. Mais ce que je retiens, c'est ce plan où elle descend l'escalier pour les rejoindre sur le lieu de la bagarre : elle flotte ! Là, Polanski emploie les grands moyens pour nous faire comprendre qui elle est, s'il subsistait encore un doute. La demoiselle flotte dans l'air, descend comme une apparition, un fantôme. Elle n'a d'humain que l'apparence. Cela dit, c'est fait avec élégance, car ce plan est très fugitif et tourné de telle manière que ça ne se remarque guère, ou du moins, en passant, au sein d'une scène d'action où l'attention est attirée ailleurs. On discerne mieux cette capacité à voler lorsque Balkan tue Liana Telfer. La jeune femme se laisse tomber depuis le balcon où elle se trouvait, descend en flottant, là encore, pour empêcher Corso d'intervenir. Notons au passage que très souvent, elle est en hauteur par rapport à lui. Un ange déchu ? Elle le domine, tout au long de ce récit. Il ne fait que suivre ses ordres, tout en s'imaginant faire preuve d'initiative. Il n'est qu'un objet, au fond, que le Diable a choisi pour parvenir à ses desseins.

Remarquons aussi comment cette jeune femme, attirante, dort dans la chambre d'hôtel avec Corso, mais ne se donne à lui qu'à la fin du film, quand il a atteint son but. Récompense ? Initiation ? Il y a bien une scène où elle l'embrasse, mais aussitôt fait, elle lui met du sang sur le visage. Façon de désigner que lui aussi, est impliqué dans toutes les morts qui jalonnent ce sombre et inquiétant récit. Comme pour sceller une sorte de… pacte. Constamment elle lui tourne autour, apparaît, disparaît, ne répond à ses questions que par des formules énigmatiques, se dérobe… Elle n'intervient que par petites touches, juste ce qu'il faut pour donner un coup de pouce, pour favoriser l'avancée des pions de Corso dans cette partie truquée.

Au passage, il n'est pas superflu d'indiquer que cette jeune femme ressemble très nettement à un autre personnage qui apparaît, lui, dans les gravures du livre maudit… Comme si, en quelque sorte, elle en était une émanation, et donc, comme si elle avait la possibilité de traverser les siècles. Affronter la modernité et ses apparences, pour en réalité ne servir qu'une seule cause, à travers les époques. Mais en se trompant parfois sur les codes, ou en les ignorant. Comme par exemple, cette scène dans l'hôtel où elle lit "Comment se faire des amis et influencer les gens", de Dale Carnegie. Ironie du réalisateur, ou de Satan lui-même, comme si cette créature aux redoutables pouvoirs avait besoin d'amis, ou comme si elle se moquait de la solitude des hommes, qui cherchent à se faire des amis, allez savoir. Comme si elle avait réellement besoin d'un bouquin pour influencer les autres ! Voilà un des innombrables détails dont ce film brillant fourmille, et qui sont autant de clins d'oeils, de petites touches remarquables, qui montrent que Polanski a été très loin dans son perfectionnisme. Mais un autre détail m'interpelle, au passage :

Curieusement, sous son apparence banale, cette jolie jeune femme a quand même trouvé le moyen de mettre des chaussettes totalement dissemblables : une orange, l'autre verte. Est-ce une façon de montrer qu'elle se fiche des apparences, ou qu'elle n'en est qu'une elle-même ? Son charme agit, quoi qu'il en soit, car Corso, même s'il se méfie fortement, accepte son aide et sa compagnie. Quel est le sens du détail des chaussettes ? Peut-être nous donner à comprendre ceci : le côté incongru, l'absence de cohérence réelle, le fait que les apparences ne sont rien d'autre que des leurres, des signes pour nous obliger à aller de l'avant, sans signification réelle. Et notons au passage que lorsque Corso avance l'idée qu'elle est peut-être étudiante, elle lui répond du tac au tac :

"J'ai dit ça ? Donc, c'est vrai, en un sens". Elle saisit l'idée, mais montre avec désinvolture qu'en réalité, il n'en est rien. Et puis qu'elle s'en moque bien, de ce qu'il croit ou pas. En un sens, c'est LUI qu'elle étudie, comme un entomologiste. Elle l'observe, le manipule, se joue de lui ; il est le sujet de ses petites expériences. Je note aussi le petit sourire narquois avec lequel elle désigne Fargas, quand il est mort. Elle indique à Corso où le trouver, mais avec une lueur sadique dans le regard. A se demander si ça n'est pas elle qui l'a exécuté. Plus loin aussi, quand Corso bat à mort le garde du corps, elle est là, visiblement à jouir du spectacle de cette violence, qui lui donne véritablement du plaisir : "Je ne pensais pas que tu étais capable de ça", dit-elle, admirative. Lorsque Balkan tue Liana Telfer, elle empêche Corso d'intervenir. Elle se repaît du spectacle de la violence, fait tout pour que le chaos arrive, en fait. C'est un parfait mélange de cynisme et cruauté, en même temps que d'aisance physique, d'énergie à la fois dans le combat et dans la séduction. J'observe comment, chez Fargas, juste après qu'on ait trouvé son corps dans le bassin de jardin, avec quelle agilité elle escalade sans hésiter la façade de la demeure, pour ouvrir à Corso. "Vous perdez du temps à poser toutes ces questions", conclut-elle. Quelle importance, n'est-ce pas, la vie, la mort des autres ?  
 
Cela donne des échanges intéressants, comme par exemple, dans l'avion :

- Qu'est-ce que vous pensez qu'il lui est arrivé ?
- Il s'est noyé.
- Avec un coup de main de qui ?
- Il est mort, on s'en fiche.
- Pas moi. J'ai de grandes chances de finir comme lui. 
- Pas tant que je suis là pour veiller sur vous.
- Ah, je vois. Vous êtes mon ange gardien.
- Puisque vous le dites.
- Il semble que quelqu'un joue avec moi.
- Oui, c'est un jeu dont vous faites partie ; ça commence à vous exciter.

Et, après ce dialogue édifiant, à l'arrivée à l'aéroport, elle s'est encore évaporée.

Il faut voir aussi comment, dans une autre scène, elle neutralise un autre adversaire, par des techniques issues de l'aïkido. Egalement, elle place une clé de bras et de poignet à Corso, quand il l'accuse d'avoir volé le livre. Et plus loin, quand ils décident de filer Liana Telfer et son garde du corps, elle n'hésite pas à voler une luxueuse voiture de sport. Redoutable petite donzelle.

Il y a d'autres personnages, fascinants eux aussi. Comme par exemple, les frères Ceniza (Jose Lopez Rodero), qui sont initiés, qui ne parlent que par petites phrases énigmatiques, souvent avec un sourire entendu, amusé. Sages vieillards érudits, informés des maléfices, mais intelligents, pondérés, se tenant prudemment à distance de tous ces charmes malsains, contrairement à Corso, qui, lui, y succombe. Et qui, en même temps, lui donnent assez d'indices pour le faire avancer dans sa quête. Ils fonctionnent en jumeaux malicieux, l'un finissant la phrase de l'autre. Mais à la fin du film, ils ont disparu. Sont-ils, eux aussi, une émanation du Malin, de simples pions, des manifestations de son pouvoir, des démons mineurs ? Mystère. Ce film n'en manque pas. 
 
Egalement, dans cette galerie de portraits, la baronne Kessler (Barbara Jefford), férue d'ésotérisme, impotente, à l'esprit brillant mais caustique, désabusée, autoritaire. Polanski se plait à la montrer cassante, méprisante envers Corso, investie d'un grand savoir occulte… Puis de façon grotesque, quand elle est étranglée puis périt dans les flammes, la langue de travers. Rupture de climat, contrastes…

Tout au long de ce film, Polanski sait à merveille surprendre, par de brusques changements de ton, d'atmosphère. Il alterne sérieux et humour, humour et violence. Explosions de rage, passages à l'acte. Ainsi, quand Liana Telfer s'offre à Corso, après avoir constaté qu'il résiste à la tentation de l'argent. Elle croit que de cette manière, elle va récupérer le livre. Quand elle constate que non :
- N'essayez pas de me baiser.
- Je croyais que c'était fait.
Et là, elle se jette sur lui, ils se battent… elle le mord ! "Je vais vous tuer, espèce de salopard" ! Toujours ces changements de ton, de registre, qui constituent une sorte de brillant exercice : l'art de nous égarer.

Plus loin, là encore, effet de surprise, lorsque Liana Telfer célèbre une sorte de messe noire, devant tout un parterre de fidèles en tenues noires. Sérieux, solennité, climat un peu mystique, etc. Et tout à coup, Balkan débarque en se moquant d'eux : "bla bla bla", fait-il en la parodiant dans son attitude raide. Il s'en prend vertement à l'assistance, plein de mépris. Puis, ne se contentant pas de parler, il agresse Liana et la tue sous l'œil de tous les témoins. On a un contraste saisissant entre la première partie de la scène, calme et statique, et la suite, qui se finit en meurtre et fuite éperdue des participants, dans le plus grand désordre. Balkan montre là sa détermination, sort des gonds de son personnage un peu ampoulé, et ne cessera, jusqu'à la fin du film, de monter en puissance, jusqu'à s'imaginer être capable de franchir les obstacles jusqu'à l'immortalité. Ce passage à l'acte est fabuleux, on ne le voit pas arriver et il crée un choc, un puissant contraste entre le début de la scène et sa fin.
 
Des contrastes, encore, lorsque Fargas (Jack Taylor) nous est montré d'abord comme un aristocrate désargenté, jouant du violon (instrument du Diable, dit-on) dans sa demeure presque vide, dénuée de meubles, où les livres sont posés à terre, unique trésor rescapé de la déchéance sociale… Et ensuite, Fargas, noyé dans son bassin, qui nous fait face au fond de l'eau, livide. La lumière est somptueuse, dans ce petit matin froid, bleuâtre. Du grand art. Fargas, qui refuse de vendre son exemplaire, ce qu'il paie finalement de sa vie.

Enfin, il y aurait matière à écrire des centaines de pages sur ce film brillant et se livrer à une analyse poussée des procédés narratifs qu'il emploie, certains très directs, choquants, et d'autres plus subtils, qui n'apparaissent qu'au fil de relectures.

Le film se termine sur un aveuglement… Une révélation, épiphanie, initiation ? Tout au long de cette histoire, nous avons été les témoins de l'aveuglement des uns et des autres. A la fin, c'est Dean Corso qui est élu, qui franchit la neuvième porte. Pourtant, c'était celui qui affichait un mépris certain pour cette quête, cet acharnement, de tous autour de lui. En définitive, c'est lui, qui ne voyait dans les livres que l'argent qu'ils pouvaient rapporter, qui jouit du privilège d'utiliser les gravures du livre pour accomplir ce passage dans un autre monde. Tout au long de cette histoire, nous avons vu lutter l'ombre et la lumière, le mystère et la révélation, les sens cachés et la signification réservée à celui qui possède les codes.
 
C'est un film dont je ne possède pas, personnellement, les clés cachées, s'il y en a. La dimension ésotérique m'échappe totalement. Alors oui, bien sûr, je pourrais réciter quelques clichés concernant ce contexte, interpréter à la va vite deux ou trois images, deux ou trois plans. Mais je n'en vois pas l'intérêt. Si je m'en tiens à une approche exclusivement centrée sur l'art du cinéma, c'est qu'il y a là déjà tellement, tellement de richesse, un travail si abouti, si poussé… J'ignore si les gravures ont été créées de toutes pièces pour le film, ou si elles s'inspirent de documents anciens. De toute évidence, la dernière, celle qui seule permet d'accomplir le rituel, représente Emmanuelle Seigner, c'est clair. Pour le reste, je ne sais pas, et ça m'est égal. Ce qui m'intéresse, c'est les allers retours entre les gravures et l'action du film, comme par exemple quand Corso est averti par l'une d'elles que "le danger vient d'en haut", ou encore lorsque on retrouve Rothstein pendu à l'envers, comme sur une autre gravure (mais là, je sais que cette image vient du tarot, je l'ai déjà vue). Cette imbrication, ce jeu entre le livre ancien et l'époque moderne, ces renvois d'un monde à l'autre, la façon intelligente dont tout cela est mené, voilà qui est participe vraiment de l'intérêt de ce film, je trouve.

Par ailleurs, j'ai apprécié aussi la qualité du son, tout à fait soignée. Quand le film commence, le grattement ténu de la plume, le caractère feutré, intimiste, de la première scène, avec ce bruit des fils électriques, lorsque Telfer se pend.

La musique de Wojciech Kilar est tout à fait impressionnante, grave, envoûtante. Enigmatique, puissante. Elle n'est pas sans rappeler, suivant les passages, celle de Ennio Morricone. Qu'on écoute, par exemple, le thème au tout début, quand Corso repart après avoir dupé ses deux clients, et qu'il croise Witkin. Il y a là une forte ressemblance.
 
La photographie de Darius Khondji est de toute beauté. Vraiment, un très grand chef opérateur, qui force l'admiration.

Le jeu des acteurs est magnifique. Je trouve que tout le monde a livré là une parfaite interprétation de son personnage. Franck Langella est criant de vérité. Et j'adore le travail de Lena Olin,  Jack Taylor, Barbara Jefford, notamment.

Johnny Depp campe un Dean Corso tout en finesse, sur un mode un peu minimaliste, distant, froid, et s'en sort admirablement bien.

La palme revient pour moi à Emmanuelle Seigner, pour la richesse de sa palette d'expressions, toutes les nuances ambiguës qu'elle sait conférer à son personnage. Tout à fait impressionnante.

La neuvième Porte est pour moi un film magnifique, qui fait partie de mon monde intérieur, qui a su y rester gravé, au milieu du flot de tous les films qui ont traversé ma vie.

J'ignore les détails, les méandres qui ont conduit Polanski à traiter ce genre de thèmes. On sait qu'il les a déjà abordés par le passé. On sait également que sa femme, Sharon Tate, a été assassinée par les sbires de Charles Manson, lesquels auraient eu plus ou moins à voir avec le satanisme… Sur ce sujet, je reste prudent, n'ayant pas assez d'informations. Je ne suis pas là pour parler de ça, les anecdotes ne me passionnent pas. Je m'en tiens uniquement à l'aspect cinéma et je dis que ce film est une brillante réalisation, accomplie, fascinante. Je ne sais pas quelle signification Polanski a donné à son film, quels étaient ses désirs profonds quand il a choisi cette histoire, quand il s'est mis au travail pour l'adapter. Je peux juste dire qu'il en a fait quelque chose d'abouti, d'accompli, et de particulièrement fort, qui m'a touché, tout ignorant que je sois dans ce domaine. Le scénario qu'il a élaboré, avec John Browjohn et Enrique Urbizu est, suis-je tenté de dire, diabolique. En effet, tout y est calculé au millimètre et d'une redoutable efficacité. Pour moi, ces gens ont fait là un travail remarquable.

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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 25/02/2022 07:11 | Alerter
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KoyoliteTseila
Voilà bien longtemps que j’ai visionné ce film. Un film que j'ai trouvé vraiment prenant, du début à la fin. Johnny Depp et Emmanuelle Seigner jouent vraiment bien. Et puis l'intrigue est accrocheuse. La seule chose que je regrette un peu, c'est la fin qui est un peu trop abrupte à mon goût. Et j'aurais aussi bien aimé savoir qui est vraiment "la fille". Le diable en personne ? Ou un ange ? Visiblement, c'est à chacun de se faire sa propre idée, ce qui finalement n’est pas plus mal. Merci pour ce décryptage qui me permet de me remémorer certains détails que j’avais oublié avec le temps, et qui m’a donné envie de revisionner le film à l’occasion.

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